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Dire le corps, voir le sujet : le geste d’apparaître dans Le corps lesbien de Monique Wittig

Marie-Ève Dubé, 1er cycle, Université du Québec à Montréal

Résumé : Cet article se propose d’interroger la distinction entre image et représentation à partir du motif textuel du regard – en particulier du regard désirant sur le corps désiré – dans Le corps lesbien de Monique Wittig. C’est que le regard wittigien, s’il est apte à déjouer les lois qui organisent le visible et à trafiquer les frontières du corps, se heurte néanmoins à la résistance de son regardé, ce corps qui, par un jeu de voilement-dévoilement, résiste à être capté comme image. Si donc, dans un premier temps, la langue wittigienne se fait productrice d’images corporelles pour le moins hétérogènes, il s’agira, dans un deuxième temps, de montrer en quoi, justement, cette hétérogénéité irréductible à la représentation fait du corps lesbien la surface d’inscription d’un sujet lesbien. En effet, nous arguerons que c’est précisément parce que le corps demeure irreprésentable, c’est-à-dire irréductible à l’image comme instance de fixation de l’identité, qu’un processus de subjectivation est à l’œuvre dans Le corps lesbien.


Mais tu le sais, pas une ne pourra y tenir à te voir les yeux révulsés les paupières découpées tes intestins jaunes fumant étalés dans le creux de tes mains ta langue crachée hors de ta bouche les longs filets verts de ta bile coulant sur tes seins […] tout lui sera également insupportable1.

Corps désarticulé, intestins dans le creux des mains, fluides internes étalés sur les parois externes du corps, corps ouvert, jeté, craché ; avec Le corps lesbien, qui paraît aux éditions de Minuit en 1973, Monique Wittig convoque, dans l’espace du langage, les images d’un corps à (dé)faire, des images qui, comme l’annonce l’incipit du texte, résistent à être soutenues par le regard : « pas une ne pourra y tenir à te voir ». Et pourtant, cet « âpre désir de voir2 » – pour reprendre ici l’expression de Georges Bataille –, ou, dirons-nous, ce « voir » désiré et désirant, taraude l’écriture du texte. Car le regard est impérieux : le J/e et le Tu, aimé-désiré, n’ont de cesse de se regarder et d’être regardé/e/s3, cherchant inlassablement à voir l’autre les yeux fermés, et même, à voir de l’autre ce qui de prime abord serait invisible – entrailles, intérieur du corps. En cela, le regard tend à configurer ses propres conditions de visibilité, à ordonner le visible et organiser l’expérience corollaire qu’il induit ; celle de voir le corps désiré. D’emblée, nous posons qu’il y a là une distinction d’orientation perceptive : regarder est un acte ; voir est une expérience. L’insistance du regard dans Le corps lesbien exige non seulement de s’intéresser à ses modes opératoires mais aussi à ce qu’il voit, c’est-à-dire, à ce corps en images qui, pourtant, se dérobe sans cesse. Ainsi, s’il s’active afin de soutenir la vue de ces images, il n’est toutefois pas assuré que le regard suffise à faire « tenir » l’image en tant que telle, encore moins à la produire. Deux préoccupations s’imposent dès lors : ce que le regard de la narratrice voit, et ce que la mise en écriture du regard sur le corps donne à voir. Sous ces deux axes pourtant, l’apparence du corps s’arrime à son geste d’apparition ; en effet, d’un point de vue phénoménologique, « l’apparaître » est à la fois le comment du devenir visible et le comment du donner à voir ce visible. Cet apparaître ne se capte, en tant que logique, que par la fouille minutieuse de ses manifestations. L’analyse préalable des images du corps, comme de multiples versions de son apparence, doit donc servir dans un premier temps à dégager la logique qui travaille à produire ces images. Car ces dernières problématisent la représentation du corps wittigien, voire de toute image hissée au registre d’une représentation, dès lors que l’on prête foi au constat de Jacques Rancière suivant lequel la représentation « remplace la recherche des modes de subjectivation par le déchiffrement anticipé dans l’image de son effet4 ». En d’autres mots, la représentation fixe le cadre interprétatif de l’image. Ce sont ces tensions entre images (hétérogènes) et représentation (homogénéisante) qu’il s’agira d’interroger dans un second temps, depuis l’épineuse question du passage entre un « corps lesbien » et un « sujet lesbien », aussi bien dire entre un devenir-visible et un devenir-sujet.

