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Pain blanc : une circularité sans fin

Karolann St-Amand, 3e cycle, Université de Montréal

Résumé : La première pièce créée par Carbone 14, Pain blanc (1981, 1983), est une parodie de la société de consommation. La pièce s’articule autour de la condition de l’humain moderne : il s’agit d’une représentation de l’aliénation dans le travail, les loisirs et la sexualité. Dans cet article, je propose de faire une description détaillée de la pièce sous l’angle de l’exposition et de la dénonciation de la société de consommation qu’elle propose, notamment à partir de la théorie de la danse-théâtre telle que développée par la chorégraphe allemande Pina Bausch. Gilbert David, dans son article sur Pain blanc, soutient que c’est « par des effets de surcharge, de reprise, de réduplication, jusqu’au point de saturation, [que] la “partition” gestuelle se désigne comme symptôme d’un dérèglement plus profond » (Jeu, no 28, p. 93), d’une aliénation plus profonde. La pièce chercherait ainsi à représenter l’humain moderne comme prisonnier d’une circularité sans fin.


L’écriture originale de Carbone 14 participe du décloisonnement des genres ; on qualifie le théâtre de Gilles Maheu1 de théâtre gestuel2, physique ou visuel, de théâtre d’images et souvent de danse-théâtre. Le théâtre corporel3 de Maheu met en scène plusieurs formes, plusieurs techniques acquises lors de sa formation auprès du fondateur de l’étude du mime corporel, Étienne Decroux : le ralenti, le déséquilibre, le tournoiement, la répétition des mouvements, le duo avec l’objet qui devient partenaire, le saut par-dessus un obstacle, le choc avec un obstacle, la course, la poursuite, entre autres. Pour Decroux, « l’art du mime est un art de mouvement corporel. L’art de la danse aussi4. » Selon lui, le corps est l’unique moyen d’expression au théâtre5. Les critiques se réfèrent à la fois au mime, à la danse et au théâtre pour qualifier les spectacles hors genre de Carbone 14. En fait, selon André G. Bourassa, « danse, mime et théâtre se rapprochent à tel point dans leurs langages qu’on ne sait plus toujours où finit l’un et où commence l’autre6 ». La compagnie a en effet développé une écriture hybride qui conjugue plusieurs médias : texte, danse, mime, projection audiovisuelle, musique et univers sonore coexistent et forment un nouveau langage scénique. Mais l’intermédialité7 ne s’arrête pas là. Leurs créations offrent un nouveau modèle d’hybridation : le média-théâtre se transforme en remédiant8 un autre média, la danse, en intégrant des composantes ou des caractéristiques de ce deuxième média pour devenir un nouveau média hybride, et ainsi de suite, alors que différents médias s’accumulent. C’est la coexistence collaboratrice des médias qui crée cette nouvelle médiation si particulière aux créations de Carbone 14.

L’une des caractéristiques centrales de la danse-théâtre est de se concentrer sur des sujets quotidiens en les incluant dans un contexte social. C’est précisément ce que propose la compagnie Carbone 14 : leurs productions s’articulent autour de la critique d’archétypes sociaux contemporains. En ce sens, Gilles Maheu travaille souvent avec les blocs sociaux, les hommes, les femmes, les groupes qui s’affrontent. Il dit s’intéresser aux « rapport[s] entre notre solitude, notre mort et le social. Ça [l]’intéresse de voir comment l’individu, dans sa solitude, se confronte à la société9 ». Une des premières pièces créées par Carbone 14, Pain blanc ou l’esthétique de la laideur (1981), est une parodie de la société de consommation. La pièce se penche sur la condition de l’humain moderne : il s’agit d’une représentation de l’aliénation dans le travail, les loisirs et la sexualité. Selon Sylvain Godin, Pain blanc « montre ce côté aliénant du quotidien pour ceux qui connaissent un travail déprimant et un espoir de s’en sortir plutôt mince10 », notamment par les figures de la blanchisseuse et de l’éboueur. Je propose donc de faire une description détaillée de la pièce sous l’angle de l’exposition et de la dénonciation de la société de consommation qu’elle propose, à partir de la théorie de la danse-théâtre. Gilbert David, dans son article sur Pain blanc, soutient que c’est « par des effets de surcharge, de reprise, de réduplication, jusqu’au point de saturation, [que] la “partition” gestuelle se désigne comme symptôme d’un dérèglement plus profond11 », d’une aliénation plus profonde. La pièce chercherait ainsi à représenter l’humain moderne comme prisonnier d’une circularité sans fin.

