Résumé : La novellisation, la transposition d’un film en roman, a souvent été vue comme un objet commercial ou un simple produit dérivé accompagnant la sortie en salle d’une œuvre cinématographique. Dernièrement, un nouveau style de novellisation, celle dite littéraire, va au-delà de la simple description du film. Dans cet essai, j’invoque le thème du récit de soi comme l’intermédiaire entre le septième art et l’acte d’écriture de l’auteur·ice, en réfléchissant à cette réappropriation du cinéma mettant en scène un nouveau point de vue. Je démontre que le film choisi subit une forme de transformation lui donnant une caractère littéraire, certes, mais lui occasionnant aussi une détermination plus personnelle, qui n’apparaissait pas nécessairement dans la production d’origine. D’autres questions qui ponctuent mon texte portent sur les limites de la novellisation qui la définissent comme telle, le tout pour démontrer l’intérêt de ce genre littéraire trop longtemps boudé.
“I love her,” Han said emphatically. “I love her more than I love my own life, more than breath. When she touches me I feel like… I don’t know how to say it1”.
David Wolverton, Star Wars: The Courtship of Princess Leia
Dans notre société contemporaine, « la centralité [de] l’image2 » est flagrante. Ce phénomène se démontre bien par la popularité du mème, cette façon de communiquer impliquant une image devenue virale et répétée dans des contextes variés. Cet attrait hors pair pour la culture visuelle motive un intérêt sans égal pour le septième art qui, en 2018, atteignait « un nouveau record de recettes à 96,8 milliards de dollars dans le monde entier3 ». Les bouleversements pandémiques ont peut-être, depuis, changé notre manière de consommer le cinéma, mais les cinéphiles sont toujours au rendez-vous. D’autres formes d’art profitent de cet engouement et produisent des objets culturels qui puisent leurs inspirations dans l’industrie cinématographique. Par exemple, dans les librairies les plus populaires, on peut fréquemment tomber sur des couvertures accrocheuses représentant des productions de science-fiction, telles que Star Trek, Star Wars ou Alien. Il est possible de trouver aussi des ouvrages aux parcours complexes, comme Dracula, un roman basé sur le scénario du film homonyme réalisé par Francis Ford Coppola, film lui-même inspiré du roman de Bram Stoker. Ces livres qui reprennent l’œuvre entièrement ou qui se permettent d’aller plus loin que le récit projeté à l’écran ne sont pas considérés comme de la fanfiction. Alors, comment décrire ces ouvrages ? Peuvent-ils profiter du statut de création littéraire à part entière et ont-ils une validité dans le monde de la littérature ?
Adolescente, on pouvait aisément m’identifier comme le public cible de ce genre de publications. J’étais en effet une jeune geek ayant développé une obsession pour le cinéma auquel la lecture n’arrivait pas à faire compétition. En ce sens, c’était avec une certaine gêne que les histoires de mes livres de prédilection reprenaient celles de mes films préférés, me permettant de revisiter ces univers fictionnels et de revivre avec émotion certaines scènes (surtout les scènes romantiques, voir celle présentée en exergue). Maintenant, je comprends que ces refontes de productions à succès, tout comme des titres tels que Thelma, Louise & moi de Martine Delvaux ou Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger, peuvent appartenir au même genre littéraire : la novellisation. Jan Baetens, théoricien et auteur belge, la décrit non comme une simple « adaptation à l’envers4 », mais bien comme une réécriture du film. Selon le gabarit présent dans les chaînes de librairies dominantes, ces romans sont composés par des individus traités en technicien·nes, des « auteurs qui ne risquent pas de se prendre pour des “auteurs” et partants de faire des livres susceptibles de faire ombrage à l’œuvre cinématographique5 ». En revanche, depuis une vingtaine d’années, un autre type de novellisation s’impose, que Baetens nomme comme étant « littéraire ». Toujours selon ses recherches, cette nouvelle manière de pratiquer la novellisation se révèle plus audacieuse et se permet plus de latitude par rapport au film qui l’inspire6, libérant le genre de ce qui a déjà été fait. Dans cet essai, j’aborderai donc les deux formes de novellisation, celle créée à l’image du produit dérivé et celle s’en étant affranchie. Je me questionnerai à savoir ce qui les unit et je me demanderai si ce genre a sa place en littérature ou s’il ne demeure qu’en seconde zone, un simple calque du cinéma.