J/e te somme d’apparaître : l’impératif du regard

J/e te somme d’apparaître toi qui es sans visage sans mains sans seins sans ventre sans vulve sans membres sans pensées, toi au moment même où tu n’es pas autre chose qu’une pression une insistance dans m/on corps. Tu es couchée sur la mer, tu m/e rentres par les yeux, tu viens dans l’air que j/e respire, j/e te requiers de te laisser voir, j/e te demande de te laisser toucher, j/e te sollicite de sortir de cette non-présence où tu t’abîmes (CL, p. 31).

« Je te somme d’apparaître », voilà l’injonction que le J/e adresse à son autre, ce Tu qui oscille entre présence et non-présence. Sans l’apparaître, le langage marque le Tu par la négative ; il est « sans visage sans mains sans seins sans ventre sans vulve sans membres sans pensées », sans corps donc, c’est-à-dire sans socle pour la pensée et, corollairement, sans possibilité de devenir sujet5. S’inscrire à la surface du visible et du langage, c’est cela, l’exigence d’apparaître. Cette exigence, la graphie singulière du J/e la convoque chaque fois qu’elle se manifeste, puisque l’écriture fait voir la barre oblique qui, autrement, échappe à la parole6. La barre oblique n’existe que dans le domaine visuel, le sujet J/e s’énonce par ce dernier. De même, lorsque J/e raconte l’annonce de la disparition des voyelles, « la consternation règne » (CL, p. 116) et J/e ajoute : « Il faut que tu m//écrives l’information pour que j//en comprenne le sens » (CL, p. 116). Le support visuel est encore une fois requis afin de comprendre ce nouveau langage. Il y a donc, pour les personnages, un primat du visuel dans l’élaboration du nouveau langage qui redouble celui que l’écriture octroie, avec le J/e, à l’émergence de ce nouveau sujet.

Le regard exige donc de voir, il déploiera à cet effet diverses stratégies qu’il s’agira d’étayer. Car la relation entre le regard et le corps-regardé fait intervenir une muabilité féconde, muabilité qui, arguerons-nous, devient la signature du « corps lesbien ». De fait, le regard capte d’abord l’apparence – le corps tel qu’il est vu –, tandis que ses diverses déclinaisons fournissent les éléments d’analyse des conditions de l’apparaître. L’apparence du corps-regardé et le geste narratif de son apparition ne s’excluent pas. Plutôt, et c’est ce que souligne Jacques Rancière, « [l]’apparence […] est l’organisation précaire et litigieuse du visible qui se prête à ce qu’un sujet vienne y apparaître, y manifester son litige7 ». C’est depuis cette organisation du visible qu’un sujet lesbien, désirant et désiré, signale sa présence – présence pour le moins litigieuse alors qu’elle prend corps sous l’égide d’une logique singulière, sui generis, ni causale8, ni anatomique.

D’abord, le regard fait surgir les images d’un corps super-organique, qui en mobilise tous les possibles : « De tes dix mille yeux tu m/e regardes […] j/e me laisse atteindre par tes dix mille regards » (CL, p. 10). Dix mille yeux, dix mille organes, octroient ici au corps la force de dix mille regards. Le regard devient surpuissant : « J/e vois tes os couverts de chair les iliaques les rotules les coudes les épaules […] j/e regarde ton squelette séparé des sacs des humeurs des viscères des cheveux » (CL, p. 27) ; « j/e regarde l’intérieur de ta joue, j/e te regarde au-dedans de toi » (CL, p. 17). Omnipotent, le regard porte le dedans du corps au registre de l’ostension. En assurant l’émergence de cet « invisible » du corps interne, la logique qui subordonne la vision à l’ostension se renverse : le regard construit son regardé, le porte au registre de l’ostension, et ce, par-delà les règles de la visibilité anatomique. Ce caractère de surpuissance du regard participe également de son autonomisation : les yeux, par exemple, sautent « hors de leurs orbites », de sorte qu’il faut les « essuyer avant de les remettre en place » (CL, p. 54). Ainsi le regard, en s’affranchissant des conditions matérielles du corps, se fait extra-organique, il engage un « au-delà » corporel apte à déjouer, à trafiquer, voire, à réassembler l’organicité du corps : « yeux de la vulve » (CL, p. 27), « œil de ton estomac » (CL, p. 151), « ceinture d’yeux qui va d’une hanche à l’autre » (CL, p. 151), « yeux en bordure [du] pubis » (CL, p. 151), globes oculaires sous « les plantes [des] pieds » (CL, p. 127), ces quelques extraits font du corps-regardé (passif) un corps-regardant (actif), dont la surface spéculaire relance le regard vers le sujet qui l’exerce. Il y a circularité : le regard fait surgir un corps qui fait surgir le regard. En ce sens, si le regard convoque tous les possibles du corps, ce dernier, à son tour, mobilise tous les possibles du regard, de sa surpuissance à sa faillite.