Carbone 14 : une écriture du corps

Dans les années 1970, on assiste au Québec à l’émergence de nouvelles formes théâtrales comme la danse-théâtre et le théâtre de l’image, formes auxquelles on peut associer les spectacles de Carbone 14. La danse-théâtre, apparue au milieu du XXe siècle en Allemagne, est « une branche de la danse qui utilise l’expressivité et la théâtralité dans l’écriture chorégraphique et les mouvements des danseurs[·euses]12 ». Ce mélange des genres permet d’utiliser le corps de l’interprète et sa présence en élargissant le contexte d’écriture théâtrale ou chorégraphique. Les interprètes sont à la fois acteur·rice et danseur·euse, et le mélange des genres permet de mettre l’accent sur le corps de l’interprète. Danse et théâtre se chevauchent, cohabitent dans des spectacles à la fois théâtraux (il y a un filon dramatique, les interprètes existent et se racontent sur scène) et dansés (les mouvements dansés des interprètes sont accompagnés d’une présence musicale). Gilles Maheu s’inspire du mouvement Tanztheater introduit par la danseuse et chorégraphe allemande Pina Bausch. Le théâtre de Carbone 14 emprunte à la danse-théâtre de Bausch son « écriture singulière de l’espace13 », son étude du mouvement et son dynamisme. Guylaine Massoutre soutient que :

L’énergie de la danse crée des foyers d’intensité, des élans, des rythmes, des enchaînements qui modulent et déterminent la danse. Ce sont ces séries de gestes, capables d’intégrer des objets, des éclairages, des sons, des textes même parfois, qui intéressent les artistes de la danse. Le corps, pour eux, possède une puissance organique qui n’a rien à voir avec la fonctionnalité d’ordinaire attribuée au corps. Son autonomie fait du corps dansant un système quasi langagier, avec sa grammaire et sa syntaxe propres14.

La démarche singulière de Carbone 14 repose sur le développement de ce nouveau langage scénique qui doit son originalité au fait qu’il s’établit à partir d’un vocabulaire avant tout corporel. Il va sans dire que tout théâtre est corporel – puisqu’il met en présence des corps d’interprètes et des corps de spectateurs·rices –, mais certaines formes théâtrales sont plus corporelles que d’autres ou insistent davantage sur le mouvement. C’est le cas de Carbone 14 qui a ainsi développé une écriture du corps et du mouvement.

Les créations de Gilles Maheu sont, selon Diane Pavlovic, « des spectacles de groupe, chorégraphiés et visuellement impeccables, où les corps des interprètes sont travaillés comme des sculptures, des formes, des éléments plastiques à modeler, à agencer et à synchroniser15. » Il n’y a presque pas de texte, c’est le corps qui est mis à l’avant-plan. C’est parce que le corps a son propre langage, son propre texte que le dialogue passe en majorité par les corps en mouvement, mais aussi par les corps au repos. Le corps scénique est imprégné par le texte. Pour Catherine Cyr et Louis Patrick Leroux, il est « le lieu et le support de l’énonciation, un espace mouvant, inassignable, à partir duquel interroger le réel et l’imaginaire16 ». Chez Carbone 14, le corps devient le véhicule des émotions, de ce qui est difficilement représentable. Ainsi, vitesse, violence, douceur et lenteur cohabitent régulièrement au sein d’un même spectacle, le tempo suivant les émotions véhiculées. On pourrait notamment aborder la technique du crescendo-decrescendo pour décrire les différents éléments des spectacles, que ce soit la danse ou la musique. En mettant l’accent sur le corps, Carbone 14 s’éloigne ainsi du modèle dramatique plus traditionnel17, se range du côté du théâtre postdramatique au sens où l’entend Hans-Thies Lehmann, soit en « réduis[ant] le texte à un matériau parmi les autres éléments de la scène18 ». C’est précisément ce qu’on retient de la compagnie : un théâtre où l’action prévaut sur le texte, la performance sur la représentation. Le mouvement et l’environnement jouent un plus grand rôle que le texte dans le théâtre de Maheu.

