Léonore Brassard et Marine Noël, directrices du dossier
« Nous voulons seulement la justice, nous sommes las de crever de faim, et il nous semble qu’il serait temps de s’arranger, pour que nous ayons au moins du pain tous les jours1. » C’est ainsi que Maheu s’adresse au patron de la mine dans Germinal (1885), esquissant une critique poignante de la bourgeoisie de l’époque. Le naturalisme de Zola traite sans équivoque du sujet qui fâche : l’argent. Impossible de ne pas évoquer nombre d’auteur·ice·s du XIXe siècle qui ont fait de ce sujet un élément central de leur œuvre : du tableau lyrique de la pauvreté qu’est Les misérables (1862) de Victor Hugo, jusqu’à la critique ironique du rapport sacré qu’entretient la bourgeoisie montante avec la mesure monétaire dans les Contes cruels (1886) de Villiers de L’Isle-Adam. Car, si dans la société de l’Ancien Régime l’intérêt pour la monnaie était plus souvent signe de vices, ce rapport à l’argent s’est transformé au XIXe siècle, alors que le fait d’être économe est devenu le lieu d’une fierté, que le travail a pris la forme d’une vocation et la fructification de l’argent, celle d’une vertu2. De cette transformation, la littérature de l’époque prend évidemment le pouls ; elle le prend tout aussi bien aujourd’hui, notamment lorsqu’elle se penche sur les inégalités sociales que creusent les accès à la richesse. Ce sont les représentations littéraires et les réflexions sur le rapport à l’argent (le fétichisme dont il peut être l’objet3, le rapport consumériste au monde qu’il engage et les inégalités qu’il creuse) que ce numéro de Fémur a voulu explorer.
La question monétaire habite l’art, non seulement dans la peinture du social qu’il propose, mais aussi dans les liens pratiques qu’il contracte avec elle. Et si le XIXe siècle a fait la part belle à la représentation de la bourgeoisie et du prolétariat, la place centrale qu’occupe l’argent dans la littérature et les problèmes que représente le rapport complexe qui peut être entretenu à son égard précèdent les transformations économiques qu’il a vu naître. Ainsi, la vénalité comme défaut moral à critiquer est déjà le motif principal de L’Avare (1668) de Molière ; La Bruyère y consacre à son tour un chapitre dans Les Caractères (1687) ; et un siècle plus tôt Ronsard en faisait le thème de son poème « Contre les avaricieux » dans ses Odes (1550-1552).
Il va sans dire que la mise en fiction de l’argent n’a pas perdu de sa vitalité dans la littérature moderne et contemporaine – et c’est d’ailleurs cette dernière que les auteur·ice·s de ce dossier ont préféré se pencher. Cette importance capitale de l’argent dans la littérature actuelle peut d’abord se lire dans différentes peintures de la pauvreté : en témoignent l’ensemble de l’œuvre de Michel Tremblay, Bonheur d’occasion (1945) de Gabrielle Roy, ou plus récemment la trilogie Vernon Subutex (2015) de Virginie Despentes. Elle est aussi centrale dans une perspective intersectionnelle qui prend en compte les inégalités sociales, raciales, sexuelles et genrées. Pour Dany Laferrière, dans L’énigme du retour (2009), le récit de retour aux origines est le lieu d’une réflexion nécessaire sur les écarts de richesse qui divisent Port-au-Prince, mais aussi, à l’échelle mondiale, le Nord et le Sud. La littérature permet encore de réfléchir les liens entre crise économique, manières de consommer et montée du fascisme et du racisme, comme le fait Toni Morrison dans La source de l’amour propre (2019), où l’autrice rappelle que « [l]e fascisme parle la langue de l’idéologie, mais il n’est en vérité que marketing : marketing visant à s’assurer le pouvoir4. » C’est encore l’accès à l’éducation dans les milieux modestes, et donc l’accès à la littérature, que certaines œuvres abordent – sujets notamment de l’ouvrage Retour à Reims (2009) de Didier Eribon ou plus récemment de Là où je me terre de Caroline Dawson (2020). À la suite de Virginia Woolf dans Une chambre à soi (1929), pourrait-on dire, en ce sens, qu’un accès stable à de l’argent est nécessaire pour écrire, Woolf faisant de l’indépendance financière des femmes une étape nécessaire vers leur accession à l’écriture ? En lisant de façon anachronique son célèbre texte, nous pourrions d’ailleurs élargir cette constatation à toutes les minorités. Dans ce numéro, l’essai de Sanna Mansouri nous permet d’adopter un point de vue intersectionnel sur l’argent et le statut social, lesquels impactent l’accès à l’université et au milieu littéraire et sont indissociables du milieu d’origine des personnes, plus fortement encore quand elles sont issues de l’immigration et tentent de s’adapter au modèle économique du pays d’accueil.