Une littérature jetable
La novellisation apparait conjointement avec l’industrie cinématographique grâce aux premiers catalogues rédigés par les producteur·ices de l’époque. On y retrouve de « longues descriptions des films7 » ensuite publiées sous différents formats. Dans les années 1920, ce type d’ouvrage se popularise et se transforme en roman-cinéma, une sorte de livre servant tout d’abord à instruire sur les « motivation[s] psychologique[s] des personnages8 ». Toutefois, avec l’avènement du cinéma parlant, le genre s’effrite puisque le public n’a plus besoin d’autant de précisions. Inspirées par les perspectives novatrices de la Nouvelle Vague française des années 1960 en France, les novellisations ressurgissent, puis adoptent un ton beaucoup plus commercial en Amérique du Nord. En dépit de ce parcours riche, je remarque qu’il est difficile de brosser un portrait historique complet et juste de la novellisation, en raison de son statut de « littérature jetable (littérature de gare en France, littérature d’aéroport aux États-Unis)9 », qui a entraîné un archivage défaillant du genre. Malgré un nouveau souffle à la fin du vingtième siècle, les critiques et théoricien·nes de l’époque boudent aussitôt de ce type d’ouvrage qu’iels qualifient de « sous-produit de l’industrie culturelle10 », bénéficiant de la notoriété préalable du film et n’existant que pour générer des revenus. Roland Barthes s’y est penché, mais parce que « leur bêtise [l]e touch[ait]11 ». Dans ce contexte, le genre ne jouit que d’une très mince reconnaissance et peine à se tailler une place dans la mémoire des littéraires.
Une littérature jetable, donc, quoique finalement payante, et George Lucas l’a pressenti. En effet, avant la sortie du premier opus de Star Wars, le réalisateur a exigé un contrat réclamant une partie des droits de suite sur tous les films, mais également sur les produits dérivés12, dont plusieurs dizaines de novellisations. Cette témérité l’élève en visionnaire puisque malgré l’impopularité initiale de ce type de marchandise, Lucas gagne son pari. D’après le magazine Forbes, la maison d’édition Random House, celle qui a pris le relais depuis la vente de Lucasfilm à Disney, affirme avoir « ainsi vendu pour 200 M$ de livres “Star Wars” aux États-Unis13 » en dix ans14. Évidemment, les ouvrages distribués ne sont pas que des novellisations, on y retrouve aussi des guides en images de l’univers du film. Cela montre tout de même l’attachement des fans à ces produits dérivés littéraires. Or, cette inclination reste associée à une consommation culturelle personnelle et ne se mérite toujours pas une place dans la recherche littéraire. Maints textes populaires sont déjà étudiés à l’université, pourquoi sommes-nous plus frileux avec les novellisations ? Cela semble être lié à la difficulté de la détacher de l’œuvre cinématographique inspiratrice, nous obligeant à concevoir ce type de livre comme une imitation de quelque chose qui existe déjà autrement.
Novellisation, un remake ?
Au début des années 2000, Jan Batens décrit pour la première fois la novellisation littéraire comme « une variante culturellement légitime, proche des formes et du statut de la littérature d’invention15 ». Il souligne la liberté de créer du genre par rapport aux films à partir desquels les novellisations prennent naissance. Jean Cléder, dans son texte Entre littérature et cinéma, définit ainsi cette conception neuve de la novellisation :
cette nouvelle forme de cinématographie offre par construction un redécoupage, une réappropriation des récits cinématographiques dans une perspective littéraire, dont l’intérêt serait demeuré anecdotique si elle n’offrait simultanément la possibilité de montrer, de l’expérience humaine, des processus qui resteraient invisibles sans la double médiation, dans cet ordre, du cinéma et de l’écriture16.