Tableau 1 : répétition et aliénation du travail

Pain blanc a connu une première mouture en 1981 sous forme de work-in-progress et a ensuite été reprise, dans une forme plus complète, à l’Espace Libre en 1983. La pièce est composée de « trois grands tableaux mimés » représentant respectivement « l’aliénation dans le travail, dans les loisirs et dans la sexualité19 ». Le premier tableau pourrait s’intituler « le travail des clones20 » : les personnages – incarnant les figures de l’éboueur et de la blanchisseuse – semblent être des copies identiques d’une même personne et s’exécutent dans un seul et même mouvement commun, reprenant cet effet de réduplication21 dont parle Gilbert David. Sur la scène, quatre lessiveuses, bordées de fluorescents blancs, sont disposées dans les quatre coins de l’aire de jeu. Au-dessus des machines à laver pendent des chaînes munies de crochets. Au pied des estrades, longeant deux côtés de la scène, sont posées des poubelles métalliques et des sacs à ordures bien pleins. Quatre blanchisseuses, toutes de blanc vêtues, entrent en scène, un panier à linge à la main. Elles se placent chacune devant une laveuse et déposent leur panier au sol. Commence alors un ballet grotesque sur les premières notes de Johannes-Passion de Jean-Sébastien Bach lors duquel les blanchisseuses enchaînent une succession de poses exagérées en séquences répétitives. Les femmes se mettent ensuite à sortir des vêtements blancs des cuves des lessiveuses, vêtements qu’elles plaquent sur leurs corps dans une sorte de caresse ou qu’elles étirent dans tous les sens : on ressent par ces gestes extatiques une certaine ode au lavage. La fougue de leurs mouvements est calquée sur le rythme accéléré de la musique. Dans ce passage, il y a théâtralisation du travail ménager par des effets de reprise et d’exagération. Durant toute cette séquence, les femmes reprennent les mêmes mouvements en alternance, leur chorégraphie rappelant d’une certaine façon une chaîne de montage domestique par la répétition des gestes et des tâches quotidiennes.

Les gestes des femmes s’interrompent finalement en même temps que la musique alors qu’une porte de garage s’ouvre pour laisser entrer quatre hommes en habits de travail, chacun portant à l’épaule des pièces de viande. La musique reprend, les hommes s’avancent au centre de la scène dans un même pas alors que les femmes restent immobiles à leur poste. Ils accrochent les pièces de viande crue aux chaînes suspendues au-dessus des lessiveuses. Dans une chorégraphie les menant aux quatre coins de la scène, ils pointeront de fausses armes à feu en direction du public avant de « décharger » leur revolver vers les pièces de viande. Après leur avoir donné une poussée, les travailleurs éviteront le mouvement oscillatoire des morceaux de viande en alternant avec exagération entre mouvement de prosternation et position de boxe.

Les comportements compulsifs se poursuivent dans une nouvelle séquence. Après avoir fait glisser au milieu du plateau les sacs à ordures, les hommes ramassent les sacs à deux mains, les brandissant au-dessus de leur tête, avant de les jeter brutalement au sol, dans un cycle continu, réglé de façon mécanique. Ils porteront ensuite plusieurs sacs à leurs épaules et entameront une ronde sans fin sur place, comme un manège hors de contrôle. Au même moment, les femmes pèlent avec vigueur des pommes de terre sorties des lessiveuses, marquant une superposition des tâches ménagères que sont le lavage et la cuisine. Selon Gilbert David, « [l]e travail infernal des hommes fait pendant à la domesticité exacerbée des femmes. La manière rageuse avec laquelle hommes et femmes investissent leur espace de travail renvoie métaphoriquement à la frustration qui régit leur rapport mécanique au monde22. » Il y a une certaine violence dans les gestes posés par les deux groupes : ils sont rapides et saccadés.