Réfléchir à la question monétaire dans la littérature, c’est aussi penser les habitudes de consommation et le geste d’acheter, qu’il soit une obsession, comme dans le roman Les choses (1965) de Georges Perec ou une manie mortifère associée au paraître, comme dans American Psycho (1991) de Bret Easton Ellis. « Il y a […] des moules à 2,99 euros, de la queue de lotte à 14,95 euros. Les prix sont en lettres gigantesques, toujours sur le même fond jaune acide5 », écrit Annie Ernaux dans Regarde les lumières mon amour (2014) lorsqu’elle considère l’univers codifié qu’est son supermarché ; la « société de consommation », telle que théorisée par Jean Baudrillard dans l’ouvrage du même nom (1970), est d’ailleurs l’un des sujets de l’œuvre de Réjean Ducharme, circonscrit dans ce dossier par les réflexions d’Emilie Drouin et d’Emmanuelle Dorion. C’est aussi l’un des enjeux de l’article de Karolann St Amand, qui porte sur la danse-théâtre de la compagnie Carbone 14. Plus encore, penser l’argent dans la littérature, c’est aussi s’intéresser aux individus transformés eux-mêmes en marchandise, notamment les femmes lorsqu’elles deviennent objets d’échange, ainsi que s’y propose dans ce dossier Alexia Giroux, à partir d’une lecture des Chiennes savantes de Virginie Despentes.
Au-delà du motif littéraire, la question de l’argent doit être réfléchie en tant qu’elle vient souvent s’interposer dans une conceptualisation générale de l’art et de l’écrivain·e. Déjà en 1839, Sainte-Beuve critiquait le commerce littéraire sous le nom de « littérature industrielle », décrivant par-là la naissance d’une littérature qui se plierait aux exigences du marché. Theodor Adorno et Max Horkheimer développent plus tard une critique de la Kulturindustrie autour d’une idée similaire. Le rapport entre l’art et l’argent est encore interrogé par Walter Benjamin, dans une lignée marxiste, à partir de la poésie de Charles Baudelaire, ce « poète lyrique à l’apogée du capitalisme6 ». Si une telle critique a été marquée par la montée du capitalisme, le lien souvent problématique entre littérature et argent était toutefois déjà critiqué avant l’« apogée » de ce système : ainsi, dans Don Quichotte (1605), le curé se lamente que « les comédies sont devenues marchandises vendables » et que, dans ces circonstances, « le poète tâche de s’accommoder à ce que lui demande l’entrepreneur qui doit payer son œuvre7 ». Le « marché du livre » se base sur une commercialisation non seulement des objets littéraires, mais aussi de la figure de l’auteur·e dont les nombreux salons du livre, lancements ou événements médiatiques font étalage. À quel point le livre est-il, ou n’est-il pas, un objet commercial ? C’est cette question, parmi d’autres, que nous avons posée à Roxane Desjardins, directrice littéraire des Herbes rouges, qui a eu la générosité de se prêter au jeu et de réfléchir avec nous sur l’industrie du livre, mais aussi sur la place de la contre-culture dans l’espace littéraire. Car, en dehors d’une économie de marché, on assiste ces dernières années à l’essor d’autres modèles de publication : fanzine, blogs d’écriture, revues en ligne, livres publiés à compte d’auteur·ice·s, etc. À son tour, Jaëlle Marquis parlera, dans ce dossier, de l’émergence d’une forme littéraire d’abord commerciale puis de l’émancipation de cette forme.