Au même moment, la novellisation des « films à grands budgets est […] systématique17 », forçant une comparaison entre les deux styles et amenant la question du remake, souvent employée pour parler de ce genre d’objet. Littéralement, remake se traduit par « refaire », faire de nouveau, la répétition d’un antécédent. D’après Jan Baetens le remake a « pour point de départ une matière filmique existante pour lui donner une autre consistance, une nouvelle forme18 ». Cependant, comme la novellisation littéraire se débarrasse « de la tutelle de son média d’origine19 », il ne s’agit donc pas d’une répétition de l’œuvre cinématographique initiale. Par conséquent, le mot remake est inadéquat pour cerner ce genre. Par exemple, dans Cinéma, Tanguy Viel semble refuser cette association puisqu’il « utilise la répétition pour mettre à distance la répétition20 ». À force de nommer le titre du film qui précède le livre, Sleuth, et de s’adresser à lui, son narrateur le personnifie. Sleuth en italique devient Sleuth, une figure avec qui il échange : « Quelquefois, je sors de chez moi et je m’excuse auprès de Sleuth parce que je le laisse seul21 ». Cette incarnation de Sleuth, le titre du film, lui confère un statut de personnage dans l’histoire et permet au roman d’établir une même distance avec la production d’origine. L’œuvre cinématographique n’est plus reléguée au deuxième plan, au travers de l’expérience cinéphile du narrateur qui domine dans le récit.
Même si la novellisation « commerciale » évoque la copie du film, par exemple en reprenant le titre de l’œuvre initiale dans le sien ou en décrivant dans leur entièreté certaines scènes, il me semble qu’elle ne puisse pas non plus porter le titre de remake. En raison de son caractère intermédiatique, il ne s’agit pas simplement d’« une sorte de scénario remanié22 ». À l’image de l’intertextualité, l’intermédialité permet des « relations médiatiques variables23 » sans que « les médias se plagient mutuellement […] au contraire, ils intègrent à leur propre contexte des questions, des concepts, des principes24… ». En ce sens, l’objet littéraire ne cherche pas à rivaliser avec l’objet cinématographique dont il provient. Il existe comme œuvre à part entière puisqu’il exige un travail de réflexion indispensable à la transformation du film en roman, le tout tournant autour du développement d’une entité narrative qui est absente du septième art. Un·e auteur·ice de novellisation doit se demander quel sera le rôle de cette nouvelle instance narrative et quelles informations supplémentaires elle pourra donner à son lectorat. Par exemple, dans l’extrait en exergue qui m’avait tant fait frémir étant jeune, le fait que le narrateur nous informe de l’énergie avec laquelle Han parle de la femme qu’il aime, la Princesse Leïa, nous donne accès à une nouvelle facette du personnage du contrebandier froid et sarcastique. Ces prises de décisions sont, selon moi, suffisantes pour exclure le titre de technicien·ne attribué aux créateur·ices de novellisation. Baetens écrit que dans « le système littéraire classique, l’auteur est un individu ; dans [le système littéraire commercial], l’auteur est une fonction ». Cette dépersonnalisation des créateur·ices de novellisation les convertit en octroyeurs de services et renouvelle à tort l’idée de leur manque de liberté dans l’écriture. C’est pour toutes ces raisons qu’il importe de cesser la reconduction de cette dichotomie soit en désacralisant le titre d’auteur·ice ou en l’attribuant à toutes « personnes qui écrivent ». Mettre un terme aux catégorisations permettrait de descendre celle·eux qui sont admiré·es par la critique de leur piédestal et alors extraire la novellisation de sa condition d’infériorité.
« The empire writes back25 » !
Pour les auteur·ices qui décident de redonner à la novellisation ses lettres de noblesse, le film choisi devient un prétexte pour se lancer dans le récit de soi, rompant avec l’idée qu’on avait de la novellisation comme un remake. En ce sens, le titre de Thelma, Louise & moi de Martine Delvaux est évocateur. Calqué sur celui de la production de Ridley Scott, il introduit la présence intime d’une narratrice au « je » par le pronom personnel « moi ». Que ce « moi » relève d’une écriture autofictionnelle dans le cas de l’œuvre de Delvaux ou d’une entité narrative homodiégétique, le lectorat peut s’attendre à un nouveau point de vue sur le film naissant du témoignage textuel. Dans l’œuvre Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger, l’intitulé pointe vers la biographie de la réalisatrice de Wanda, mais la lecture nous amène dans l’histoire de la narratrice. Celle-ci avait comme mandat de rédiger « une notice dans un dictionnaire de cinéma26 », mais malgré cette nécessité de présenter le film, elle se laisse gagner par le récit de Barbara Loden, puis par l’écriture de sa propre vie :
Je m’essayais à toujours plus d’objectivité et de rigueur. Décrire, rien que décrire. L’état des choses saisi en de moindres mots. Barbara, Wanda. S’y tenir. Viser au général et à l’anodin. Mais j’avais beau m’appliquer chaque matin à la saine et bureaucratique impassibilité d’un rédacteur de notice, je me faisais toujours emporter par le sujet, effarée, effondrée de découvrir que tout avait commencé malgré moi et même sans moi dans le désordre et l’imperfection27.