Après avoir lancé les pommes de terre au fond de leur lessiveuse, les femmes porteront leur attention aux pièces de viande au-dessus de leur tête. S’ensuit un nouveau ballet, faisant écho à celui du début de la pièce, entre femme et viande. Cette séquence reprend ainsi deux des techniques d’Étienne Decroux : le tournoiement et le duo avec l’objet qui devient partenaire. Les femmes montent sur leur table de travail, s’accrochent aux chaînes et martèlent de coups de poing les pièces de viande au même rythme que les hommes frappent les poubelles de métal au centre de la scène avec leur maillet. Alors que les coups des hommes s’accélèrent, les femmes enlacent les morceaux de viande et tournoient dans les airs, toujours suspendues aux chaînes. Elles les détacheront ensuite des chaînes, mais en poursuivant leur étreinte, couchées sur les lessiveuses. Il résulte de ces accolades une fusion entre les femmes et la viande, comme si, d’une certaine façon, les femmes devenaient marchandise à leur tour.

Gilbert David parle d’un « martèlement régulier », celui des hommes, qui marque la cadence de « chaque mouvement pulsionnel des femmes23 ». Violence et tendresse semblent ainsi cohabiter : la force et la vitesse des coups des hommes contrastent avec les mouvements aériens et les caresses des femmes. La violence reprend toutefois le dessus à la fin. Le « jeu des femmes s’aggrave », suivant « l’accélération du martèlement des hommes24 ». Dans un mouvement collectif, hommes et femmes frappent poubelles et viandes (à coups de couteau) dans une cacophonie excessive et une énergie cruelle. Selon David, « la situation globale exprim[e] l’oppression (industrielle-domestique), tant à travers la spirale pulsionnelle dans laquelle les femmes se jet[ent] à corps perdu, que par la rigidité souffrante (et bruyante) des hommes25. » Toute cette séquence, empreinte d’une forte intensité croissante, est placée sous le signe de l’excès, de la surcharge dont le chercheur parle dans son article.

Une sirène stridente, marquant l’heure de la pause, mettra fin au crescendo et à cette séquence hystérique de « danse-combat » entre homme et vidange, entre femme et viande. À bout de souffle, les interprètes sortiront des poubelles et des lessiveuses des sacs de plastique contenant habituellement du pain blanc industriel – celui qu’on retrouve dans le titre même de la pièce – symbole de consommation de la classe ouvrière. David constate qu’« après un tour de piste d’attendrissement grotesque – leur sac à lunch affectueusement posé entre leur joue et leur épaule –, [les personnages] vont tenter de récupérer et de refaire leurs forces26 ». Une deuxième sirène vient rapidement mettre fin à la pause et signaler le retour au travail, ne leur laissant même pas le temps d’allumer leur cigarette.

Ce premier tableau montre deux côtés d’une même médaille en présentant deux groupes qui opèrent un travail machinal, répétitif jusqu’à saturation, dans une tension toujours grandissante. Même chose du côté de la bande sonore et de son omniprésence : le tempo répétitif (et du même coup presque aliénant) de la chorale de Bach puis des coups sur les poubelles métalliques accompagne, rythme et dicte dans une certaine mesure la gestuelle des interprètes. Impossible d’individualiser les personnages : les femmes et les hommes sont présentés·es comme des groupes homogènes, dépourvus d’intériorité, de personnalité ; iels sont interchangeables, sont des clones, des figures stéréotypées. Chaque membre fait partie d’une même roue qui tourne, d’une circularité absurde. Ici, cette roue est celle du travail, vecteur principal de la société de consommation régie par la productivité dépeinte dans Pain blanc.

