Entretien réalisé par Léonore Brassard et Marine Noël, co-directrices du dossier
Roxane Desjardins est écrivaine et éditrice. Elle dirige les Éditions Les Herbes rouges, où elle travaille comme éditrice depuis 2017. Elle a publié trois livres, Ciseaux (2014, prix Émile-Nelligan et prix Félix-Leclerc de poésie), Moi qui marche à tâtons dans ma jeunesse noire (2016, finaliste, Prix littéraires du Gouverneur général), et Le revers (2018, finaliste, Prix littéraires du Gouverneur général). Elle a également fait paraître plusieurs zines depuis 2013 et a codirigé l’anthologie La poésie des Herbes rouges (2018). Après une scolarité de doctorat en littérature (recherche-création) à l’Université de Montréal, elle se consacre actuellement à l’édition à temps plein.
Fémur (Léonore Brassard et Marine Noël) : Selon toi, en quoi le livre est-il, ou n’est-il pas, un objet commercial ?
Roxane Desjardins : Le livre est un objet commercial. Il n’y a pas de doute pour moi là-dessus. J’aimerais bien pouvoir vous parler de ce que serait un livre hors du capitalisme, mais pour le moment, une tomate aussi est généralement un objet commercial. Dans la mesure où la tomate peut pousser à partir d’une graine (qu’on peut trouver sans l’acheter), elle n’est pas toujours un objet commercial. Le livre, lui, est imprimé et relié par des machines, sur du papier qui est fait à l’aide de machines aussi, et le reste de la fabrication repose sur le travail de personnes qu’il faut rémunérer : on ne s’en sort pas, il y a de l’argent d’impliqué, et donc c’est un objet commercial.
Peut-être que si les gouvernements finançaient 100% de la production, de la diffusion, de la préservation des livres, alors le livre pourrait ne pas être un objet commercial, même dans le capitalisme ? Mais dans cette hypothèse, comment s’assurerait-on que les gouvernements ne se retrouvent pas à intervenir un peu trop dans les programmes éditoriaux ? C’est un équilibre tellement fragile, et la littérature est une chose si complexe, qui se mêle de tous les sujets, secoue les tabous, guérit les uns en blessant les autres… Comment protégerait-on la complexité de cet écosystème, qui touche si intimement à la vie ?
Maintenant, que le livre soit un objet commercial ne fait pas de lui un objet contaminé. L’inventivité des personnes qui se démènent à l’intérieur du système capitaliste pour y créer du sens est immense. Comme éditrice littéraire, je vois mon rôle comme celui d’une barrière de protection qui fait aussi lien (on pourrait dire : une peau). En me chargeant de tout ce qui touche aux enjeux financiers, matériels et discursifs de la conception d’un livre (hors de la subsistance de l’écrivain·e pendant la création, mais c’est une autre question dont on pourra reparler plus tard), je peux protéger la démarche d’écriture, permettre aux écrivain·e·s de porter leur attention sur le texte en soi, et non sur son potentiel de vente.
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Fémur : Aux Herbes rouges (ou en général dans l’édition), comment fonctionne la rémunération des auteur·ice·s ?
Roxane Desjardins : En général, dans l’édition littéraire (c’est ce que je connais et c’est pourquoi c’est de ça que je parle), du strict point de vue de l’échange entre la maison d’édition et l’écrivain·e, les contrats prévoient que l’auteur·ice reçoit en guise de droits d’auteur 10 % du prix de vente du livre, pour chaque exemplaire vendu. La librairie prend habituellement 40 %, le distributeur environ 15 %. Le reste (35 % si vous comptez avec moi) couvre toutes les dépenses de la maison d’édition, soit l’impression, mais aussi la mise en page, la révision linguistique, la correction, l’édition, le travail de commercialisation, la couverture… Sur le tirage total, il y a des livres qui ne seront pas vendus, aussi, comme les services de presse et les exemplaires soumis aux jurys de prix littéraires.