Son ouvrage est plus qu’une réécriture sobre du film : c’est une quête. Grâce à la présence de ses quelques « Reprenons28. », elle s’oblige à se recentrer. En dépit des détours, elle retourne au but initial de son écriture, la description du film. Ce mot, à l’impératif, nous entraîne avec elle, faisant intervenir les lecteur·rices dans son histoire, invitant ainsi à une forme d’intimité dans le récit. Nous l’accompagnons dans ses aléas. Son voyage en est aussi un dans la création :
C’est si difficile de raconter simplement une histoire ? demande encore ma mère. Il faut rester calme, ralentir et baisser la voix : qu’est-ce que ça veut dire « raconter simplement une histoire » ? Elle parle de péripéties, elle cite Anna Karenine, Les Illusions perdues ou Madame Bovary, elle dit que ça veut dire un début, un milieu et une fin, surtout une fin29.
La question de la création littéraire traverse aussi Martine Delvaux durant son visionnement du film Thelma & Louise. Elle expose ceci : « J’écris en même temps que je visionne le film. J’écris sur la vie et sur l’écriture, en même temps que je raconte le film, me demandant dans quelle mesure on peut réécrire un film30 ». Je ne connaissais pas l’œuvre de Ridley Scott avant ma lecture du livre de Delvaux, mais je me suis empressée de la regarder une fois l’ouvrage terminé. Dès les premières images, une émotion pénible m’envahissait puisque j’étais au fait du destin tragique des personnages. Mais grâce aux mots de Delvaux, je percevais aussi quelque chose de différent dans le récit que je n’aurais peut-être pas vu autrement. L’œuvre s’est métamorphosée, le road movie est devenu un manifeste féministe. Ma perception de l’histoire a été fortement transformée par le point de vue de la narratrice qui agissait comme nouveau personnage du film.
La menace fantôme du male gaze
À ce stade dans mes recherches, je me réalise compte que l’intégration d’une narration dans la novellisation permet un nouveau point de vue sur le récit du film. Comme je l’ai découvert suite à ma lecture de l’œuvre de Delvaux, l’expérience du film se transforme lorsqu’on entre en contact avec cette différente perspective. L’histoire s’est répétée avec ma lecture de Toutes les femmes sont des aliens d’Olivia Rosenthal. Cette fois-ci, je connaissais déjà Alien (toujours de Ridley Scott, un hasard ?). Je l’avais vu et analysé dans un cours de cinéma à l’université, où l’enseignant, un homme, nous transmettait ses savoirs en psychanalyse. Nous avions débusqué toutes les allusions sexuelles présentes dans la direction artistique inspirée par l’artiste surréaliste H. R. Giger, qui avait travaillé sur la production31, mêlant machine et corps humain. Le vaisseau rappelle l’entre-jambes d’une femme, la scène d’attaque contre Ripley fait apparaître l’image d’un viol (la tête du monstre comme un pénis et sa bouche comme une érection), et ainsi de suite… Sans que je le comprenne tout de suite, cette analyse montrait le male gaze ; un langage cinématographique défini par Laura Mulvey en 1975 et consistant en une vision masculine et fantasmée du monde, portée par le plaisir du voyeurisme. Ce male gaze est intégré dans l’art et dirige la plupart des productions de film de manière réfléchie ou non. Il faut en être conscient·e pour pouvoir s’en départir. Par l’entremise de sa novellisation, Olivia Rosenthal propose un tout autre point de vue sur l’œuvre de Scott :
peut-être qu’Alien est femelle, après tout qui me dit de quel sexe est la bête, c’est peut-être [Ripley], auquel cas c’est encore plus grave, encore plus effrayant. Alien c’est elle, Alien c’est l’histoire d’une femme […] Alien comme aliéné, comme celui qui est pris par l’autre, comme celui qui est entièrement sous la coupe d’une autre et qui ne peut pas vivre vraiment parce qu’il n’est pas complètement lui-même32.