Le traitement de l’environnement

Un autre élément central dans la danse-théâtre est la place accordée à la dimension concrète, physique du plateau. Avec Carbone 14, Gilles Maheu travaille sur ce qu’il appelle le théâtre environnemental ou le lieu scénographique. C’est à partir du lieu et du corps que Maheu a développé le langage scénique particulier à Carbone 14 : « son processus de création commence toujours par le lieu où se déroule l’action, puis viennent l’image des corps en mouvement et enfin les pulsions des personnages27. » C’est dans ces lieux, dans ces corps que s’incarne la douleur présente dans l’œuvre de Maheu, qu’elle devient corps à son tour et qu’elle s’articule, par des mouvements et des images plutôt que par la parole.

Dans le théâtre conventionnel, le décor joue un rôle purement descriptif et il n’agit presque jamais sur les interprètes ; dans les pièces de Carbone 14, c’est le contraire, ce sont les interprètes qui contrôlent, déplacent eux-mêmes les objets. Dans ses créations, Gilles Maheu travaille souvent avec des objets du quotidien, mais leur donne une autre dimension, un autre sens. C’est notamment le cas des sacs à ordures, des poubelles, des lessiveuses et même des pièces de viande qui deviennent, dans le premier tableau de Pain blanc, personnages à leur tour grâce à leur présence insistante, incarnant des partenaires de jeu « inactifs » au premier regard. Étant déplacés par les éboueurs et les blanchisseuses, les objets s’activent, prennent vie au contact des hommes et des femmes ; ils ont leur propre corps, leur propre chorégraphie. Ces objets incarnent également, au même sens que les personnages, des symboles métonymiques, les pendants industriel et domestique de la société de consommation.

Tableau 2 : loisirs enfantins

De la marchandisation produite dans le premier tableau, on passe ensuite à la consommation de marchandise qui était déjà annoncée par la préparation des pommes de terre, l’attendrissement des pièces de viande et l’accumulation de déchets. Cependant, la consommation aborde cette fois un autre penchant plus matérialiste. Le travail aliénant laisse place à une évasion fabriquée, à l’idée des vacances ou des loisirs comme un produit de consommation, comme quelque chose d’artificiel. Les interprètes entrent en scène à la queue leu leu, s’avancent d’un petit pas rapide (sorte de piétinement rythmé) et font des mouvements de tête saccadés et dans tous les sens, les têtes bougeant en canon les unes avec les autres au son d’une douce musique de vacances. Iels sont maintenant en voyage à Acapulco et incarnent des touristes grotesques affublés·es de vêtements et d’accessoires typés, à la manière d’une caricature de vacanciers·ères : chemises ou colliers hawaïens·nes, chapeaux ou casquettes, lunettes de soleil, sandales (avec bas aux genoux), chaise pliante et flotteurs pour enfant à la taille. Ces flotteurs sont d’ailleurs un signe de l’infantilisme qui guidera le reste du tableau. Chacun·e installe sa serviette de plage et se prélasse sur le sable formé des résidus du tableau précédent, laissés sur scène. Ces déchets témoignent d’une relation particulière entre travail et loisirs : même en vacances, il est impossible de s’éloigner véritablement de ses responsabilités. Un vendeur de ballons interrompt le moment de calme avec sa voix criarde qui se mêle à une musique de kermesse. S’ensuit une série d’enfantillages et d’activités, tous des clichés de vacances : les interprètes jouent quelque temps avec les ballons avant de les abandonner pour une partie de golf fantaisiste. Puis, c’est le temps de prendre une photographie de groupe : le photographe fait reculer les vacanciers·ères jusque dans les estrades où le public devient vacancier à son tour au moment du flash. La séquence se terminera par un tournoiement regroupé, synonyme de l’excitation désordonnée des vacanciers·ères, sous une lumière stroboscopique et au rythme de la musique de kermesse. Iels quitteront finalement la scène de la même façon qu’iels sont entrés·es, poursuivant l’impression de grégarisme organisé du début. Durant tout ce deuxième tableau, les interprètes effectuent les différents mouvements en simultané ou en parfaite alternance, comme une chorégraphie bien répétée, ce qui n’est pas sans rappeler le caractère mécanique du premier tableau. Pour David, « [l]’impuissance des vacanciers[·ères] à s’inventer un espace ludique reconduit la mécanisation réifiante du premier tableau28. » Même en vacances, on ne peut échapper au prévisible. Travail et loisirs sont ainsi solidaires et équivalents en quelque sorte de la répétition (de la fatalité), du simulacre et de l’excès qui les qualifient.

