Entretien réalisé par Michaël Blais, directeur du dossier
Née en 1964, Renée Blanchar est une cinéaste d’origine acadienne. Après des études à la prestigieuse école de cinéma Fémis à Paris, dans la section réalisation, elle choisit de s’établir à Caraquet où elle vit toujours. À partir de ce point d’ancrage significatif, elle a mené plusieurs projets documentaires qui se penchent notamment sur la communauté acadienne. Elle a aussi signé la réalisation de la série Belle-Baie (2008-2012) et, plus récemment, du percutant documentaire Le silence (2021) qui s’intéresse aux survivants d’abus perpétrés par des prêtres pédophiles dans des communautés francophones du Nouveau-Brunswick. Une partie importante de son travail est disponible gratuitement sur le site de l’Office national du film du Canada.
Renée Blanchar a également scénarisé et réalisé la première saison de la série Le monde de Gabrielle Roy (2021), composée de huit épisodes de trente minutes qui retracent l’enfance de l’écrivaine franco-manitobaine. Elle prépare actuellement l’écriture d’une deuxième saison.
Fémur (Michaël Blais) : Tu as déjà confié que ce sont les productrices de la série qui t’ont approchée pour prendre en charge le projet, mais que tu as d’abord refusé. Pourquoi ce refus ?
Renée Blanchar : Quand on m’a approchée, j’ai dit non, parce que bien franchement, c’est effrayant de travailler sur Gabrielle Roy, de penser l’adapter. Pour toutes les raisons du monde, j’avais des réserves terribles, énormes. Au départ, j’ai donc dit non. Mais comme la vie est étrange, quand on m’a approchée, j’étais en train de lire Ces enfants de ma vie pour un autre projet. L’univers de Gabrielle Roy m’était donc frais en tête. Honnêtement, je n’avais pas lu Gabrielle Roy depuis des années. Mais à ce moment-là, je la lisais, et je redécouvrais son style, sa profondeur ; je comprenais des choses que j’avais plus ou moins bien saisies dans mes lectures précédentes. Par là, j’avais une vision claire de ce qu’il ne fallait surtout pas faire.
Fémur : Qu’est-ce qu’il ne fallait pas faire justement ? Quels écueils menaçaient l’adaptation ?
Renée Blanchar : Il y a au moins deux éléments de réponse. D’abord, les récits de Gabrielle Roy, dans leur apparente simplicité, sont tout sauf simples. Je pense donc que si on ne fait que les effleurer, on risque de passer à côté de leur profondeur. De la profondeur, de la nostalgie. De la détresse et de l’enchantement. Parce que tout dans l’œuvre de Gabrielle Roy est détresse et enchantement, c’est-à-dire que ces deux pôles sont constamment présents chez elle. Cette tension, c’est le moteur de son écriture. Il y avait donc ce risque de simplifier les récits qui me préoccupait. L’autre élément, c’est que, comme moi, Gabrielle Roy est issue d’un milieu minoritaire francophone. Je me sentais donc une parenté, une grande parenté avec elle. Et j’avais peur, de mon point de vue de francophone minoritaire, que l’adaptation soit, encore là, un peu simpliste, qu’on en fasse des petites histoires simples. Alors que pour moi il n’y a pas de petites histoires avec Gabrielle Roy.
Fémur : Quiconque est entré·e dans l’œuvre de Gabrielle Roy peut très bien comprendre ce que tu veux dire quand tu évoques l’apparente simplicité de son écriture qui cache en fait une grande complexité. Mais concrètement, comment transposer cette profondeur à l’écran ?
Renée Blanchar : Quand j’ai été approchée, une quarantaine d’extraits avait été retenue par l’équipe de production, une quarantaine d’extraits qui avait l’aval de François Ricard et de Nadine Bismuth qui nous ont accompagné·es dans l’élaboration de la première saison. Il y avait donc une collection de textes, mais il n’y avait pas de direction. C’est à ce moment que m’est venue l’idée d’aborder la thématique de l’enfance. Gabrielle Roy est une autrice qui a abondamment revisité cette période de sa vie, tout comme si, pour devenir l’écrivaine qu’elle est devenue, il avait fallu qu’elle s’arrache à son milieu. Et la blessure de cette rupture en a fait la grande écrivaine qu’on connaît. Pour moi, tout part de l’enfance.