La façon dont fonctionne la distribution suppose que les libraires peuvent commander (acheter) des livres, mais les retourner sans frais dans une période qui peut aller jusqu’à un an. Donc, nous devons attendre que se soit écoulé un an après la parution du livre. Les calculs de droits d’auteurs se font habituellement après la fin d’une année financière de la maison d’édition. Bref, ça peut souvent prendre un an et demi avant que l’auteur·ice reçoive son premier chèque. Pour pallier – très partiellement – ce délai qui correspond à nos yeux à un grèvement du revenu de l’auteur·ice, nous avons commencé, il y a quelques années, à remettre un à-valoir au moment de la signature du contrat pour les nouveautés. Ce qui permet à l’auteur·ice de recevoir son chèque généralement maigre (ne nous mentons pas, ça met peut-être du beurre sur les toasts mais ça ne paye pas le pain et encore certainement moins le loyer pour l’écrasante majorité des écrivain·e·s) plus près du moment où son travail est accompli. Le cycle de vie des livres en librairie est généralement très court : au-delà des premières années, même pour un titre encensé, la majorité des libraires ne conserveront qu’un ou deux exemplaires, souvent aucun, auquel cas les ventes dépendront presque totalement des commandes passées par les client·e·s. Bref, l’essentiel des ventes ont lieu dans la première année.
Cela dit, et c’est important : la relation entre l’éditeur·ice et l’auteur·ice n’est pas à mes yeux une relation entre un patron et un employé. C’est une relation de collaboration, de soutien à la création, de partage de ressources.
Une activité de mon métier qui compte beaucoup pour moi est de soutenir les écrivain·e·s dans la rédaction de leurs demandes de bourses. C’est la meilleure façon que je connais dans le système actuel pour assurer leur subsistance, et par extension leur liberté, pendant l’écriture.
Fémur : Quelle serait ta vision ou ton idéal concernant les conditions d’existence des auteur·ice·s ?
Roxane Desjardins : Quelle belle question ! Je pense que nous avons besoin d’un revenu minimum garanti qui permette à absolument tout le monde de se loger, de se nourrir et de recevoir les soins dont chacun·e a besoin.
Contempler cette idée m’a permis de sortir de débats mentaux sans fin avec moi-même, parce que je trouve que les auteur·ice·s sont incroyablement mal payé·e·s, mais il m’apparaît évident que ce n’est pas simplement en rebrassant les pourcentages qu’on arrivera à régler ça. C’est-à-dire que dans l’écologie d’une maison d’édition comme la nôtre, si un livre rapporte à la maison des ressources plus grandes que celles qui ont été mobilisées pour le créer (et pour fonctionner : il y a une partie de nos dépenses qui ne touchent pas la création d’un livre en particulier – la gestion, le loyer, la tenue de dossiers, etc.), autrement dit si un livre « génère du profit », ce « profit » est aussitôt réinvesti pour publier d’autres livres, améliorer les conditions de travail et la promotion des titres, etc.
Surtout, parce que nous vendons les livres, il me semble qu’il faut veiller à protéger la création de toute logique de marché, le plus possible. À mes yeux, la seule façon d’assurer une liberté de création aux auteur·ice·s, c’est de ne pas lier leur revenu à leur « production ». C’est pourquoi une simple augmentation du montant associé aux livres vendus ne me semble pas être la voie à suivre.
Fémur : Au Québec, en quoi le système de subventions est-il un atout pour soutenir les maisons d’édition et les auteur·ice·s ? Ou, au contraire, quelles limites pose-t-il ? Est-ce que le système de subventions influence, selon toi, la diversité de la production littéraire ?
Roxane Desjardins : Au Québec, il n’y a pas un assez grand bassin de lecteur·ice·s pour que l’édition littéraire existe sans subventions. Alors, je ne dirais pas que c’est un atout, je dirais que c’est nécessaire.
Les maisons d’édition étant subventionnées, on peut considérer que ça les aide à adopter des projets pas seulement pour leur potentiel de rentabilité, mais aussi sur la base de leur intérêt artistique. En ce sens, oui, la diversité de la production littéraire est alimentée par le système de subventions.
