Étienne Maillé, directeur du dossier
Est-ce qu’une image vaut mille mots ? Est-il même possible d’établir ce genre d’équivalence ou cette vision du passage entre visuel et textuel n’est-elle pas plutôt stérile ? C’est qu’en inféodant ainsi un média à l’autre, les possibilités de dialogue, de cohabitation et d’influences réciproques se voient niées, condamnées à n’être plus qu’un angle mort de la pensée. Images et mots peuvent exister de concert et le font quotidiennement, se partageant l’espace d’une page, d’un écran, d’un mur, d’une planche, d’une affiche… Toute surface est susceptible d’accueillir cette coprésence, et de servir de terreau à la rencontre entre textes et images.
La bande dessinée vient spontanément à l’esprit comme le lieu privilégié de cette cohabitation. À mi-chemin entre arts visuels et littérature, entre « tableau et récit1 », elle serait toutefois plus que l’enfant bâtard de deux médias. Dans la préface à l’une de ses « histoire en estampes », Rodolphe Töpffer évoquait au XIXe siècle l’interdépendance des deux composantes qu’il maniait, donnant ainsi une curieuse définition de son œuvre :
Ce petit livre est d’une nature mixte. Il se compose de dessins autographiés au trait. Chacun des dessins est accompagné d’une ou deux lignes de texte. Les dessins, sans le texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. Le tout ensemble forme une sorte de roman d’autant plus original qu’il ne ressemble pas mieux à un roman qu’à autre chose2.
Roman qui ne ressemble à rien, et encore moins à un roman, mais où on trouve tout de même les signes et les codes d’autres formes plus connues. Dans son essai – dessiné – Understanding Comics (1993)3, Scott McCloud propose de considérer la BD comme un média à part entière, empruntant à différents langages sans toutefois y être soumis. Forme parfois jugée mineure, la bande dessinée n’en est pas moins un système complexe, qui soulève des enjeux qui lui sont propres, comme l’a montré Thierry Groensteen dans son Système de la bande dessinée (1999)4.
Le chercheur et photographe Michael Nerlich parle quant à lui d’une « parenté non-illustrative entre le texte et l’image5 » pour décrire la rencontre selon lui véritablement signifiante entre les deux. Plutôt que d’en orienter le sens, l’image devrait s’inspirer du texte et vice-versa, créant cette « unité indissoluble de texte(s) et d’image(s) dans laquelle ni le texte ni l’image n’ont de fonction illustrative6 » que Nerlich appelle « iconotexte ». À la lumière de cette réflexion, des ouvrages à quatre mains comme le Facile de Paul Éluard et Man Ray (1937), ou encore les rencontres entre les poèmes de Breton et les œuvres de Miró deviennent autant d’iconotextes.
L’illustration d’un texte par une image n’en est pas moins un phénomène digne de mention en ce qu’on y trouve un indéniable effet de lecture. Pour certain·e·s, les romans de Céline seront durablement associés aux dessins de Tardi (Mort à crédit, Voyage au bout de la nuit, Casse-pipe), alors que pour d’autres, un tel accompagnement s’avère complètement superflu, voire sacrilège. Plus récemment, l’édition illustrée par Bernard Yslaire des Fleurs du mal7 de Baudelaire permet de voir à quel point l’illustration n’est pas un acte innocent. Au fil du recueil, Yslaire accentue par ses illustrations l’érotisme d’un poème, l’onirisme d’un autre. L’illustration de textes littéraires ne date pourtant pas d’hier et les romans-feuilletons du XIXe siècle ont souvent été dotés de gravures. Les enluminures médiévales devaient elles aussi influencer la lecture des textes qu’elles décoraient. Bon nombre de livres contemporains, quant à eux, sont au moins pourvus d’une illustration en première de couverture. Simples accessoires, ou au contraire véritables « seuils » du texte, pour reprendre le mot de Genette, ces paratextes sont susceptibles d’influencer la lecture de manière insoupçonnée.