C’est peut-être sur cette question, bien humblement, que la filiation est la plus sensible entre Gabrielle et moi. Mon enfance a été elle aussi très riche en images et en souvenirs qui trouvent écho dans ce que Gabrielle Roy a écrit. Par exemple, il y a l’histoire du ruban jaune, tirée de Rue Deschambault, adaptée dans la série, où la grande sœur de Gabrielle annonce à sa famille qu’elle se retire du monde pour prendre le voile. Moi, je n’ai pas eu une sœur qui est devenue religieuse, mais ma tante (qui était ma préférée) a emprunté ce même parcours. Je me rappelle du respect qu’on avait pour cette figure religieuse et, en même temps, de l’aura de chagrin qui entourait ce personnage. Je me suis servi de ce souvenir personnel pour scénariser l’épisode qui adapte la nouvelle « Le bout de ruban jaune ». Évidemment, chaque fois qu’on se prête à un exercice d’adaptation, il faut respecter l’essence du récit initial, mais je crois que je suis arrivée à insuffler quelque chose d’assez personnel dans ces récits. Personnel, mais toujours dans la parenté. Je pense d’ailleurs à mon grand-père qui, pour moi, est Léon Roy, le père de Gabrielle. C’était un homme qui nous aimait, mais qui ne savait pas comment l’exprimer. Je me rappelle de ce sentiment d’être aimée de lui, mais jamais par les mots. Je me rappelle de ces hommes pris dans leur rôle de pourvoyeur qui ont eu de la difficulté à exprimer leur tendresse. Je pense aussi à l’épisode « Ma grand-mère toute puissante » pour lequel j’ai puisé dans les souvenirs de mes deux grands-mères qui ont eu chacune 16 enfants. C’étaient des grands-mères toutes puissantes elles aussi.
Et pour moi, ce sont des souvenirs d’enfance riches parce qu’ils sont à la fois heureux et malheureux. Raconter l’enfance, c’est nécessairement accompagné d’une certaine nostalgie. J’ai ainsi collé ma voix à la sienne, celle de Gabrielle Roy, en essayant de rendre ça cinématographique aussi.
D’un point de vue plus technique, j’aime le format des demi-heures qui permet de se coller au format des nouvelles, forme privilégiée de Gabrielle Roy. Chaque histoire permet de transmettre un récit bouclé. D’ailleurs, chacun des épisodes de la première saison représente des petites épiphanies, c’est-à-dire que chacun d’eux alimente le feu de l’écriture qui va prendre plus tard. Et je ne voulais pas que ce soit une adaptation documentaire de la vie et de l’œuvre de Gabrielle Roy.
Fémur : Ç’avait été fait avec le magnifique documentaire de Léa Pool en 1998.
Renée Blanchar : Je cherchais une facture visuelle, narrative qui soit comme une interprétation artistique d’une vision artistique. Cette espèce de sas entre le réel et la fiction nous permettait d’avoir une vraie facture visuelle et une proposition artistique singulière. Par exemple, on aurait pu tourner dans la vraie maison d’enfance de Gabrielle Roy, aujourd’hui transformée en musée. On avait cette option quand on est allé·es à Winnipeg (parce que toute la première saison a été tournée à Winnipeg). Mais très vite, j’ai compris que c’était trop réaliste et que ce n’était pas intéressant artistiquement. On a donc trouvé une maison dont l’extérieur correspondait à la maison d’enfance de Gabrielle Roy, on l’a trouvée à Saint-Pierre-Jolys. L’intérieur, on l’a fait en décor parce que ça nous permettait d’y ajouter une interprétation artistique : les papiers peints, la patine, etc. La maison d’enfance de Gabrielle Roy telle qu’elle est actuellement respecte l’époque qu’il fallait montrer, mais elle était trop muséale.