Cette fois, ce sont les images du regard, celles qui l’obstruent, qu’il convient de souligner. Parfois, un « brouillard pourpre passe devant [le] regard » (CL, p. 30), de sorte que le Tu s’« estompes », « terriblement diaphane » (CL, p. 30). Nous trouvons ailleurs des « yeux cachés par leurs paupières », des yeux qui ne « voient pas » (CL, p. 40). Et, d’autres fois, narre le J/e, le « [l]ait d[es] yeux » coule (CL, p. 54), une « buée noire opaque » passe devant les yeux (CL, p. 54), le soleil « rentre dans les yeux » (CL, p. 59), et des larmes coulent, « si nombreuses que [j/e] ne peux pas regarder » (CL, p. 61). Le corps peut ainsi annuler son regard, tout comme le monde peut s’y immiscer – le soleil, le brouillard, la buée – et faire écran au corps que le regarder travaille à voir. Les images textuelles du monde ne sont pas complices du motif du regard, elles le heurtent. Le monde s’immisce tel un intrus qui dérobe au regard la vue globale du corps :

j/e te vois nue dans un amoncellement de fleurs coupées […] j/e te vois, tu te roules […] tu disparais complètement un bras ou l’autre émergeant par moments, ou bien sont visibles le bombement d’une cuisse ou l’éclat blanc de ton ventre […] j/e te regarde […] j/e me débats, je ne peux pas t’atteindre monstre (CL, p. 38, je souligne).

« Monstre » n’est pas une nomination anodine. Le sens étymologique du terme monstre combine deux termes latins : monstrare, « montrer » et monstrum, du verbe monere, « avertir ». Le monstre est donc ce qui est montré et ce qui montre ; ce qui, par sa présence même signale (avertit de) quelque chose. En d’autres termes, le corps wittigien se montre et montre, signale, qu’il se dérobe. Il se dévoile en sursaut, par clignotement. Ci-haut, avec la complicité du monde ; ici, selon ses propres productions :

J/e vois tes dents quand tes lèvres s’étirent. Les trous sombres de tes yeux sont tournés vers l’horizon ciel ou mer aucune ligne n’indiquant l’espace entre les deux […] Tes cheveux sont étendus droit au-dessus de ta tête vers l’arrière de chaque côté de tes oreilles raidis fumant. Une buée blanche en sort de toute part et t’enveloppe jusqu’aux pieds dissimulant la forme de ton corps […]. (CL, p. 47, je souligne).

J/e m/e plais à frôler ta surface sphérique, j/e te tourne autour, tu es grosse m/a très adorée au point que j/e ne peux pas avoir de toi une perception globale. J/e vais à la hauteur de tes yeux chacun d’eux ayant la taille de trente des m/iens. J/e passe la main entre les corolles superposées qui les entourent. J/e ne peux pas te regarder de face. J/e vois chacun de tes yeux alternativement (CL, p. 101, je souligne).