À l’inverse, certains textes prennent pour point de départ une illustration. Annie Ernaux, dans toute son œuvre, mais tout particulièrement dans L’Usage de la photo (2005), co-signé avec le photographe Marc Marie, fait commencer son travail de réflexion par une description minutieuse de photographies, lesquelles semblent parfois être l’origine et le point de fuite du texte. Chez d’autres, l’ekphrasis peut servir à invoquer des liens d’intertextualité (nécessairement intermédiaux), à faire progresser le récit ou encore à l’arrêter, comme chez le narrateur d’Hubert Aquin pétrifié par une reproduction de La Mort du général Wolfe de Benjamin West dans Prochain épisode (1965).
En plus des enjeux soulevés par la cohabitation texte-image, ce numéro souhaite également interroger les formes que prennent les différents passages de l’un à l’autre. Qu’il s’agisse d’adaptation de la littérature au cinéma (les romans de Daphné Du Maurier vus par Alfred Hitchcock, par exemple), ou du chemin inverse, comme dans le Cinéma de Tanguy Viel (1999), l’adaptation force un nouveau regard sur l’œuvre, un passage d’un langage à un autre. L’entrée de l’œuvre de George Orwell dans le domaine public en 2021 a été marquée par la parution de trois adaptations en BD de son roman 1984 : au-delà des enjeux commerciaux liés à la popularité du roman, cette anecdote illustre bien l’intérêt des bédéistes pour les défis que présente le processus d’adaptation. La simple présence d’un média visuel en littérature peut également être interrogée, puisque « [d]ans ce type de remédiation, le roman ne fait pas qu’adapter un produit médiatique ; il se constitue en relation avec une production préexistante8. » Ce phénomène demande un transfert et une appropriation des codes d’un média par un autre : ainsi, les différents comics américains que lit le personnage de Jacques Poulin dans Les grandes marées (1978) soulèvent des enjeux de traduction, plus près de la matière langagière du roman, bien plus que de représentation.
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L’essai de Margot Mellet « “Mais était-ce des signes ?” : les embrassements graphiques du texte et de l’image » ouvre ce dossier en réfléchissant au rapport que créent divers objets artistiques entre le texte et l’image, de L’Origine du monde de Gustave Courbet au livre A Humument de Tom Phillips, en passant par le Jamais un coup de dès n’abolira le hasard de Mallarmé. S’inspirant des travaux d’Anne Marie Christin, Mellet montre que ces œuvres permettent de penser le texte et l’image comme une seule installation, amplifiant ainsi le caractère graphique du texte.
La première partie de ce numéro propose ensuite trois réflexions interrogeant la présence d’images dans un texte : on y découvre que, loin de se limiter à la description, le texte peut véritablement être imprégné par l’image, laquelle peut cependant tout aussi bien lui résister. Dans « Les anneaux de Saturne : le réseau, l’archive, l’auteur archéologue », Giulia Ferretti interroge les multiples photographies qui rythment le roman de W. G. Sebald. L’image du réseau, qui revient sous plusieurs formes, est pour Ferretti emblématique de la manière dont Sebald remet en question une certaine vision rationnelle de la photographie et, plus largement, du monde. Baptiste Lefils se penche ensuite sur les trois premières critiques d’art de Samuel Beckett, qu’il propose de lire non pas comme de simples prolégomènes de l’œuvre fictionnelle à venir, mais bien comme une forme de « critique créative », où l’auteur déploie plusieurs procédés lui permettant de déjouer la simple description d’une œuvre picturale qui serait attendue de ce type de texte. En refusant ainsi la subordination du texte critique à l’œuvre sur laquelle il porte, Beckett chercherait plutôt à reproduire textuellement l’impression que suscite les tableaux qu’il commente. Enfin, dans « Dire le corps, voir le sujet : le geste d’apparaître dans Le corps lesbien de Monique Wittig », Marie-Ève Dubé se penche sur le motif du regard, afin de souligner la distinction entre image et représentation. Le corps regardé – et désiré – semble en effet vouloir résister à la fixité de l’image dans Le corps lesbien, se dérobant sans cesse dans un mouvement qui, selon Dubé, est justement le lieu de son identité.