D’un autre côté, évidemment que les organismes subventionnaires, en dictant leurs critères d’évaluation, peuvent influencer la production littéraire. Par exemple, jusqu’au milieu de la décennie 2010 environ, la subvention au fonctionnement des maisons d’édition du Conseil des arts du Canada était calculée selon le nombre de livres publiés par une maison (une fois que la maison avait été jugée apte à être subventionnée bien sûr), ce qui se traduisait, si je résume très grossièrement, par l’idée que publier un livre de plus correspondait à obtenir plus d’argent du Conseil des arts. Vous comprenez que ça a pu avoir l’effet insidieux de créer une culture du « publier plus ». Un autre exemple : pour obtenir le maximum de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec, une maison d’édition doit avoir eu recours au travail de personnes qui travaillent au Québec. C’est logique du point de vue fiscal, mais ça veut dire, par exemple, qu’on ne sera pas soutenu·e·s pour rémunérer les auteur·ice·s, les illustrateur·ice·s, mais aussi les réviseur·e·s, les graphistes, etc., qui vivent ailleurs. On peut imaginer que si le soutien financier gouvernemental fonctionnait autrement, il y aurait plus de collaborations extraterritoriales.
Il existe du soutien strictement financier, comme le crédit d’impôt ; d’autres subventions évaluent la qualité et la viabilité de nos œuvres et de nos entreprises, comme celles du Conseil des arts du Canada, de la SODEC, du Fonds du livre du Canada. Ces dernières sont allouées notamment à la suite d’une évaluation par un jurys de pairs, c’est-à-dire d’éditeur·ice·s.
Je donne ces exemples et ces détails parce que j’ai entendu plusieurs fois des critiques ou des soupçons de censure (ce mot qui fait peur) vis-à-vis des organismes subventionnaires, et je trouve important de se figurer le champ d’action de ces organismes. Il faut savoir qu’ils ont un effet sur la création et sur la production des livres, et aussi que ces organismes, parce qu’ils sont liés aux gouvernements, peuvent refléter les valeurs de ces gouvernements. Je considère qu’en ce moment, les organismes qui nous subventionnent ont très peu de prise sur nos choix littéraires. On publie, essentiellement, ce qu’on juge bon et pertinent. Mais ce n’est pas garanti, ça ne tiendra pas nécessairement toujours.
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Fémur : Est-il possible de vivre de sa plume au Québec ?
Roxane Desjardins : Oui, c’est possible. Certain·e·s y arrivent pendant quelque temps ; très rares sont les personnes qui n’auront fait que ça de toute leur vie.
Ça demande, par contre, des ressources particulières. Les personnes qui y arrivent combinent des bourses de création, des revenus de droits d’auteur, et souvent aussi des revenus d’activités connexes : publications en revue, conférences et autres animations dans les écoles, cégeps et universités, etc.
Une chose est sûre : si on aspire à une telle carrière, il faut accepter que ça exige de la planification, y compris en ce qui concerne la création. Il faut accepter de dire : « Voici le livre que je voudrai probablement écrire l’année prochaine. » Ça demande également de posséder un coussin financier, parce que les revenus seront inégaux d’année en année. L’image romantique de l’écrivain·e qui se laisse porter exclusivement par l’inspiration de livre en livre, écrivant à la seule faveur de son envie, c’est un mythe.
Fémur : Que penses-tu de la situation socio-économique des écrivain·es au Québec ?
Roxane Desjardins : Je pense qu’elle est généralement lamentable. Outre quelques très rares « élu·e·s », les seules personnes qui ont une bonne situation socio-économique tirent ces conditions d’autres activités professionnelles ou de ressources qu’ielles possédaient déjà avant de devenir écrivain·e·s. Et ça nuit considérablement à la possibilité de multiplier les voix. Pour devenir écrivain·e au Québec, il faut soit avoir un soutien financier familial, soit pratiquer un métier payant, soit être incroyablement tenace, persévérant·e, brillant·e, et avoir la grâce de trouver des institutions qui souhaiteront nous soutenir. Accéder au statut d’écrivain·e et s’y maintenir est particulièrement exigeant et périlleux pour les personnes issues de milieux pauvres.
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Fémur : Le milieu du livre québécois peut-il être considéré comme sa propre classe sociale ? Comme un réseau ? Que penses-tu de l’accessibilité à ce réseau? À ta connaissance, y-a-t-il des auteur·ices hors-circuit qui, encore aujourd’hui, sont publié·e·s ?