La logique qui sous-tend les apparitions du corps est celle d’un jeu de voilement-dévoilement auquel le regard se soumet. Pour ce qui se découvre du corps, une autre de ses parties, parfois son entièreté, se recouvre. Ainsi le motif narratif du regard insiste, mais ce qu’il donne à voir se dérobe sans cesse. Il n’y a donc pas « un » regard, ou « une » manière de l’exercer qui domine dans Le corps lesbien. Non, ses possibles fluctuent, gravitent autour du corps démultiplié en images que le regarder, comme acte, tente de saisir. Or le « corps lesbien », s’il en est un, résiste à la saisie, de sorte que le regard – comme motif textuel cette fois – donne autant à voir le corps en apparition qu’il donne à voir sa propre incapacité à fixer le débordement visuel et sémantique qu’il induit. C’est pourquoi sa « prise » sur le corps oscille entre la surpuissance, qui excite les multiples images du corps, et l’impuissance, qui, pour sa part, indique un dessaisissement de l’apparaître du corporel. Tout se passe alors comme si le corps « apparaît sans apparaître9 », pour reprendre ce que Levinas considère, dans sa phénoménologie de l’Éros, comme une « simultanéité du clandestin et du découvert10 ». Cette simultanéité « définit précisément la prophanation11 », mot qu’il nous faut comprendre à partir de son étymologie : « pro-phanation, ce qui se montre, se manifeste pour ou en avant12 ». Et c’est ce « montrer » qui devient le propre de « l’équivoque essentiellement érotique13 », en ce que le « montrer » de la prophanation cache et montre qu’il cache et non ce qu’il cache. La phénoménologie de l’Éros de Levinas nous sert ici à penser la relation regard-corps sous le signe de cette équivoque qu’est la prophanation. Les extraits que nous avons mobilisés montrent bien que, dans Le corps lesbien, le regarder échoue à se saisir du corps, à le fixer comme image univoque. Mais c’est justement cet échec qui interdit la réduction du corps au statut d’objet. De même que l’Autre érotique lévinassien doit demeurer « irréductible à une image, à un thème ou à une représentation14 », le corps wittigien fait de sa muabilité prophanante et de son équivoque les conditions de son devenir-sujet.

Entre image et représentation : devenir-sujet

Jusqu’ici, nous avons parlé des images qui apparaissent au regard en négligeant l’apport de la langue wittigienne. Or, c’est par elle que nous comptons désormais problématiser cet apparaître du sujet. L’écriture des images assure le passage d’un corps lesbien à un sujet lesbien, sujet proprement textuel que nous proposons de voir comme ce corps lesbien imagé. Qu’est-ce à dire ? Ce « voir comme », nous l’empruntons à Paul Ricœur15 qui le définit comme « la face sensible du langage poétique16 ». En tant que « mi-pensée, mi-expérience, le “voir comme” est la relation intuitive qui fait tenir ensemble le sens et l’image17 ». La phénoménologie ricœurienne de l’imagination attribue ainsi à la métaphore le « pouvoir de mettre sous les yeux18 ». Voir comme, poursuit Ricœur, « c’est à la fois une expérience et un acte19 ». Si donc nous avons distingué en introduction le regarder comme un acte et le voir comme son expérience, nous postulons ici que le voir comme de l’écriture les rassemble. L’écriture fait image : « Joues d’argile » (CL, p. 158), « ronds violets [qui] se font sur [l]a peau » (CL, p. 131) « bras formés de boue » (CL, p. 158), « os iliaques visibles faits du bois dur du buis ou de l’arbre de fer » (CL, p. 158), « peau composée d’écailles » (CL, p. 172), ventre ouvert d’où « sortent des grains de sable par milliers » (CL, p. 159). Outre les images portées par le regard, les métaphores textuelles relaient à leur tour les images d’un corps aux couleurs et aux matières hétérogènes. L’hétérogénéité, par laquelle le texte déstabilise l’image, crée l’expérience d’un corps à la fois surdéterminé et indéterminable. Et justement, suivant Rancière, un mode de subjectivation,

ne crée pas des sujets ex nihilo. Il les crée en transformant des identités définies dans l’ordre naturel de la répartition des fonctions et des places en instances d’expérience d’un litige […] Toute subjectivation est une désidentification, l’arrachement à la naturalité d’une place, l’ouverture d’un espace de sujet […]20.

Toute subjectivation implique d’abord une désidentification, celle-là même que l’hétérogénéité des images dans Le corps lesbien procure. D’un même souffle, les images liées les unes aux autres par la thématique du corps se délient par l’entremise de l’hétérogénéité. La narration le dit autrement : « À travers les facettes de m/es yeux j/e n’ai pas une vision unitaire de ton corps, tu es diversifiée, tu es différée » (CL, p. 172-173). « Différée » : terme qui renvoie à l’« écart » – autant sur un plan temporel, comme un délai, que sur un plan qualitatif, comme différenciation21 – entre le surgissement du corps, son apparaître, et sa captation par le regard. C’est ainsi que l’écriture wittigienne met en scène un regard qui, en tant qu’il fait l’expérience de l’apparaître dans un temps différé, rend compte de l’impossible saisissement de l’être depuis une vision unitaire, totalisante.