Quel choc, quelle révélation ! L’autrice nous suggère une nouvelle perspective identitaire de la bête, mais aussi de l’œuvre cinématographique en nous rappelant que ces analyses ne reposent souvent que sur une question de point de vue. Penser qu’Alien est une femme change les rapports de force dans l’histoire. Ripley n’est plus la seule femme de l’histoire et Alien, en se métamorphosant en mante religieuse qui décapite tous les hommes qu’elle rencontre, lui confère une plus grande subjectivité33. La fin du film le démontre bien lorsque, après avoir gagné contre la bête, « Ripley se chante une chanson pour elle-même et […] enregistre un message de détresse qui serait sa façon de déclarer qu’elle a une voix dans son histoire 34 ». Toutes les femmes sont des aliens nous renvoie à Ripley, qui est aussi aliénée par son statut de femme, devant se défaire de l’ascendant des autres. Et cela renverse également le miroir vers nous, femmes vivant sous la coupe d’un monde patriarcal avec encore trop peu de manières de s’émanciper. D’ailleurs, dans son essai, Mulvey emploi une métaphore intéressante qui abonde dans le même sens :
The presence of a woman is an indispensable element of spectacle in normal narrative film, yet her visual presence tends to work against the development of a story line, to freeze the flow of action in moments of erotic contemplation. This alien presence then has to be integrated into cohesion with the narrative35.
La femme aliénée au cinéma, celle qui est sous l’emprise d’un autre, la femme alien qui n’appartient pas à l’histoire qui est racontée autour d’elle, tout cela représente les conséquences du male gaze.
Par conséquent, il me semble possible d’affirmer que l’expérience du livre permet de changer celle du film. En effet, la pratique de la novellisation offre une possible transformation de ces traces léguées par le regard masculin, non seulement sur notre vie, mais sur notre conception de la société et de ses objets de création. Cela nous donne accès à un vécu différent, une autre vision des choses que notre œil de cinéphile n’aurait pas attrapée du premier coup, trop confortable dans sa connaissance du monde initiale. Une connaissance qui peut laisser des séquelles, comme celles du male gaze. Pierre Ouellet explique, dans son livre Poétique du regard. Littérature, perception, identité, que la « littérature nous fait vivre des expériences perceptives médiates dont le support est l’imaginaire, puisque construit à partir d’images mentales résultant de notre double connaissance de la langue et du monde36 ». C’est ce pouvoir de l’écriture qui, permettant la création de nouvelles représentations, déforme le film en lui conférant certes une perspective littéraire, mais aussi un regard différent. Cette réappropriation du septième art laisse place à un autre point de vue que nous découvrons grâce à la narration, transformant en quelque sorte l’œuvre cinématographique d’origine. Pour moi, cette possibilité, entraînée par une pratique intermédiatique de la littérature, convie la théorie du female gaze au cinéma, comme solution au male gaze, qu’Iris Brey analyse dans son texte Le regard féminin : Une révolution à l’écran. Dans son ouvrage, Brey interprète le female gaze comme étant « un regard qui donne une subjectivité au personnage féminin, permettant ainsi au spectateur et à la spectatrice de ressentir l’expérience de l’héroïne37 ». Cette nouvelle entité narrative et ce nouveau regard qui émerge de la novellisation intimiste ouvrent la porte à un vécu différent de celui exposé dans le film. La liberté accordée par l’ajout de la parole d’une narratrice comme une voix hors champ posée en filigrane sur l’histoire du film le transforme et le dissocie éventuellement du regard masculin, redonnant au personnage féminin l’espace nécessaire pour partager son expérience.