Tableau 3 : scènes d’intimité

Le troisième et dernier tableau de Pain blanc est la somme des deux premiers : travail et loisirs convergent dans la sexualité « par la mise à nu du corps réifié29 ». Sur le mur du fond, six pièces de forme carrée sont disposées sur deux niveaux. Dans la première (cuisine), une femme en peignoir mange des céréales Kellogg’s à même la boîte. Dans la deuxième (salle de projection), un garde de sécurité écoute un film. Dans la troisième (salle de sport), un homme et une femme en maillot s’entraînent. Dans la quatrième (salon), un homme et une femme en peignoir sont assis·es sur le divan, l’homme lit son journal. Dans la cinquième (salle de bain), une femme prend sa douche. Dans la sixième (salle à manger), deux jeunes hommes en peignoir sont attablés. Devant ces six pièces, des stores vénitiens agissent comme un quatrième mur dont les lattes – placées en position horizontale ou remontées – permettront de suivre les scènes muettes qui s’y déroulent parallèlement ou simultanément, de manière plus ou moins prolongée, selon le temps d’ouverture des stores. Un morceau de jazz entraînant, Musique mécanique de Caria Bley, accompagne toutes les actions. À la manière d’instantanés désordonnés, le public suit furtivement les péripéties se déroulant dans les différentes cases. Les spectateurs·rices assistent ainsi à des épisodes à durées variables de la vie privée, entrent dans l’intimité des personnages qui s’adonnent à diverses activités sexuelles, en solo ou en duo. Dans un effet de kaléidoscope, les séquences se succèdent en une synchronie calculée, au rythme des ouvertures et des fermetures des stores par les interprètes ; le dévoilement des péripéties est donc constamment interrompu. David soutient que :

La rapidité relative avec laquelle permutent ces scènes cloisonnées oblige le[s] spectateur[s·rices] à un exercice de balayage incessant et à une adaptation oculaire et diégétique. L’activité perceptuelle de visionnement, associée à la scansion rythmique de l’enregistrement musical, imprime à l’action ainsi démultipliée un dynamisme envoûtant, entretient un sentiment d’urgence, de précipitation fatale30.

Dans la première pièce, la femme ouvre son réfrigérateur et mange tout ce qui lui tombe sous la main. À chaque incursion, on la voit répéter le même mouvement : prendre un aliment et le manger aussitôt dans une sorte de compulsion infinie. Elle finit par se dénuder, enlacer son réfrigérateur et disparaître à l’intérieur. Dans la deuxième, le garde de sécurité écoute un film pornographique projeté au mur, se touchant l’entre-jambe à répétition. Il troque ensuite le film pour un magazine, baisse ses pantalons à ses chevilles et se masturbe de plus en plus vite. Dans la troisième case, l’homme et la femme passeront des étirements et échauffements aux attouchements sexuels. Vélo stationnaire, élastiques (extenseurs) et ébats athlétiques se succèdent dans une alternance de plus en plus rapide. Dans la quatrième pièce se développe une relation sadomasochiste entre l’homme et la femme. La femme est en position de domination : elle tient les bras de l’homme et le force à se frapper dans des mouvements exagérés et saccadés. Une fois l’acte terminé, iels se rassoient sur le divan et regardent dans le vide. Dans la cinquième, la femme se caresse avec son pommeau de douche. Les mouvements sont lents et posés ; c’est la case où la tendresse se fait le plus sentir. La femme finit par disparaître soudainement, comme avalée à l’intérieur de sa baignoire. Dans la sixième pièce, l’un des deux jeunes hommes fait une fellation à son partenaire en un mouvement calqué sur celui du gardien de sécurité. La tête du jeune homme à genoux monte et descend de plus en plus rapidement jusqu’à ce que tout s’arrête et que les deux hommes se rassoient à table. Toutes les scènes se soldent sous le signe de l’échec et de la déception sexuelle : elles se terminent soit par un retour à la position initiale des personnages immobiles, soit par la disparition ou l’absence de corps. La sexualité ne semble incarner qu’une fonction instrumentale : on l’utilise pour passer le temps. On retrouve dans ce tableau le même caractère aliénant que dans les deux tableaux précédents. L’idée centrale du crescendo revient et concorde avec l’idée d’une société de performance et de consommation, même sexuelle. Pain blanc est ainsi une critique de la norme sociétale qui pousse les individus à faire certaines choses de certaines façons et qui dicte certains standards, qu’ils soient capitalistes ou sexuels. Pour Gilbert David :