La complexité, ça se passe donc dans l’écriture mais aussi dans la mise en image. Il s’agissait d’offrir une vraie proposition artistique. Et, il s’agissait pour moi, non pas de mettre Gabrielle Roy au goût du jour, mais de la rendre intemporelle. On la lit à chaque époque de notre vie, et c’est formidable, parce que, chaque fois, ces lectures nous nourrissent autrement. On y trouve une résonance, comme si c’était quelqu’un qui avait une telle conscience, moderne. Elle avait déjà à son époque une conscience écologiste, féministe (à sa façon). Tous ces éléments ont toujours une grande pertinence aujourd’hui.
Là où je me suis permis de prendre une certaine liberté, c’est aussi en ce qui concerne les enjeux féministes de l’époque. Je ne voulais pas la forcer. Mais l’idée, par exemple, que ce soient les femmes au Manitoba qui aient obtenu, les premières, le droit de vote au Canada, ça me paraissait important. Il y avait ainsi plusieurs éléments qui étaient vraisemblables, en accord avec le contexte, mais qui n’étaient pas nécessairement explicites dans l’œuvre de Gabrielle Roy. Ces libertés que je me suis accordées, ça nous permettait aussi de mieux comprendre les autres personnages qui gravitaient autour d’elle, Mélina et Léon Roy, par exemple, ses parents.
Fémur : Dans un entretien que tu as accordé à l’équipe de l’émission Carte blanche, tu as dit que le fil rouge qui relie tes projets, c’est l’engagement. Qu’est-ce que ça signifie l’engagement pour toi ?
Renée Blanchar : L’engagement, c’est d’avoir une conscience politique, tout le temps, (un silence) et d’essayer d’être le plus intègre possible. Je ne parle pas d’intégrité galvaudée. Par exemple, moi, j’ai choisi d’habiter à Caraquet, et je fais tout mon travail à partir d’ici. C’est mon point d’attache. Je rayonne à droite, à gauche ; je travaille avec des Québécois·es, avec des Français·es. Mais mon point d’attache, mon point de sens, il est ici. Je suis très consciente que ça crée un parcours un peu étrange, weird, atypique. Mais pour moi, il y a un sens supplémentaire à travailler ici, et il est encore plus grand si j’arrive à un certain rayonnement. Il ne s’agit pas de le faire pour moi, mais bien pour l’Acadie, pour la minorité dont je suis issue. Minorité qui se trouve constamment en situation d’urgence, parce que rien n’est facile pour nous qui sommes minoritaires. L’ensemble de mes projets sont donc politiques, parce que choisir d’habiter ici et de créer à partir d’ici, c’est politique. En ce sens, j’ai été particulièrement interpelée par Gabrielle Roy, elle qui a choisi de quitter le Manitoba. Je me suis demandé : pourquoi moi je suis revenue à Caraquet après mes études en cinéma à Paris, et pourquoi pas elle qui a aussi été formée en Europe d’une certaine façon. Je n’ai pas encore la réponse à cette question.
Cette dimension politique, elle ne doit toutefois pas teinter toute l’œuvre, mais elle doit en faire partie. Ça doit être équilibré. Pour moi, le politique ne doit pas supplanter l’aspect artistique d’une œuvre. L’engagement doit être tellement assumé que l’équilibre se crée de lui-même. Il y a donc un engagement artistique et un engagement lié au milieu dont on est issu·e. Ce n’est pas anodin de travailler à partir de Caraquet. Le simple fait d’habiter ici m’a conduite à rencontrer des sujets ou à parler de situations particulières. Cette position me donne un point de vue particulier sur le monde. Je crois qu’il faut comprendre, dans sa propre démarche, quel est ce point de vue. Cet engagement lié au milieu s’est décliné dans tous mes projets. Et il se trouve que Gabrielle s’inscrit dans cette démarche engagée, mais d’une manière, pour moi, éblouissante. Il a fallu que je fasse le parcours que j’ai fait, depuis Caraquet, pour qu’on pense à moi pour mener la série et pour me confirmer que j’étais la bonne personne pour adapter l’œuvre de Gabrielle Roy. Si j’avais habité ailleurs, si j’avais choisi de m’installer au Québec comme beaucoup d’artistes franco-canadien·nes, je ne crois pas qu’on m’aurait demandé d’adapter l’œuvre de Gabrielle Roy. Et ça ne se calcule pas.