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L’œuvre de Réjean Ducharme est à l’honneur dans ce numéro. Se concentrant sur Le Nez qui voque et L’hiver de force, Emmanuelle Dorion interroge l’attitude réfractaire des personnages ducharmiens quant aux manières de consommer. L’autrice revient sur les publications de la revue Mainmise dans lesquelles elle sonde un discours social anticapitaliste propre aux années 1970 qui, à bien des égards, se reflète dans les romans de Ducharme. Comment ces personnages de Ducharme se soumettent-ils ou résistent-ils au système économique dans lequel ils évoluent ? Quelle radicalité permet la fictionnalisation de ces rapports contre-culturels à l’argent ? Ces questions rejoignent l’analyse portée par Emilie Drouin autour de la pièce de théâtre Inès Perée et Inat Tendu, alors qu’elle souligne la critique du capitalisme que cette pièce sous-tend. Drouin nous montre alors comment la pièce de Ducharme s’attaque à une vision du monde dans lequel travail et propriété privée auraient finalement remplacé une attention réelle à soi, aux autres et à l’environnement. Ces questions se mêlent évidemment à l’un des thèmes récurrents de l’œuvre ducharmienne : celle de l’enfance et de la recherche d’un idéal de pureté.
Le théâtre québécois est à nouveau abordé par Karolann St-Amand dans une analyse portant sur la pièce Pain blanc de la compagnie Carbone 14. Gilles Maheu y reprend la théorie de la danse-théâtre développée par Pina Bausch pour aborder, par le théâtre gestuel, l’aliénation par le travail. Ce sont aussi les manières de consommer que Maheu interroge, liant travailleur·se·s et consommateur·ice·s autour de gestes répétitifs ou grégaires. St-Amand soulève que, au-delà du texte, cette prédominance de la danse et du mime dans la pièce invite à penser l’ancrage des notions de rendement et de productivité à même le corps.
Dans une perspective féministe, l’argent est abordé sous sa dimension à la fois émancipatrice et aliénante dans l’article d’Alexia Giroux « Le regard sur le travail du sexe : le Female Gaze et Male Gaze à l’œuvre dans Les chiennes savantes de Virginie Despentes ». Giroux s’y interroge sur les rapports ambivalents qu’entretient le second roman de Despentes avec le possible pouvoir acquis par les femmes à travers le travail du sexe. L’argent, chez Despentes, permet-il vraiment une reprise d’agentivité ? En jouant avec les fantasmes des hommes pour en tirer profit, les femmes des Chiennes savantes permettent-elles de renverser un regard masculin qui, autrement, tendrait à les faire simples objets de fantasme ? Comment ce jeu autour du contrôle économique via le sexuel peut-il se lier à celui d’un contrôle de l’agentivité narrative, là où le « male gaze » propre à la pornographie se transforme en « female gaze » dans le journal de la protagoniste ?
Sanna Mansouri explore, pour sa part, dans « Il vaut mieux que je ne sois pas trop cultivée », le chemin qu’elle a emprunté en tant que femme issue de l’immigration de deuxième génération. Elle mène à bien cette réflexion en avançant tour à tour dans sa propre expérience et dans les œuvres qui l’ont marquée (qu’elles soient littéraires, musicales ou théoriques). Mansouri met en lumière les difficultés spécifiques de ce parcours en littérature et à l’Université, difficultés à la fois sociales, culturelles, économiques (notamment subventionnaires), familiales et personnelles ; et aussi la force nécessaire aux « transfuges de classe ». « Nous venons de milieux précaires : nos parcours témoignent d’un bug dans la matrice », écrit-elle, paraphrasant Nesrine Slaoui.
Revenant sur sa propre expérience de lectrice et de cinéphile, Jaëlle Marquis aborde la novellisation, c’est-à-dire l’adaptation d’un film en roman. Si ce procédé s’est d’abord répandu pour des raisons commerciales, l’auteure discute de sa place dans la littérature contemporaine en se penchant sur les œuvres de Martine Delvaux, d’Olivia Rosenthal et de Nathalie Léger et en remarquant que cette pratique permet l’intégration d’un point de vue essayistique ou autobiographique qui a pour effet, parfois, de revoir le film, de le réévaluer. Une réflexion sociale sous-tend cet essai : pourquoi ce clivage entre novellisations commerciale et littéraire ? Pourquoi y a-t-il une gêne à envisager ces novellisations comme de la littérature ?