Alors ce « corps lesbien », quel est-il, sinon cet agglomérat de signifiants qui nous invitent à les voir comme un corps lesbien ? Voir comme ne clôture pas le sens et l’image, par opposition au « voir ceci » qui assigne le premier au second. Deux gestes s’opposent ici : assigner le sens à l’image ou assurer leur circulation mutuelle. Entre ces deux gestes se loge toute la différence entre un assujettissement et une subjectivation (nous y reviendrons).

Or, la lecture des images encontre un écueil dès lors que l’on porte celle-ci au registre – ou au régime – de la représentation. C’est que la représentation, si l’on en croit Rancière, « veut en finir avec l’énigme de ces visages sans mystère et la résistance du visible à se laisser lire22 ». Autrement dit, là où l’image donne à voir – et à voir comme, dans le cas de notre analyse du Corps lesbien –, la représentation donne à lire sa propre lecture, fixant le sens dans l’image afin d’en « finir » avec son énigme. Ainsi, comme le note Louis Ucciani, « la représentation comme image réalisée produit les images qui la confortent comme substitut du réel ; ces images sont les leurres qu’elle envoie et qui la dédouanent d’être elle-même une image23 ». La représentation masque son statut d’image. Elle clôture par là le sens et l’image, réduisant les sens possibles, les voir possibles, à un sens univoque et à un voir homogène, uniforme. En fixant le sens à l’image, la représentation fige le visible, ce visible qui, dans Le corps lesbien, demeure muable.

Pour peu que l’on accepte de lire Le corps lesbien à l’aune de cette distinction, certains passages apparaissent alors comme l’allégorie brutale de ce « leurre » de la représentation. À ce titre, nous convoquons ici deux extraits dans lesquels, alors que J/e et Tu se confrontent à la présence d’une communauté des Elles, le corps se trouve littéralement piégé par la représentation. Le premier extrait s’ouvre ainsi : « J/e n’ai pas droit de cité dans le lieu où tu vis. Elles ont façonné un mannequin suivant m/a figure » (CL, p. 149). D’emblée le sujet J/e, comme son corps, sont à la fois exclus de la communauté, et substitués – représentés dirons-nous, en objet. Et pourtant, lorsque ce mannequin « brûle sur la vaste place » (CL, p. 149), les flammes atteignent les pieds du J/e. Le mannequin prend ici véritablement la place du corps. En d’autres termes, la représentation du corps se substitue au corps « réel » et le dissout, pire : elle le brûle. De même, dans le second extrait, le corps devient sa représentation :

[E]lles m/e déposent à terre les membres attachés un bâillon dans m/a bouche m/e forçant à regarder. Dans un bloc irridescent de plastique pétrifié tout ton corps est pris […] Le soleil fait briller tout le bloc, tes joues étincellent, tes yeux sont éclatants. Alors j/e m//évanouis. Elles m/e forcent à te regarder encore m/e faisant revenir à m/oi. J//essaie de crier de toutes m/es forces […] tu vis là dans cette gangue complètement prisonnière déesses par quel procédé […] J/e m/e retourne vers elles groupées au pied de la statue, j//embrasse leurs genoux, j/e les supplie à voix très forte et en pleurant de m/e mettre avec toi là dans cette gangue. (CL, p. 146-147)

Cette fois le regard est forcé de soutenir l’image, une image dure : d’abord d’un bloc, puis d’une gangue et, enfin, d’une statue. Le corps de l’amante est réifié, érigé en idole, et les Elles exigent qu’il soit regardé comme tel. L’image-représentation est si forte que le J/e supplie même d’y être inséré, scellant par là son assujettissement. S’insérer dans la représentation, adopter son cadre, revient, pour Rancière, à « agir selon son commandement24 ». Cette « lecture » de l’image pousse le « sujet à agir conformément à ce que lui impose l’image25 ». Et si le sujet qui s’identifie à l’image-représentation, comme instance de fixation, s’y assujettit, les extraits convoqués ci-hauts du Corps lesbien montrent bien toute la violence d’un tel assujettissement. Il y aurait donc d’un côté l’image-représentation, univoque, fixe et homogène et, de l’autre, les images textuelles (que nous avons préalablement relevées), équivoques, en circulation et hétérogènes. C’est cette tension entre assujettissement à l’image, comme apparence inaltérable, et subjectivation, comme apparaître « pur », qui semble traverser Le corps lesbien  : « j/e les entends à présent chanter à propos de quelqu’une qui confond l’essence et l’apparence » (CL, p. 180).