Elle m’a servi en ce sens une très grande leçon, elle qui n’a jamais essayé d’être à la mode. Elle a fait son chemin. Parfois elle était out, parfois in, mais toujours, elle a suivi sa voie/voix. Son exemple me conforte donc dans mon caractère presque obtus qui consiste à continuer de créer à partir d’ici.
Fémur : Tu expliques bien comment l’engagement se traduit dans ta carrière. Mais comment trouve-t-il écho chez Gabrielle Roy et dans l’adaptation télévisuelle que tu as faite de son œuvre ? Dans le milieu littéraire, dans le milieu littéraire québécois en tout cas, Gabrielle Roy n’est pas associée à l’engagement. C’est même le contraire, notamment parce qu’elle n’appuyait pas, pendant la Révolution tranquille, le projet d’indépendance du Québec. On lui a par la suite, et pour longtemps, collé l’étiquette de l’apolitique. On l’a même associée à une écriture un peu mièvre.
Renée Blanchar : Pour moi, c’est plus large et vaste l’engagement de Gabrielle Roy. Il est vaste comme le territoire qu’on habite.
Fémur : Et peut-être même plus vaste encore que le territoire canadien, non ?
Renée Blanchar : Oui, mais au moins aussi vaste que notre territoire. Je crois qu’elle avait un esprit tellement pacifiste ou une humanité tellement large qu’elle pouvait paraître désincarnée à l’égard de certains enjeux. Mais je crois que ce n’était pas là qu’était son talent. Elle avait à cœur une humanité avec un grand H. Elle s’est quand même intéressée à toutes sortes de communautés. Avec le recul aujourd’hui, on trouve dans ses textes des propos qu’on ne pourrait plus dire aujourd’hui (on pense aux mots en S et en N qui affleurent parfois dans ses textes). Mais son élan était toujours très humain ; peut-être pas humaniste, mais humain. Elle était très en avance sur son temps par le regard qu’elle posait sur le monde.
Fémur : La première saison de la série Le monde de Gabrielle Roy a obtenu trois nominations au dernier gala des prix Gémeaux. Votre équipe est toutefois sortie de ce gala sans statuette. Au lendemain du gala tu as cité Gabrielle Roy sur tes réseaux sociaux : « Les minorités ont ceci de tragique, elles doivent être supérieures… ou disparaître1 »). En quoi cette phrase faisait écho à ton expérience ?
Renée Blanchar : Je pense que c’est vrai. On est noyé·es dans un bassin anglophone et on forme des petites poches de francophones dispersées ici et là. Et c’est comme si, pour arriver à se démarquer, il faut un niveau d’excellence presque surhumain. Il n’y a que l’excellence, j’oserais dire, d’un certain point de vue artistique, qui nous permet de nous démarquer. C’est pour cette raison qu’elle dit : on a l’excellence ou on meurt. Sans l’excellence, dans la loi du nombre, on est foutu·es. Ça me fait penser aux grands prix littéraires internationaux que des Canadiennes ont reçus dans l’histoire. Au moins deux d’entre elles sont issues de milieux minoritaires. Et ce sont des femmes. Je pense à Gabrielle Roy (récipiendaire du prix Fémina en 1947), Antonine Maillet (Goncourt en 1979), Anne Hébert (Fémina en 1982) et Marie-Claire Blais (Médicis en 1966). Ces parcours commandent des sacrifices et une espèce de dévotion incroyable. Il y aurait toute une réflexion à mener sur cette tension entre l’adversité et l’exigence de l’excellence. En ce sens, Antonine Maillet a sans doute beaucoup en partage avec Gabrielle Roy. Et étrangement, c’est en plongeant dans Gabrielle Roy que mon estime pour Antonine Maillet a grandi et continue de grandir.
