Alexia Giroux, 2e cycle, Université du Québec à Montréal
Résumé : S’inscrivant dans la filiation du passing novel, L’autre moitié de soi (2020) de l’écrivaine africaine-américaine Brit Bennett revisite la réalité états-unienne du passing ainsi que ses impacts sur les relations qu’entretiennent les personnages. Dans le cadre de cet article, je propose de m’intéresser aux représentations de l’amitié interraciale, profondément marquées par le passage de l’une des protagonistes du roman, Stella Vignes. En convoquant les Whiteness Studies (« études de la blanchité »), je souligne que l’amitié interraciale est profondément marquée par les rapports de pouvoir et les violences raciales de la société américaine. Au fil de cet article, une attention sera portée aux thèmes de la performance, du rôle et de la mascarade qui sont directement influencés par le passing et qui parcourent l’ensemble du roman de Bennett.
« Now we must recognize differences among women who are our equals, neither inferior nor superior, and devise ways to use each others’ difference to enrich our visions and our joint struggles1 », annonce Audre Lorde dans « Age, Race, Class and Sex ». La solidarité féminine, fondement de la pensée féministe d’Audre Lorde, représente l’une des seules façons plausibles d’allier les femmes noires aux femmes blanches contre les deux systèmes d’oppression suivants : le patriarcat et le racisme. Dès les années 1960-1970, bien avant la déclaration de Lorde, l’émergence du Black Feminism s’inscrit contre les mouvements féministes et antiracistes de l’époque. Il répond à un besoin que les groupes protestataires ne peuvent combler : celui de reconnaître la double oppression sexuelle et raciale des femmes noires.
Si pour certaines féministes la solidarité entre toutes les femmes semble une excellente façon de se rallier, d’autres la considèrent conflictuelle : « Pour les Africaines-Américaines, la meilleure écoute, celle qui est la plus apte à passer outre l’invisibilité créée par l’objectivation des femmes noires est une autre femme noire2. » Cette affirmation de Patricia Hill Collins, formulée dans son célèbre ouvrage La pensée féministe noire, paru en 1990, souligne la difficulté pour une amitié interraciale d’exister dans la mesure où celle-ci, dans une majorité des cas, porte les marques des rapports de pouvoir et d’exclusion. Plusieurs années de militantisme témoignent de cette complexité qui fait obstacle à l’amitié entre femmes blanches et femmes noires. Alors que les revendications féministes des années 1970 prennent de l’ampleur, les femmes blanches, selon bell hooks,
ont prouvé qu’elles n’avaient pas changé, qu’elles n’avaient pas remis en question l’endoctrinement sexiste et raciste qui leur avait appris à considérer les femmes qui ne leur ressemblaient pas. Aussi, la Sororité dont elles parlaient n’est pas devenue une réalité, et le mouvement des femmes dont elles avaient imaginé qu’il transformerait la culture états-unienne n’a pas vu le jour. Au lieu de cela, le schéma hiérarchique des relations de race et de sexe déjà en place dans la société états-unienne a simplement changé de forme dans le « féminisme »3.
S’opère ainsi une déshumanisation des femmes noires due à l’omission de leur histoire et de leur parole dans le discours féministe prédominant se résultant par une invisibilisation de leur expérience au sein des luttes pour les droits civiques. Les oppressions patriarcales, conjuguées aux oppressions raciales, provoquent une double marginalisation des femmes noires, ne se retrouvant justement représentées dans aucune lutte pour la libération. La progression d’une pensée féministe noire tente de créer des « espaces sécuritaires [qui] échappent à la surveillance des groupes plus puissants. De tels espaces mettent les femmes noires à l’abri de la surveillance et leur fournissent des moyens d’une autodéfinition indépendante4 », d’être intégrées au sein des luttes féministes et antiracistes. Cependant, la possibilité que se crée l’amitié entre femmes en dépit de l’ambiguïté du clivage racial ne se dissipe pas : « Aren’t you my friends ? Well I guess it depends5 ». L’essayiste africaine-américaine Kim McLarin diverge ainsi du point de vue de ses prédécesseures en introduisant une ouverture conditionnelle. C’est précisément à travers ce prisme conflictuel que L’autre moitié de soi décompose la question des relations d’amitié interraciales.