***

Un devenir-sujet ce n’est pas simplement l’accroissement de la puissance d’un corps, non plus que la reconnaissance ou la valorisation d’une image. C’est un jeu de modes de subjectivation qui défont une identité et en tissent une autre, en démontant et en remontant autrement les données qui définissent le champ des possibles, en agençant autrement le droit et la capacité, le texte et la réalité, les mots et les corps pour donner un corps imprévu au sujet […]26.

L’analyse du motif du regard a permis de relever l’instabilité, la mouvance et l’incomplétude qui caractérisent les apparitions du corps. En cela, l’apparaître du corps, tel que nous l’avons préalablement défini, est un geste ; celui de devenir visible dans l’équivoque, d’agencer autrement ses données par un jeu de montage et de démontage susceptible, ainsi que l’affirme Rancière, de donner un corps imprévu au sujet, d’en maintenir l’hétérogénéité irréductible à la représentation imagée. Les conditions de l’apparaître du corps vont alors de pair avec celles du sujet. Ce dernier clignote, « devient », en ce que le corps qui le porte se meut à la fois dans le regard et dans le langage qui réinvente les possibles de son inscription. Le geste d’apparaître est d’abord un procédé textuel – que le motif du regard a mis en évidence. Il s’inscrit à même la langue, porteuse de métaphores qui font images, qui font voir comme quelque chose.

Car la langue du Corps lesbien opère de manière analogue au regard, c’est-à-dire qu’elle produit des images et donne à voir le surgissement d’un corps et sa dissolution, ses fragments, ses métamorphoses, ses circuits, ses déplacements d’une image à une autre au sein desquelles un sujet apparaît, un sujet qui exige de s’inscrire à la surface du visible d’après ses propres conditions d’apparition, un sujet qui, enfin, se retire avant de tenir dans l’image, d’y être fixé et, par là, représenté.

[C]ette histoire-là nous manque ; une histoire de la vie politique qui ne soit pas celle de l’État mais des formes et des chances d’apparition de sujets sur une scène de communauté ; une histoire du visible commun et du combat pour la visibilité, une histoire des regards et non des représentations27.

Jacques Rancière

Regarder, donc : assumer l’expérience de ne rien garder de stable. Accepter, devant l’image, de perdre les repères de nos propres mots. Accepter l’impouvoir, la désorientation, le non-savoir. Mais c’est là, justement, que réside une nouvelle chance pour la parole, pour l’écriture, pour la connaissance et la pensée elles-mêmes28.

Georges Didi-Huberman

Bibliographie

BATAILLE, Georges, « L’expérience intérieure », in Œuvres complètes, Vol. 5, Paris, Gallimard, 1973, p. 15‑181.

DERRIDA, Jacques, Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, (« Critique »).

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LEVINAS, Emmanuel, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, Paris, Le livre de poche, 1990, (« Biblio essais »).

OUAKNIN, Marc-Alain, Méditations érotiques. Essai sur Emmanuel Levinas, Paris, Éditions Balland, 1992.

RANCIÈRE, Jacques, « L’histoire “des” femmes : entre subjectivation et représentation (note critique) », Annales, Vol. 48 / 4, 1993, p. 1011‑1018.

RANCIÈRE, Jacques, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, (« La philosophie en effet »).

RICŒUR, Paul, « Icône et image », in La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 262‑272.

UCCIANI, Louis, « Image et représentation », Philosophique, Vol. 20, 2021, p. 1‑9.

WITTGENSTEIN, Ludwig, Recherches philosophiques, Trad. Françoise Dastur, Maurice Élie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud et Élisabeth Rigal, Paris, Gallimard, 2014 [1953], (« Tel »).

WITTIG, Monique, Le corps lesbien, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973.