Fémur : Je crois que pour réaliser la série tu as travaillé en collaboration avec des littéraires, des spécialistes de l’œuvre de Gabrielle Roy, notamment François Ricard. Comment se sont déroulées ces collaborations ? Que recherchais-tu auprès de ces spécialistes ?
Renée Blanchar : On s’est parlé quelques fois, François Ricard et moi. De pouvoir compter sur François Ricard mais aussi Nadine Bismuth, c’est ce qui m’a donné des ailes. Nadine Bismuth était scripte-éditrice, c’était ma lectrice privilégiée. Nadine Bismuth connaissait très bien l’œuvre, ce qui me permettait d’avoir les coudées franches. François Ricard avait un rôle plus extérieur. Après avoir écrit les scénarios, François Ricard les a lus, et il était très très très content, ce qui m’a rassénérée. Il était aussi très content de la série quand il l’a vue, et il nous a écrit un très joli mot que j’ai gardé, parce qu’il est décédé peu de temps après. J’ai tout de même eu le temps de travailler avec lui les idées d’une deuxième saison. En fait, je lui ai proposé les idées, les thèmes, les angles possibles qui guideraient une deuxième saison, et on a eu le temps de défricher ça ensemble au moment où je faisais la recherche. Ça, c’était très bien. J’avais un angle assez clair grâce à lui.
Pour moi, la vingtaine de Gabrielle Roy est tout sauf un long fleuve tranquille. C’est l’époque sur laquelle elle a le moins écrit. Pourquoi ? Parce qu’elle était trop occupée à vivre et à essayer de trouver sa voie. Quand on parle de tension entre détresse et enchantement, la vingtaine est incroyable. Ce qui m’intéresserait pour cette deuxième saison irait de 1929 à 1937, soit de la première expérience d’enseignement de Gabrielle jusqu’à son départ vers l’Europe.
Ce qui m’émeut, ce qui m’éblouit par ailleurs, c’est que Gabrielle Roy ait trouvé François Ricard et que François Ricard ait trouvé Gabrielle Roy. Qu’ils se soient reconnu·es. Avec le recul, quand on regarde l’œuvre de Gabrielle Roy, d’une part, et le soin, la diligence et le travail de François Ricard, d’autre part, on se rend compte que c’est exceptionnel. Peu d’auteurs ont bénéficié d’un accompagnement pareil. On peut aussi penser aux ancien·nes étudiant·es de François Ricard, comme Nadine Bismuth et Dominique Fortier, qui portent son legs. Et on peut penser à toutes les archives disponibles grâce à lui, c’est hallucinant. Ça me renverse, cette rencontre incroyable entre un biographe et son sujet. Et si cette passion pour l’œuvre de Gabrielle Roy s’est rendue jusqu’à nous (elle nous pointe), c’est aussi beaucoup grâce à François Ricard, il faut le reconnaître.
Fémur : Il y a en effet quelque chose d’émouvant dans cette rencontre rare entre François Ricard et Gabrielle Roy. Ce qui m’émeut aussi, c’est cette disponibilité totale de François Ricard qui s’est mis au service de l’œuvre de Gabrielle Roy, un peu contre lui-même parfois. Je me souviens par exemple d’un passage dans la biographie où il avoue qu’il n’avait pas le désir de l’écrire. Mais il l’a fait parce que l’œuvre et l’autrice le commandaient2. D’une certaine façon, comme lui, tu te mets aussi au service de l’écriture de Gabrielle Roy dans ton travail, non ?