La représentation réalise ainsi une intéressante mise en abyme du discours global sur la sexualité déceptive, sur les pratiques sexuelles de compensation ou à sens unique. La misère sexuelle paraît universelle et ne laisse aucun doute quant aux intentions de la mise en scène : après le travail et les vacances, l’abrutissement n’épargne pas les rapports sexuels31.

Le tableau se terminera par le suicide du gardien de sécurité. Seul personnage éclairé et visible à la fin, il sort un revolver, se tire dans la bouche et tombe à la renverse, au-delà du store qui agissait comme quatrième mur à sa pièce. Le gardien est le seul personnage qui finira par sortir de sa case et c’est seulement dans la mort qu’il arrivera à se libérer de cette « boîte » dans laquelle il était confiné, à se libérer de l’aliénation de la vie. La musique et la lumière s’éteignent ensuite dans un decrescendo partagé, plongeant la scène dans le noir et le silence.

Conclusion

Pain blanc tient peut-être davantage du théâtre, plus que du mime ou de la danse, mais il s’agit d’un théâtre expressionniste, fondé sur une écriture gestuelle combinant des caractéristiques des deux autres médias. Selon Louise Vigeant,

tous [l]es spectacles [de Carbone 14] ont renouvelé l’écriture scénique en proposant un usage inhabituel de l’espace, le faisant éclater, le meublant d’objets aux fonctions décuplées, en libérant le corps du jeu réaliste, et en comptant de plus en plus sur les images inédites provoquées par la rencontre d’un lieu, d’une musique, d’une voix ou d’un geste pour montrer, plutôt que pour dire, les nombreuses expériences de guerres et d’amours qui ont occupé les hommes32.

Dans Pain blanc, les tableaux se succèdent dans un rythme effréné. Ils témoignent du caractère aliénant de la vie, toujours à recommencer, en accentuant ses mauvais côtés et sa laideur (celle qu’on retrouve dans le sous-titre de la première version de la pièce). Les trois tableaux servent à montrer que la société ne connaît que la répétition, l’obsession et l’extase. La circularité qui semble inévitable est montrée concrètement dans la gestuelle des personnages, par des effets de surcharge, de réduplication et de reprise. Gilbert David soutient que « Pain blanc est […] une caricature grinçante des hommes-en-société. Travail, loisirs et sexualité […] sont dénoncés, exposés dans leurs traits essentiels : clonage de l’habitus, grégarisme infantile et vacuité sexuelle sont le produit d’un ordre fatal33 », s’inscrivant tous dans une boucle sans fin.

Bibliographie

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  1. Gilles Maheu est un des fondateurs de Carbone 14, une compagnie de théâtre montréalaise. Il a une présence centrale dans la troupe : il est à la fois concepteur, metteur en scène, chorégraphe, scénographe, auteur et parfois même interprète.

  2. Le théâtre gestuel utilise le corps et le mouvement pour raconter une histoire, se rapprochant ainsi de la danse contemporaine et du mime.