Roxane Desjardins : Je dirais que ce n’est pas exactement une classe sociale, plutôt un champ social. Si on veut rester dans le vocabulaire du réseau, ce serait peut-être un ensemble de réseaux ? Une chose qui est particulière dans le(s) milieu(x) littéraire(s), c’est que pas mal de monde qui y atterrit est l’extraterrestre de son milieu d’origine, de sa famille… Je pense à la maison que forment Les Herbes rouges, ce sont des personnes avec des projets uniques et singuliers, et chacune reste un peu à l’orée, tout le monde est un peu outsider. Et chacun·e a ses propres amitiés, ses contacts professionnels, ses affinités. C’est pourquoi j’emploierais plutôt réseaux au pluriel.
Le vrai hors circuit, ce serait l’autoédition et l’édition à compte d’auteur·ice, qui ne cessent de gagner en popularité ; je n’y connais rien, sinon que c’est un tout autre monde, où les livres ne se retrouvent que très rarement en librairie et où les auteur·ice·s doivent débourser pour voir leur livre produit. On voit l’ampleur du phénomène dans les Statistiques de l’édition au Québec publiées par BAnQ1.
Fémur : Quel est le lien (ou le fossé), selon toi, entre le réseau universitaire (en création littéraire / littérature) et celui du milieu du livre ?
Roxane Desjardins : La croissance de la création littéraire au sein des universités nourrit indéniablement le champ littéraire, mais la création d’un mémoire ou d’une thèse reste très différente de la création d’un livre. C’est pourquoi d’ailleurs même sur un mémoire exceptionnel, il restera un travail éditorial à faire, comme pour tous les textes issus de l’université. J’accompagne une autrice dans ce processus en ce moment et c’est très riche, elle a mené des réflexions poussées et a exploré plusieurs voies à l’université, et maintenant, ce qu’il lui reste à faire, c’est d’embrasser le projet dans la forme qu’elle a finalement fixée et de lui donner de la chair, de le pousser jusqu’au bout, avec le deuxième souffle que lui donne l’horizon de la publication en livre.
Les deux champs sont connexes, beaucoup de personnes appartiennent aux deux, mais appartenir à l’un n’a pas pour effet immédiat d’appartenir à l’autre. Les codes restent très différents.
Fémur : Faut-il être éduqué·e, au Québec, pour être auteur·ice ? Penses-tu que la classe sociale influence la possibilité d’être auteur·ice ?
Roxane Desjardins : Du point de vue des ressources disponibles pour qu’une personne consacre une part importante de son temps et de son énergie à l’écriture, c’est certain que la classe sociale a un effet. Je pense aussi qu’au sein des classes sociales défavorisées, c’est beaucoup moins évident de s’imaginer écrivain·e. J’ai entendu récemment, dans un entretien, une écrivaine d’origine latino-américaine expliquer que les immigrant·e·s de première ou de deuxième génération rencontrent généralement plus de résistance dans leur famille quant à leur désir de devenir écrivain·e, notamment parce qu’il y a une précarité associée à l’immigration et que les familles entretiendront alors souvent le souhait que leurs descendant·e·s accèdent à un revenu plus stable que celui qu’on associe à l’écriture.
Ma perspective sur cette question manque probablement de richesse, parce que je n’ai pas moi-même fait l’expérience de changer de classe sociale en devenant écrivaine; j’ai eu la chance de grandir près de Montréal, dans une famille blanche de la classe moyenne qui valorisait la littérature (mes deux parents pratiquent des métiers liés au monde du livre), et parce que j’ai bénéficié de leur soutien financier pour entamer mes études. Ce contexte m’a aidée à trouver très tôt du travail dans l’édition.