Renée Blanchar : On tombe tous et toutes. On ne sort pas indemnes de Gabrielle Roy. Même quand on se penche sur ses grandes amitiés, on constate cette extrême bienveillance avec laquelle les gens entraient dans sa vie ; c’est le cas d’Esther Perfect chez qui elle commence à écrire près de Londres juste avant que la Deuxième Guerre mondiale éclate, de madame Jouve qui l’accueille à Paris en 1937, de Berthe Simard sa voisine à Charlevoix où elle écrit une grande partie de son œuvre. C’est un peu la même chose avec Marcel Carbotte, son mari homosexuel (je crois d’ailleurs qu’ils avaient une vraie entente ces deux-là) grâce qui elle avait une liberté immense. Il y a toujours eu des gens qui ont été attirés par Gabrielle, par son magnétisme, son mystère, son intelligence. On est happé·es nous aussi. Si on entre dans la vie de Gabrielle Roy, on est happé·es. Je suis en train de travailler sur l’œuvre d’une autre artiste, pour un autre projet, et je me rends compte que j’ai le réflexe de constamment retourner à Gabrielle Roy.
Fémur : Dans ce magnétisme, il y a quand même quelque chose d’exigeant ou de contraignant. Que penses-tu de l’intransigeance de Gabrielle Roy, vis-à-vis d’elle-même mais aussi vis-à-vis de son entourage ?
Renée Blanchar : Édith Piaf fait pareil. Barbara, même chose. Ce sont des monstres ! En ce sens où elles ont tellement de talent. Je pense donc que cette exigence qu’elles commandent à leur entourage vient d’une intransigeance qu’elles ont d’abord pour elles-mêmes. Si on s’y colle, on s’y pique. L’entourage de ces artistes doit être à la hauteur, à une sorte de hauteur en tout cas. C’est en effet leur posture, leur exigence qui nous obligent à garder l’échine droite. Je ne juge pas ça. Il faut beaucoup de sacrifices pour arriver à une sorte d’abnégation.
Et c’est fou ; si on regarde seulement les photos de Gabrielle Roy, on s’aperçoit qu’elle se dessèche. Sur les dernières photos, elle est tout émaciée, comme si elle avait tout donné à l’écriture et qu’elle s’était finalement vidée de sa substance. Elle a tout donné jusqu’à la fin. Puis le cœur lâche. C’est très beau.
Fémur : Plus je t’écoute parler et plus j’ai l’impression que ta rencontre avec Gabrielle Roy tient de la surprise dans ton parcours. Es-tu étonnée de l’influence qu’elle a exercée et qu’elle continue d’exercer sur toi ? Ou c’était peut-être déjà présent ?
Renée Blanchar : Non, ce n’était pas là. C’est-à-dire que ça se révèle, et c’est beaucoup plus une évidence que je ne le croyais. Mais je dis ça et je ne tiens rien pour acquis. En ce sens où, avec Gabrielle Roy, on n’est jamais tranquilles. On se rend compte qu’on est constamment habité·es et que ça déteint sur tout le reste.
Fémur : Pour le meilleur et pour le pire ?
Renée Blanchar : Pour le meilleur et pour le pire. Mais surtout pour le meilleur, je crois, parce que de façon générale, Gabrielle Roy, c’est quelqu’un qui élève.
Fémur : Tu dis que tu es habitée par l’univers de Gabrielle Roy, ce qui me fait penser à ta manière de travailler ; tu as déjà confié en entrevue que tu ne prends pas de notes quand tu travailles sur des projets. Tu espères ainsi que les idées avec lesquelles tu vas de l’avant, ce sont celles qui te marquent et qui restent gravées en toi.
Renée Blanchar : Je crois que c’est ça avoir une démarche. J’en ai une, j’en avais une, mais on dirait que le contact avec l’œuvre de Gabrielle Roy l’a magnifiée. C’est comme si ça éclairait mon parcours. Ça me donne une nouvelle perspective. Par exemple, ma rencontre avec Gabrielle Roy m’amène à considérer plus sérieusement le travail d’adaptation, ce que je n’avais pas tellement fait jusqu’ici.