Une catégorisation injuste
À la lumière de mes explorations sur le sujet, j’ai remarqué que la dichotomie entre novellisations « commerciales » et « littéraires » engendre une dispersion du genre, sans forcément aider les œuvres les plus innovantes à sortir du lot. Moi-même, quand je parlais de mes propres recherches, je me sentais obligée de me dissocier des novellisations considérées comme étant commerciales et donc moins « savantes ». Qui suis-je en train de convaincre ? Serait-ce encore la jeune geek qui s’autocritique en raison de ses obsessions ? Ou moi, l’autrice qui se voit telle une impostrice dans le monde de la littérature. Un peu des deux, certainement. Les chercheur·euses s’obstinent souvent à définir la légitimité d’un texte, mais ne devrait-on pas l’estimer valide à partir du moment où il est lu ? Je comprends que la novellisation commerciale est populaire, donc elle pourrait être perçue et étudiée au même titre que celle nommée « littéraire ». Apposer une étiquette « commerciale » impose cette idée de « sous-littérature », et ce, avant que le public ne puisse se pencher lui-même sur l’ouvrage en question. Une autre conséquence positive de ce changement de paradigme serait de se défaire de ce mythe du génie créateur sacré qui met sur un piédestal celui ou celle qui se taille une place dans le cœur des critiques. Je le rappelle, à l’adolescence, c’est la novellisation qui m’a ouvert les portes du monde de la littérature et éventuellement, celles de l’écriture. Je dois me rendre à l’évidence : la novellisation commerciale a eu plus incidence dans ma vie qu’« Anna Karenine, Les Illusions perdues ou Madame Bovary38 », pour citer Nathalie Léger, et c’est maintenant sans gêne que je l’intègre aux études littéraires.
Bibliographie
BAETENS, Jan, « De l’image à l’écrit : la novellisation, un genre mineur ? », Le Francais aujourd’hui, Vol. 165 / 2, 2009, p. 17‑25, [En ligne : https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2009-2-page-17.htm].
BARTHES, Roland, L’obvie et l’obtus. Essais critiques 3, Paris, Seuil, 1982, (« Essais critiques / Roland Barthes », 3).
BOURQUE, Olivier, « L’empire financier de Star Wars », TVA Nouvelles, 2015, [En ligne : https://www.tvanouvelles.ca/2015/12/17/lempire-financier-de-star-wars].
BREY, Iris, Le regard féminin: une révolution à l’écran, Paris, Éditions de l’Olivier, 2020, (« Les feux »).
CLÉDER, Jean, Entre littérature et cinéma: les affinités électives échanges, conversions, hybridations, Paris, Armand Colin, 2012, (« Cinéma-arts visuels »).
CLÉMOT, Hugo, « Alien ou la menace de l’Autre en moi : l’alien, Ripley et la femme inconnue (1) », Pop-en-stock, 2013, [En ligne : http://popenstock.ca/dossier/article/alien-ou-la-menace-de-lautre-en-moi-lalien-ripley-et-la-femme-inconnue-1].
DELVAUX, Martine, Thelma, Louise & moi, Québec, Héliotrope, 2018.
FRANCE-PRESSE, Agence, « Un record de recettes mondiales pour l’industrie du film en 2018 », Radio-Canada.ca, 2019, [En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1159856/recettes-mondiales-industrie-film-cinema-nouveau-record-2018].
La novellisation, du film au roman, Éd. Jan Baetens, Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2008, (« Réflexions faites »).
LA ROCCA, Fabio, « Culture visuelle et visualisation du monde : l’expérience in visu », Sociétés, N°112, juillet 2011, p. 95‑102, [En ligne : https://www.cairn.info/revue-societes-2011-2-page-95.htm?ref=doi].
LÉGER, Nathalie, Supplément à la vie de Barbara Loden, Paris, P.O.L, 2012.
MULVEY, Laura, Visual and Other Pleasures, Bloomington, Indiana University Press, 1989, (« Theories of Representation and Difference »).
MÜLLER, Jürgen, « L’intermédialité, une nouvelle approche interdisciplinaire : perspectives théoriques et pratiques à l’exemple de la vision de la télévision », Cinémas, Vol. 10 / 2-3, 2000, p. 105‑134, [En ligne : https://id.erudit.org/iderudit/024818ar].
RONGIER, Sébastien, Cinématière: arts et cinéma, Paris, Klincksieck, 2015, (« Collection d’esthétique », 86).
ROSENTHAL, Olivia, Toutes les femmes sont des aliens, Paris, Verticales, 2016, [En ligne : http://banq.pretnumerique.ca/accueil/isbn/9782072651113].
VIEL, Tanguy, Cinéma suivi de Hitchcock, par exemple, Paris, les Éditions de Minuit, 2018, (« Double », 109).
WOLVERTON, Dave, The Courtship of Princess Leia, New York, Bantam Books, 1994, (« Star Wars »).