Et à regarder les écrivain·e·s de carrière autour de moi, je dirais qu’un changement a lieu en ce moment, mais qu’historiquement, au Québec, ça a été plus facile pour les personnes blanches et disposant de certaines ressources d’accéder au statut d’écrivain·e. Le changement s’amorce, mais il est loin d’être terminé, et un des grands défis auxquels nous faisons face, les maisons d’édition, c’est d’offrir à une plus grande diversité de communautés des informations essentielles sur notre mode de fonctionnement, afin de faciliter l’accès des aspirant·e·s écrivain·e·s aux réseaux littéraires. Traditionnellement, ces informations ont généralement circulé par bouche à oreille et il fallait donc trouver son chemin vers le milieu littéraire seul·e. Les enseignant·e·s peuvent combler ce vide en partie, mais je trouve qu’il manque des ressources claires destinées au grand public à ce sujet. Ça fait partie des choses dont on discute avec le comité pour la diversité culturelle de l’Association nationale des éditeurs de livres, présidé par Rodney Saint-Éloi, dont je fais partie depuis sa création en 2020. J’aimerais que nous arrivions à faire de notre milieu un milieu plus accessible, moins la chasse gardée des initié·e·s.
Fémur : L’appartenance au milieu littéraire québécois est-elle un avantage pour voir son travail publié ?
Roxane Desjardins : Ça peut l’être dans la mesure où côtoyer des personnes qui travaillent dans le milieu du livre peut donner de précieuses informations quant aux meilleures façons de réussir le premier contact avec une maison d’édition. L’édition repose sur la relation ; c’est une relation. Alors évidemment, lorsque les rencontres ont lieu, lorsque le lien commence à se créer, ça peut faciliter des suites.
Je lis dans votre question (mais peut-être que je me trompe) une autre question, sous-entendue : « Comment faire pour voir son travail publié ? » Et pour répondre un peu aussi à celle-là, j’aimerais dire qu’à mon avis, et selon mon expérience, publier son travail n’est pas aussi important que de trouver la bonne maison où le publier, créer une relation riche avec l’équipe, les autres auteur·ice·s, le catalogue…
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Fémur : Au sein de l’économie du livre, quelle est la place de la poésie ?
Roxane Desjardins : Au sein de l’économie du livre littéraire, la place de la poésie est mineure, mais elle est en croissance depuis quelques années. Reste que ce n’est pas la poésie, même la plus remarquée, primée, enseignée, qui rapporte les plus importants revenus en général dans l’économie du livre littéraire. Ce serait plutôt la littérature jeunesse et, encore, toujours, le roman. Je dis livre littéraire, c’est une sous-division : « le livre », c’est aussi les manuels scolaires, les livres pratiques, les livres de référence, les biographies…
Fémur : Quand tu as coréalisé l’anthologie La poésie des Herbes rouges en 2018, quelles sont les réflexions que cela t’a apporté sur l’importance de la poésie dans l’histoire des Herbes rouges ? Qu’est-ce que cela révèle de la ligne éditoriale de la maison ?
Roxane Desjardins : Les Herbes rouges sont nées sous la forme d’une revue qui portait le même nom. Dès le deuxième numéro en 1969, c’est exclusivement de la poésie qui y est publiée. Et au fil des années 1970 (décennie pendant laquelle les frères Hébert, qui dirigeaient la revue, ont édité quelques recueils aux Éditions du Jour, et ont également dirigé la collection « Lecture en vélocipède » aux Éditions de l’Aurore, où ils ont publié en deux ans une vingtaine de livres de poésie), on voit la poésie traverser des phases expérimentales qui mènent tout naturellement vers d’autres formes littéraires : la nouvelle, l’essai, le récit, le journal, le théâtre… Ces formes-là, on peut y arriver par une multitude de chemins ; mais aux Herbes rouges, c’est la poésie qui en ouvre la possibilité, qui stimule la curiosité pour ces formes. Je parle de la curiosité des éditeur·ice·s, mais aussi de celle des auteur·ice·s, qui se lisaient entre elleux, qui partageaient aussi des lectures théoriques, et qui ont fortement contribué, par ce travail de lecture mutuelle, à créer au sein du catalogue un dialogue marqué, notamment par des citations, des références, de l’intertextualité de toutes les couleurs, et même des livres à quatre mains.
Du côté de la ligne éditoriale, à mes yeux, la poésie reste le modèle qui informe notre façon de travailler : nous attaquons le texte par l’angle de la forme. La forme, avant qu’on parle de charpente, de structure, de progression, de courbe narrative, c’est la matière même du texte : les mots, les phrases. Que je travaille un roman de 600 pages ou un recueil de 48 poèmes, j’aborde le texte dans sa matière.