Fémur : Pendant que tu travaillais sur la première saison du Monde de Gabrielle Roy, tu tournais aussi le documentaire Le silence, un documentaire absolument poignant et dur. En entrevue, tu as confié que le travail sur Gabrielle t’a apporté une certaine consolation ? Comment ?
Renée Blanchar : C’étaient les mots et l’essence de Gabrielle Roy. C’était son humanité. Parce qu’en travaillant sur Le silence et en accompagnant ces survivants, j’avais l’impression d’avoir traversé quelque chose de presque inhumain. En même temps, il y a quelque chose qui tient du paradoxe dans ce sujet, dans la mesure où l’Église catholique qui est censée incarner une certaine morale se prête à une telle violence. J’ai donc trouvé du réconfort dans la beauté des récits de Gabrielle Roy. Même s’ils sont empreints de tristesse, je trouvais qu’il y avait quelque chose pour l’âme. Et pendant le tournage du Silence, j’avais un peu l’âme écorchée. Les beaux projets nous amènent toujours plus loin, et d’une manière surprenante. En ce sens-là, Le silence m’a ouvert à un monde, oui, presque d’horreur, mais en même temps à une réalité qui me permet de mieux comprendre d’où je viens. En fait, avec Gabrielle Roy, c’est pareil, sur un autre niveau. L’idée, dans une démarche artistique, c’est d’avoir des épiphanies comme ces deux projets, et d’avancer. Les deux projets étaient très différents, mais à la fois complémentaires.
Et tu vois, depuis Le silence, je n’ai pas envie de faire de documentaires. Je suis encore en train de le digérer.
Fémur : La première saison du Monde de Gabrielle Roy est sortie il y a plus d’un an, et tu es en train d’imaginer le scénario d’une deuxième saison. Quels sont tes ambitions et tes espoirs pour la suite de la série ?
Renée Blanchar : S’il n’en tenait qu’à moi, j’adapterais le parcours de Gabrielle Roy de l’enfance à l’infarctus. Mais ça dépend de tellement beaucoup de choses. C’est merveilleux le monde de la télévision parce que les projets ne mettent pas plusieurs années à voir le jour une fois qu’ils sont lancés, mais d’un autre côté les projets peuvent sauter très rapidement. Combien de suites, de saisons il y aura à Gabrielle, on ne sait pas. Mais moi, j’ai une vision qui m’amènerait à faire le grand tour de sa vie. Chaque époque de la vie de Gabrielle est incroyable, et je pense que chacune d’elle parle du pays, c’est-à-dire du territoire canadien. Je suis Acadienne, mais je me sens aussi Canadienne. Mais Canadienne par le territoire, plus que par la politique. Par le territoire et par les gens.
Fémur : Qu’est-ce que ça veut dire « être Canadien·ne par le territoire et par les gens » ?
Renée Blanchar : J’ai traversé tout le pays, d’est en ouest, jusqu’au Grand Nord. C’est quand je voyage le pays que je me sens le plus canadienne. Je me dis : c’est chez moi ici. Que ce soit au Manitoba où j’ai passé trois ou quatre mois pour la série. Il y a quelque chose dans la francophonie, dans la lutte qui me parle. Dans le Grand Nord, ce sont d’autres enjeux, mais qui me parlent autant. Là encore, je pense avoir un lien avec Gabrielle Roy, dans la mesure où elle a parlé du pays, notamment grâce à son travail de journaliste au Bulletin des agriculteurs. Il y a vraiment chez elle une manière d’expérimenter le territoire, de ressentir le pays qui est très émotive, sensible. Émotive sur le plan de l’espace et sur le plan humain. L’aspect politique du pays, bien qu’il soit nécessaire, ce n’est pas celui qui me parle le plus. Mon appartenance politique, c’est d’être Acadienne. C’est bicéphale, notre affaire. Je me sens Canadienne d’un bord, mais, vraiment, Acadienne de l’autre.