  1. Monique Wittig, Le corps lesbien, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973, p. 7. Désormais, toute référence à cet ouvrage sera indiquée par le sigle CL, suivi du folio.↩︎

  2. Georges Bataille, « L’expérience intérieure », in Œuvres complètes, Vol. 5, Paris, Gallimard, 1973, p. 144.↩︎

  3. Je reprends ici l’usage de la barre oblique afin de maintenir l’indétermination du genre constitutive des personnages-pronoms du Corps lesbien, tout en conservant la graphie qui les désigne dans l’œuvre.↩︎

  4. Jacques Rancière, « L’histoire “des” femmes : entre subjectivation et représentation (note critique) », Annales, Vol. 48 / 4, 1993, p. 1017.↩︎

  5. Sauf si, bien sûr, on postule l’existence d’un sujet acéphale, postulat que cette analyse ne prétend pas approfondir.↩︎

  6. Il est vrai que le roman aménage un espace privilégié à la pure graphie ; en témoignent les nombreuses pages qui entrecoupent la narration principale et qui, police augmentée et lettres capitales à l’appui, s’emploient à énumérer – voire à étaler – diverses parties du corps, ses sécrétions, ses os, etc. en un (méta)texte continu. C’est donc la graphie qui assure le découpage de ces deux textes, autrement entrelacés au sein du roman.↩︎

  7. Jacques Rancière, op. cit., p. 1018.↩︎

  8. La logique causale que nous remettons en cause ici est celle qui suppose que la vision est corollaire de ses conditions de visibilité. Voir et regarder participent du phénomène de la vision, tandis que le clair et l’obscur, par exemple, participent du phénomène de la visibilité. Suivant le sens commun, leurs liens de causalité s’énonceraient ainsi : nous voyons-regardons lorsqu’il fait clair, nous ne voyons-regardons plus lorsqu’il fait sombre. Or, ainsi que nous l’observons, le regard wittigien abolit ou ignore ces liens de causalité.↩︎

  9. Emmanuel Levinas, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, Paris, Le livre de poche, 1990, (« Biblio essais »), p. 287.↩︎

  10. Ibidem.↩︎

  11. Ibidem.↩︎

  12. Marc-Alain Ouaknin, Méditations érotiques. Essai sur Emmanuel Levinas, Paris, Éditions Balland, 1992, p. 43.↩︎

  13. Emmanuel Levinas, op. cit., p. 287.↩︎

  14. Marc-Alain Ouaknin, op. cit., p. 27.↩︎

  15. Lui-même le reprend de Wittgenstein, bien que, pour ce dernier, le « voir comme » ne concernait pas la métaphore. Voir à ce sujet la deuxième partie de : Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Trad. Françoise Dastur, Maurice Élie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud et Élisabeth Rigal, Paris, Gallimard, 2014, (« Tel »)↩︎

  16. Paul Ricœur, « Icône et image », in La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 270.↩︎

  17. Ibidem.↩︎

  18. Ibidem. L’auteur attribue cette fonction à ce qu’il appelle la métaphore « vive », par opposition à la métaphore « morte ».↩︎

  19. Ibidem.↩︎

  20. Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, (« La philosophie en effet »), p. 60.↩︎

  21. Je renvoie ici à la définition de « différer » telle que proposée par Jacques Derrida, qui décline effectivement la double acception du terme entre temporalité (ce que le penseur appellera la « temporisation ») et différentiation. Voir Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, (« Critique »), p. 8.↩︎

  22. Jacques Rancière, op. cit., p. 1016.↩︎

  23. Louis Ucciani, « Image et représentation », Philosophique, Vol. 20, 2021, p. 1.↩︎

  24. Jacques Rancière, op. cit., p. 1017.↩︎

  25. Ibidem, p. 1016.↩︎

  26. Ibidem, p. 1012.↩︎

  27. Ibidem, p. 1018.↩︎

  28. Georges Didi-Huberman, Essayer voir, Paris, Éditions de Minuit, 2014, p. 98.↩︎


Marie-Ève Dubé est étudiante au baccalauréat en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal. Son premier article, « Évasion dans Travesties-Kamikaze de Josée Yvon : L’impossible topographie de l’Ailleurs hétérotopique », sera publié au printemps 2023 dans le numéro 24 de la revue FéminÉtudes.

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