Enfin, autour du thème de l’argent, Roxane Desjardins, directrice de la maison d’édition Les Herbes rouges, nous parle de la situation socio-économique des écrivain·es au Québec et du rôle que peuvent jouer les différent·e·s acteur·ice·s du milieu de l’édition vers une amélioration de ces conditions. Cet entretien est l’occasion d’aborder les questions financières du point de vue de la contre-culture et de réfléchir à ce qu’est ou devient le contre-culturel dès qu’il est lié à des besoins monétaires. Dans ces pages, c’est sa mission d’éditrice que Roxane Desjardins affirme et nous laisse entrevoir.
Nous avons donc, pour ce numéro de Fémur, demandé aux auteur·ice·s de réfléchir avec nous aux différentes ramifications de l’industrie et de la contre-industrie du livre, à la représentation du lien entre art et argent, à sa critique (abus de pouvoir, fossé entre les classes sociales, fétichisme, réification des relations, conception comptable du monde, mise à sac de la Nature), ou encore à son apparition (vie économique, classes sociales, transactions, avarice et dépense) dans les œuvres littéraires.
Bibliographie
BENJAMIN, Walter, Charles Baudelaire: un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Trad. Jean Lacoste, 2021.
CERVANTÈS, Miguel, Don Quichotte I, Paris, Gallimard, 1988.
ERNAUX, Annie, Regarde les lumières mon amour, Paris, Gallimard, 2016, (« Folio »).
MORRISON, Toni, La source de l’amour-propre, Trad. Christine Laferrière, Paris, Éditions Christian Bourgois, 2019.
WEBER, Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Trad. Isabelle Kalinowski, Paris, Flammarion, 2017, (« Champs »).
ZOLA, Émile, Germinal, Paris, Éditions Fasquelle, 1983.
Émile Zola, Germinal, Paris, Éditions Fasquelle, 1983, p. 209.↩
Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Trad. Isabelle Kalinowski, Paris, Flammarion, 2017, (« Champs »).↩
Ce fétichisme, s’il fait d’abord signe à sa définition marxienne, peut aussi s’entendre dans le sens sexuel qu’il ne revêt pas encore à l’époque de la publication du Capital. Ainsi le Séraphin d’Un homme et son péché (1933) tâte l’argent dans de « suprêmes attouchements », ressentant par ce simple contact une « jouissance atteignant à un paroxysme que ne connut jamais la luxure la plus parfaite ».↩
Toni Morrison, La source de l’amour-propre, Trad. Christine Laferrière, Paris, Éditions Christian Bourgois, 2019, p. 29.↩
Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Paris, Gallimard, 2016, (« Folio »), p. 43.↩
Walter Benjamin, Charles Baudelaire: un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Trad. Jean Lacoste, 2021.↩
Miguel Cervantès, Don Quichotte I, Paris, Gallimard, 1988, p. 574.↩
Léonore Brassard est docteure en littérature comparée, diplômée de l’Université de Montréal. Sa thèse, intitulée L’invention de la rencontre : Contrat et transaction dans les représentations littéraires de l’échange prostitutionnel, s’intéresse à différentes modalités fantasmées de la rencontre dans la représentation de la prostitution, notamment en tant que cette dernière devient souvent paradigmatique du capitalisme. Elle est actuellement stagiaire postdoctorale au Laboratoire d’Études de Genre et de Sexualité (LEGS), à Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Elle a par ailleurs co-dirigé, avec Benjamin Gagnon-Chainey, le dossier 10 de la revue MuseMedusa, « Des fées marraines aux pleureuses : les figures de l’accompagnement, du berceau au tombeau », qui paraîtra prochainement.
Marine Noël est étudiante au doctorat en littératures de langue française à l’Université de Montréal et en cotutelle à l’Université de Lorraine (France). Ses travaux sont dirigés par Claire Legendre et Véronique Montémont. Son projet de recherche-création porte sur le documentaire et l’autobiographie ainsi que sur les représentations du monde rural en littérature contemporaine française. Elle étudie entre autres les œuvres photolittéraires de Raymond Depardon et les écrits d’Édouard Louis et de Nicolas Mathieu. Elle travaille conjointement dans l’enseignement du français et de la littérature.