Je considère la poésie comme étant le genre le plus susceptible de voir ses codes déjoués. Le terrain de jeu ultime, la grande liberté. À la limite, à peu près n’importe quelle forme de texte pourrait se défendre sous l’étiquette poésie. Tout est possible en poésie : c’est ce qui demande une si grande rigueur.
Fémur : Peux-tu nous en dire plus sur l’histoire des Herbes rouges, qui est assez singulière, et ses liens avec la contre-culture, notamment ? Comment résister à « l’embourgeoisement » d’une maison d’édition (ou, au contraire, cette dernière est-elle souhaitable) ?
Roxane Desjardins : Embourgeoisement ou « sell-out » ? Est-ce que s’adapter aux codes de l’institution littéraire, c’est un embourgeoisement ? On oublie facilement que Josée Yvon, bum entre les bums, la voix des marges, savait demander des bourses, maximiser ses revenus en lien avec l’écriture (je soupçonne qu’elle aussi avait besoin de mettre du beurre sur ses toasts).
Pour qu’une maison puisse publier des textes rebelles, comme c’était notablement le cas aux débuts des Herbes rouges, mais comme on le fait encore aujourd’hui, il faut qu’elle ait les reins solides. Est-ce un embourgeoisement que d’avoir recours aux subventions ? De signer des contrats, de tenir notre bout quand tout un chacun s’essaye pour obtenir gratuitement le droit de citer tel poème, d’inclure tel vers à son œuvre d’art public ? Est-ce qu’on s’embourgeoise comme maison d’édition quand Roger Des Roches ou Carole David gagnent le prix Athanase-David ? Quand, à l’université, nos livres les plus audacieux ou choquants sont enseignés à des classes entières ? Si vous lisiez ce qu’on raconte dans nos rapports de subventions, vous nous trouveriez probablement moins punk que quand vous lisez Travesties-kamikaze ou Noctiluque. Sauf que pour qu’on puisse publier Noctiluque en 2020, rééditer toute l’œuvre de fiction de Josée Yvon, il faut un moment donné accepter qu’on est une entreprise, qu’on doit organiser notre travail, pérenniser notre structure et notre catalogue. Et puisqu’il n’est pas là, le revenu minimum garanti, il faut qu’on se paye des salaires. Ce n’est pas très glamour et ce n’est pas très contre-culturel. Ou oui. Est-ce que la contre-culture existe encore en 2022 ?
Ce que je veux dire, c’est qu’à mes yeux, l’accession de voix divergentes à une certaine institutionnalisation est saine dans une culture, qu’il faut de toute façon sans cesse réinventer les façons d’interroger les structures de pouvoir et les autorités, et surtout qu’il faut, pour que ces voix portent, que la structure qui les soutient soit solide, constante.
Fémur : En tant qu’écrivaine, qu’est-ce qui t’a amenée à l’écriture poétique ?
Roxane Desjardins : Je ne sais pas. J’écrivais en poèmes avant d’apprendre à lire de la poésie. J’avais le souffle court, mon écriture était morcelée, pas linéaire, elle bardassait les codes de la langue. J’ai écrit mon premier livre, Ciseaux, en ayant l’impression d’inventer une nouvelle langue à même celle que je connaissais bien (notamment parce que je travaillais comme réviseure linguistique). Les ciseaux du titre font référence à cette idée de découper à même la matière ordonnée du monde verbal de nouvelles formes qui étaient les seules susceptibles de rendre certaines expériences sensorielles et émotionnelles intimes, autrement indicibles. Après, quand j’ai lu Huguette Gaulin, Tania Langlais, François Charron, Daphnée Azoulay, j’ai compris que je m’étais frayé un chemin, me sentant très seule et perdue, vers des espaces visités par d’autres. J’avais trouvé ma maison.
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Fémur : Tu as également débuté l’écriture avec des fanzines, qui sont des cocréations – Constance succombe, Cannibale maison et Avant le geste. Peux-tu nous parler de ton expérience par rapport à cette forme de publication et comment elle dialogue aujourd’hui avec ton métier d’éditrice ?