C’est important cette dimension. Je crois que la série sur Gabrielle Roy mériterait cinq saisons. Si on m’en donne l’occasion, je ferais cinq saisons qui formeraient une collection de quarante demi-heures, quarante moments qui nous raconteraient à la fois le parcours d’une autrice exceptionnelle et le pays, d’une manière inédite. Le pays dans le sens noble du terme. Je crois que les cinq saisons nous permettraient d’avoir un portrait complet d’une autrice et d’un pays. Parce que les deux sont intimement liés.
Tant que je vais continuer d’en apprendre sur moi avec la série, et tant qu’on m’en donne l’occasion, je vais continuer.
Fémur : C’est ce qu’on se souhaite. Merci infiniment, Renée, de ta grande générosité.
Bibliographie
RICARD, François, Gabrielle Roy. Une vie, Montréal, Boréal, 2000 [1996], (« Boréal compact », 110).
ROY, Gabrielle, La détresse et l’enchantement, Boréal, 2014 [1984], (« Boréal compact »).
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Je reproduis le passage de La détresse et l’enchantement auquel faisait référence Renée Blanchar sur ses réseaux sociaux. C’est le directeur d’une école anglophone de Winnipeg où Gabrielle Roy a étudié, un « jeune homme Écossais », qui donne une leçon à son étudiante : « Puis il me confia avoir connu, jeune homme en Écosse, presque les mêmes injustices raciales et linguistiques que celles qui accablaient le groupe francophone du Manitoba. […] Il me fit ensuite remarquer que, puisque notre groupe français n’était pas nombreux, mieux valait sans doute ne pas alerter le monstre du fanatisme qui sommeille d’un côté comme de l’autre. Qu’il ne voyait qu’un chemin à suivre pour nous : être excellents en toutes choses, toujours être meilleurs que les autres. / — Travaillez votre français. Soyez-lui toujours fidèle. Enseignez-le quand l’heure viendra, autant que vous le pourrez… sans vous faire prendre. Mais n’oubliez pas que vous devez être excellente en anglais aussi. Les minorités ont ceci de tragique, elles doivent être supérieures… ou disparaître… Voyez-vous vous-même, chère enfant, me demanda-t-il, une autre issue à votre sort » ?, Gabrielle Roy, La détresse et l’enchantement, Boréal, 2014 [1984], (« Boréal compact »), p. 90‑91.↩
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Je retranscris ici, malgré sa longueur, ce magnifique passage de la biographie de Gabrielle Roy où François Ricard, son auteur, se dévoile. Cet extrait se trouve dans l’épilogue ; à la page précédente, on relate la mort de l’écrivaine en juillet 1983 : « Pour ma part, je me suis occupé en 1984 de la publication de La détresse et l’enchantement, qui a obtenu au Québec un immense succès de critique et de librairie. Puis j’ai entrepris cette biographie. Presque à mon corps défendant, je dois dire. Lecteur de Valéry et de Kundera, j’ai toujours entretenu les plus grandes réserves à l’endroit de l’entreprise biographique qui, prétendant substituer à la connaissance des œuvres celle, toute circonstancielle, tout incertaine, de l’individu qui les a signées, fait écran, la plupart du temps, plus qu’elle ne donne accès à cet “autre moi” insaisissable qui, selon Proust, est le seul auteur véritable des œuvres et ne se rencontre pleinement que par leur lecture et leur “recréation” en nous. Ces réserves, je les entretiens toujours, même au terme des années de recherche et de rédaction que m’a prises ce livre, me disant encore aujourd’hui que même si j’ai tâché de ne rien négliger pour tout savoir sur Gabrielle Roy, en réalité je ne sais rien d’elle, de la femme, de l’écrivain qu’elle a été. On a beau dépouiller toutes les archives, interroger tous les témoins, lire tout ce qui a été écrit sur un être, il manque toujours quelque chose, et ce quelque chose, en particulier s’il s’agit d’un artiste, ne peut être que l’essentiel », François Ricard, Gabrielle Roy. Une vie, Montréal, Boréal, 2000 [1996], (« Boréal compact », 110), p. 520.↩
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