  3. J’entends ici un théâtre où le corps de l’acteurice est la matière première et substantielle. C’est l’acteurice (son corps, son jeu) qui est mis à l’avant-plan devant la littérature, devant la parole.

  4. Etienne Decroux, Paroles sur le mime, Paris, Librairie thétrale, 1963, p. 70.

  5. Ibidem, p. 8.

  6. André Bourassa, « Scène québécoise : permutation de formes et de fragments en danse, mime et théâtre », Études littéraires, Vol. 18 / 3, 1985, p. 73‑94, p. 76.

  7. L’intermédialité est une approche conceptuelle pluridisciplinaire qui s’intéresse aux relations et aux interactions entre des médias distincts à l’intérieur d’une même œuvre. Voir : Théâtre et intermédialité, Éd. Jean-Marc Larrue, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2015

  8. Voir : J. David Bolter et Richard Grusin, Remediation Understanding New Media, Cambridge, Massachusetts; London, MIT Press, 2000

  9. « Indicatif présent : Gilles Maheu », Indicatif présent, Montréal, Société Radio-Canada, 1996.

  10. Sylvain Godin, « [s.t.] », H.E.C., 1983.

  11. Gilbert David, « Sur un théâtre traumatique : « Pain blanc ou l’esthétique de la laideur » / Carbone 14 », Jeu : revue de théâtre, 1983, p. 89‑110, p. 93.

  12. « Danse-théâtre », Wikipédia.

  13. Ginette Haché, Le non-dit comme moteur de création au confluent de la danse et du théâtre, Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2006, p. 50.

  14. Guylaine Massoutre, « La danse en scène », Jeu : revue de théâtre, 2001, p. 140‑146, p. 143.

  15. Diane Pavlovic, « Carbone 14 : nouveaux archétypes d’une génération perdue », Jeu : revue de théâtre, 1985, p. 107‑110, p. 108.

  16. Catherine Cyr et Louis Patrick Leroux, « Corps scéniques, textes, textualités : entretissages Percées », Percées, 2019.

  17. Par dramaturgie « plus traditionnelle », j’entends surtout une dramaturgie où le texte occupe un rôle central, une dramaturgie où la norme veut que les œuvres partent d’un texte (ce qui n’est généralement pas le cas de Carbone 14).

  18. Hélène Jacques, « Nommer le « théâtre nouveau » : le Théâtre postdramatique », Jeu : revue de théâtre, 2003, p. 169‑171, p. 169.

  19. Gilbert David, op. cit., p. 90.

  20. Ibidem, p. 92.

  21. En linguistique, on parle de redoublement ou de réduplication lorsqu’il y a répétition complète ou partielle d’un mot. Gilles Maheu transpose ce procédé au théâtre dans la gestuelle des interprètes.

  22. Ibidem, p. 93.

  23. Ibidem, p. 95.

  24. Ibidem, p. 95.

  25. Ibidem, p. 95.

  26. Ibidem, p. 96.

  27. Hervé Guay, « Chapitre 4. Percées internationales et horizons incertains, 1990-1999 », in Gilbert David, (éd.). Le théâtre contemporain au Québec, 1945-2015 : essai de synthèse historique et socio-esthétique, Éd. Gilbert David, 2020, p. 637, p. 428.

  28. Gilbert David, op. cit., p. 102.

  29. Ibidem, p. 103.

  30. Ibidem, p. 104.

  31. Ibidem, p. 105.

  32. Louise Vigeant, « Vingt ans sous le cerisier », Jeu : revue de théâtre, 1996, p. 58‑62, p. 61.

  33. Gilbert David, op. cit., p. 108.

Karolann St-Amand est doctorante en littératures de langue française à l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur la compagnie Carbone 14 et leur développement d’une écriture corporelle. Elle est codirectrice générale et artistique du Porte-Voix et adjointe à la recherche et à la coordination pour la Théâtrothèque du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ). Ses textes sont publiés en revues et parfois mis en lecture sur scène.

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