Roxane Desjardins : Une des fondations de mon métier est que j’aime collaborer avec d’autres artistes. Que je le fasse comme écrivaine ou comme éditrice change l’ampleur et la teneur de mon implication, ça change aussi le temps que je peux y consacrer, mais en fin de compte, ces deux types de créations reposent sur le même genre d’impulsion.
Mes deux premiers zines sont nés d’une collaboration avec une amie artiste, Coco-Simone Finken, qui devait réaliser de petits livres dans le cadre de sa formation à Concordia. Elle a eu envie d’en profiter pour faire « de vrais livres » et m’a demandé des poèmes. Coco-Simone a un peu joué le rôle d’éditrice : c’est sa sélection parmi mes poèmes qui a mené à Constance succombe ; Cannibale maison est une création commune, où j’ai fourni du texte que nous avons coupé et collé (dans mon souvenir, à l’infini) avant d’aboutir à la forme finale. À mes yeux, ces créations sont totalement indissociables de leur forme de livre, c’est-à-dire que je ne sais pas comment on pourrait rééditer les textes seuls, hors de ces publications-là. Autant cette non-reproductibilité me plaît, autant elle ne s’applique pas en ce qui concerne les livres, tirés à plusieurs centaines d’exemplaires, distribués partout. Dans mon travail d’éditrice aujourd’hui, il y a un aspect plus pérenne qui est considéré d’emblée. Non seulement ils vont circuler, mais les livres pourront aussi être réédités dans d’autres formats ; on veille à ce que cela reste possible, à les inscrire dans la durée.
Alors que les zines ont un aspect plus immédiat, plus inentamable. J’ai à mon tour joué le rôle d’éditrice pour Avant le geste (Félix Durand, à l’origine, m’avait demandé de faire de la calligraphie pour ce projet) : j’ai travaillé les poèmes de Félix et je me suis retrouvée, au milieu d’une période de panne sèche d’écriture, à me faufiler dans sa voix pour écrire quelques poèmes de plus. On a finalement décidé de cosigner le tout, puisque je m’étais fait caméléon. J’ai beaucoup aimé cet espace de jeu, et en même temps, je ne pourrais pas y mener toute ma carrière d’écrivaine. Il y a une plus grande mise en danger dans la publication d’un livre qui sera vendu dans les librairies du Québec entier, qui aura une existence plus durable, aussi.
Je reste très attachée à l’aspect « débrouillard » et manuel de production du zine. En fait, je pratique encore le zine dans l’intimité. Cet hiver, mon amoureux et moi avons mis notre photocopieuse à contribution pour créer plus ou moins chaque semaine le nouveau numéro d’une série de zines (toujours en cours) qu’on tire à moins de vingt exemplaires et qu’on donne à quelques proches. Parfois un·e artiste invité·e se joint à nous le temps d’une séance de dessin et de cut-up : une amie écrivaine, un ami dessinateur, mon neveu de trois ans. C’est un espace de légèreté, d’inventivité, complètement différent de celui du livre. Autant j’aime manier les codes du livre, aider les écrivain·e·s à les investir, autant j’aime, de mon côté, collaborer par amitié et connivence avec diverses personnes et créer pour le plaisir du jeu.
Faire un livre aux Herbes rouges, c’est faire un objet littéraire qui interagit en premier lieu avec le reste du catalogue (tous ces livres qui lui ressemblent, publiés sous la même étiquette), et en deuxième lieu avec le reste de la production littéraire contemporaine. Les Herbes rouges sont à mes yeux une œuvre collective en constante évolution, et j’ai la chance d’être un peu la bergère, la marraine, la gardienne de cette œuvre immense qui nous dépasse tous·tes, y compris les éditeur·ice·s. C’est très sérieux, très amusant, et je ferais ça toute ma vie — même avec un revenu minimum garanti.
Bibliographie
BANQ, « Statistiques de l’édition au Québec », https://www.banq.qc.ca/a_propos_banq/publications/publications_electroniques/statistiques_edition/index.html; Bibliothèque et Archives nationales du Québec,.
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BAnQ, « Statistiques de l’édition au Québec », https://www.banq.qc.ca/a_propos_banq/publications/publications_electroniques/statistiques_edition/index.html; Bibliothèque et Archives nationales du Québec,.↩
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