La seconde partie de ce numéro réunit trois textes consacrés à l’étude de bandes dessinées ou de romans graphiques, dont ils font ressortir le sens que crée dans ces œuvres la cohabitation entre le texte et l’image, ainsi que celui que peut révéler le passage d’un média à l’autre. Leben? Oder Theater?, œuvre de Charlotte Salomon, illustratrice juive assassinée à Auschwitz, est relue par Béatrice Chagnon en empruntant des concepts habituellement appliqués à la bande dessinée. Partant du fait que plusieurs éléments définitoires de ce genre ne sont plus considérés comme indispensables – pensons aux cases, ou même aux phylactères –, Chagnon propose de lire le traitement que Salomon réserve au temps comme propice à l’émergence d’une individualité qui renverse, en un sens, la posture de victime de l’Histoire qui pourrait lui être attribuée. Dans « Adaptations de L’île au trésor en bande dessinée : mises en images d’un texte imagé », Marie Enriquez fait d’abord l’histoire des nombreuses adaptations en images du roman de R. L. Stevenson, adaptations dont la comparaison révèle ensuite un réseau de représentations qui s’est créé au fil du temps entre les bandes dessinées et le roman, mais également entre elles-mêmes.
Enfin, Amélie Ducharme étudie la manière « intime et illustrée » dont Julie Delporte confronte le caractère patriarcal de l’histoire littéraire dans son livre Moi aussi je voulais l’emporter. Après avoir situé Delporte dans le champ culturel montréalais, Ducharme souligne la douceur de son œuvre, qui convoque des femmes artistes afin de diversifier le canon littéraire et d’ainsi s’y tailler une place à soi.
Finalement, le numéro se conclut par un entretien avec la bédéiste Zviane, que nous avons eu la chance de mener au printemps dernier. Nous y abordons ses pratiques artistiques – la bande dessinée, la musique, le cinéma –, ainsi que le regard qu’elle pose sur l’art et ses définitions. Zviane y discute également de son projet La jungle, revue autoéditée qui annonce, en un sens, le futur de son œuvre.
Bibliographie
BAUDELAIRE, Charles, Les fleurs du mal, Marcinelle, Dupuis, 2022 [1857], (« Aire libre »).
GROENSTEEN, Thierry, Système de la bande dessinée, Paris, Presses universitaires de France, 1999, (« Formes sémiotiques »).
MCCLOUD, Scott, Understanding Comics, New York, William Morrow, 1993.
NERLICH, Michael, « Qu’est-ce qu’un iconotexte ? », in Alain Montandon, (éd.). Iconotextes, Éd. Alain Montandon, Paris, Ophrys, 1990, p. 255‑302.
PEETERS, Benoît, Lire la bande dessinée, Paris, Flammarion, 2003 [1998], (« Champs »).
ROUTHIER, Élisabeth, « Remédiation et interaction dans le milieu textuel », Sens public, 2014, [En ligne : http://id.erudit.org/iderudit/1043650ar].
VIAU, Michel, BDQ. Histoire de la bande dessinée au Québec, Montréal, Station T., 2021 [2014].
- Benoît Peeters, Lire la bande dessinée, Paris, Flammarion, 2003 [1998], (« Champs »), p. 48.↩︎
Rodolphe Töppfer cité dans Michel Viau, BDQ. Histoire de la bande dessinée au Québec, Montréal, Station T., 2021 [2014], p. 15. Je souligne.↩︎
Scott McCloud, Understanding Comics, New York, William Morrow, 1993.↩︎
Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, Paris, Presses universitaires de France, 1999, (« Formes sémiotiques »).↩︎
Michael Nerlich, « Qu’est-ce qu’un iconotexte ? », in Alain Montandon, (éd.). Iconotextes, Éd. Alain Montandon, Paris, Ophrys, 1990, p. 267.↩︎
Ibidem, p. 268.↩︎
Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, Marcinelle, Dupuis, 2022 [1857], (« Aire libre »).↩︎
Élisabeth Routhier, « Remédiation et interaction dans le milieu textuel », Sens public, 2014.↩︎
Étienne Maillé est étudiant à la maîtrise à l’Université de Montréal, et membre-étudiant du CRILCQ-UdeM. Son mémoire, dirigé par Martine-Emmanuelle Lapointe, portera sur les trois premiers romans de Jacques Poulin et les rapports qu’ils entretiennent avec le discours social de la Révolution tranquille. Il participe également, à titre d’assistant de recherche, à l’établissement de la biographie d’Hubert Aquin. Son article « Une retraite “d’écriture” : la pause comme condition de création dans Les deuxièmes de Zviane » est paru dans la revue Verbatim. Ses recherches portent sur la littérature et la bande dessinée québécoises.