-
Dave Wolverton, The Courtship of Princess Leia, New York, Bantam Books, 1994, (« Star Wars »), p. 57.↩
-
Fabio La Rocca, « Culture visuelle et visualisation du monde : l’expérience in visu », Sociétés, N°112, juillet 2011, p. 95‑102.↩
-
Agence France-Presse, « Un record de recettes mondiales pour l’industrie du film en 2018 », Radio-Canada.ca, 2019.↩
-
La novellisation, du film au roman, Éd. Jan Baetens, Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2008, (« Réflexions faites »), p. 9.↩
-
Ibidem, p. 10.↩
-
Ibidem, p. 13.↩
-
Jan Baetens, « De l’image à l’écrit : la novellisation, un genre mineur ? », Le Francais aujourd’hui, Vol. 165 / 2, 2009, p. 17‑25, p. 18.↩
-
Ibidem, p. 19.↩
-
La novellisation, du film au roman, op. cit., p. 11.↩
-
Ibidem, p. 10.↩
-
Roland Barthes, L’obvie et l’obtus. Essais critiques 3, Paris, Seuil, 1982, (« Essais critiques / Roland Barthes », 3), p. 59.↩
-
« George Lucas, visionnaire du marketing », Le Parisien, 2015.↩
-
Olivier Bourque, « L’empire financier de Star Wars », TVA Nouvelles, 2015.↩
-
Lié à cela, Scholastic, l’éditeur précédent, fait une remarque intéressante : “A lot of books we’re selling are to kids who don’t even know the movies. They’re too young to really experience them, yet they are attracted either by the visual look or parents saying, « This is my favorite thing! »”, « The “Star Wars” Universe: $20 Billion Worth of Toys, Rides, Books and Games », The Hollywood Reporter, 2012.↩
-
La novellisation, du film au roman, op. cit., p. 13.↩
-
Jean Cléder, Entre littérature et cinéma: les affinités électives échanges, conversions, hybridations, Paris, Armand Colin, 2012, (« Cinéma-arts visuels »), p. 184‑185.↩
-
La novellisation, du film au roman, op. cit., p. 12.↩
-
Jean Cléder, op. cit., p. 189.↩
-
La novellisation, du film au roman, op. cit., p. 68.↩
-
Sébastien Rongier, Cinématière: arts et cinéma, Paris, Klincksieck, 2015, (« Collection d’esthétique », 86), p. 178.↩
-
Tanguy Viel, Cinéma suivi de Hitchcock, par exemple, Paris, les Éditions de Minuit, 2018, (« Double », 109), p. 97.↩
-
La novellisation, du film au roman, op. cit., p. 15.↩
-
Jürgen Müller, « L’intermédialité, une nouvelle approche interdisciplinaire : perspectives théoriques et pratiques à l’exemple de la vision de la télévision », Cinémas, Vol. 10 / 2-3, 2000, p. 105‑134, p. 113.↩
-
Ibidem.↩
-
La novellisation, du film au roman, op. cit., p. 67.↩
-
Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, Paris, P.O.L, 2012, sans pagination.↩
-
Ibidem.↩
-
Ibidem.↩
-
Ibidem.↩
-
Martine Delvaux, Thelma, Louise & moi, Québec, Héliotrope, 2018, p. 83.↩
-
« What’s the Meaning Behind the Sexual Imagery in “Alien”? », The Take, 2015.↩
-
Olivia Rosenthal, Toutes les femmes sont des aliens, Paris, Verticales, 2016, p, 14.↩
-
Hugo Clémot, « Alien ou la menace de l’Autre en moi : l’alien, Ripley et la femme inconnue (1) », Pop-en-stock, 2013.↩
-
Laura Mulvey, Visual and Other Pleasures, Bloomington, Indiana University Press, 1989, (« Theories of Representation and Difference »), p. 19.↩
-
Ibidem, p. 9‑10.↩
-
Iris Brey, Le regard féminin: une révolution à l’écran, Paris, Éditions de l’Olivier, 2020, (« Les feux »), p. 39.↩
-
Nathalie Léger, op. cit., sans pagination.↩
- Ibidem.
À la maîtrise en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal, volet recherche-création, Jaëlle Marquis axe ses travaux sur les études féministes et l’intermédialité entre cinéma et littérature. Depuis 2020, elle a publié plusieurs textes de fiction et essais dans des revues universitaires, dont Grands Espaces, Le Pied et Lapsus et a participé à certains colloques dont Femmes de Lettres, à Québec, au printemps 2022.
Les commentaires sont fermés, mais les rétroliens et signaux de retour sont ouverts.