Roman de l’écrivaine africaine-américaine Brit Bennett, L’autre moitié de soi6 (2020), se déroule sur deux générations et met en scène deux sœurs jumelles métisses, Stella et Desiree Vignes. S’inscrivant dans la filiation — à quelques différences formelles près — du roman Clair-obscur (1929) de Nella Larsen7, L’autre moitié de soi revisite cette réalité états-unienne qui consiste, pour une personne métisse, à se faire passer8 pour blanche et à intégrer la communauté blanche en cachant sa réelle identité. Les jumelles vivent, dès leur enfance, cette valorisation de la blancheur à Mallard, « cette ville où les Noirs sont presque blancs » (BB, p. 30), et elles prennent à l’adolescence la décision de fuir leur village natal. Le roman de Bennett s’ouvre en 1968 avec le retour de Desiree, sans Stella, ayant décidé de passer et de (re)construire sa vie en tant que femme blanche, et se termine en 1988. Le contexte dans lequel le récit se déroule est notamment marqué par la mort de Martin Luther King lors du discours prononcé à Memphis au Kentucky en 1968 et par la mise en place, quatre ans auparavant, du Civil Right Acts, mettant « fin9 » à près de quatre-vingt-dix ans de ségrégation raciale sous les lois Jim Crow (1876-1964). Les violences raciales tapissent le roman : les jumelles assistent d’une part au meurtre de leur père commis par des Blancs, alors que d’autre part le colorisme, valorisant la pâleur chez les Noir·e·s, les enserre à Mallard. En se pliant à cette dernière, en passant et en cachant sa réelle identité à son mari et à sa fille, Stella est contrainte de vivre dans la peur de se faire démasquer par ceux qui l’entourent. Elle adopte des comportements racistes envers les femmes noires qu’elle rencontre et exclut sa sœur jumelle de sa vie, rejetant ainsi sa réelle identité.
Dans le cadre de cet article, je propose de m’intéresser à la représentation de l’amitié entre Loretta — la voisine de Stella — et cette dernière, ainsi qu’à celle entre les deux sœurs jumelles. Ces amitiés, influencées par le passage de Stella, sont mises en relation avec les thèmes de la performance, du rôle et de la mascarade. Je souhaite montrer que l’amitié ne représente pas seulement la compassion, la douceur et la compréhension de l’autre, mais qu’elle s’inscrit, dans ce passing novel, dans des rapports de pouvoir marqués, notamment, par les violences raciales de la société américaine. Les négligences ségrégatives arbitrairement conçues et mises en exécution par le système se transposent sur le plan personnel et amical10. En prenant ce bagage social en considération, je vais m’appuyer sur les contraintes que peuvent représenter le passage de Stella de même que l’ascendance de ce dernier sur ses amitiés interraciales, et il convient alors de poser les bases théoriques à l’analyse avant de plonger au cœur du roman de Bennett. Je me pencherai, plus précisément, sur la question de la performance raciale telle que théorisée par Nadine Ehlers, tout en effectuant un bref survol des idées de Judith Butler, dont Ehlers s’inspire.
« Une scène de contrainte » : la relation entre Loretta et Stella
Si Stella incarne principalement le passing dans le récit, il convient de souligner qu’elle n’en est pas sa seule représentante. En effet, Sarah Resnick, dans son compte rendu du roman L’autre moitié de soi publié dans The New Yorker, relève la complexité des personnages de Bennett, qui éprouvent tous des difficultés identitaires et qui peinent à répondre aux attentes de la société américaine des années 1968-1988 : « But, in Bennett’s novel, Stella, the archetypal passing figure, is hardly the only performer. All of Bennett’s characters wrestle with the roles they have been assigned11 ». L’emprise de la performance, de la scène et du masque compose la grande majorité de la trame narrative et se noue aux amitiés, surtout dans la relation qui unit Stella — « devenue » blanche — et Loretta — une femme noire qui emménage dans un quartier strictement blanc. Comme le souligne Stella, « pour être blanc, il suffisait d’oser. Elle pouvait convaincre n’importe qui qu’elle était à sa place, le tout était de changer la donne » (BB, p. 167). Stella adopte par conséquent les comportements et les attitudes des personnes blanches afin de se fondre dans l’environnement. En tant que métisse, elle parvient déjà à échapper à la surveillance des groupes dominants qui ne peuvent deviner qu’elle est noire. Autrice de l’ouvrage Racial Imperatives: Discipline, Performativity and Struggles against Subjection et à l’origine de l’idée de performance raciale, Nadine Ehlers stipule que « the disciplinary regime of race is based on surveillance. This is a surveillance that depends on visual signs or codings of race (that are seen to announce racial “truth”) in order to “achieve” the regulation of individuals within particular demarcations of racial status12 ». Stella élude ce système de démarquage, car elle a réussi à passer d’une communauté à une autre. En revanche, comme l’illustre l’extrait, la protagoniste se trouve dans l’obligation de modifier sa conduite de manière à se plier au carcan de la communauté blanche à une époque où le racisme est omniprésent. Elle s’adapte et performe pour convaincre son auditoire.
Afin de m’interroger sur la question de la performance comme vecteur des difficultés amicales dans L’autre moitié de soi, il sied d’emblée de s’appuyer sur cette affirmation de l’autrice Robin DiAngelo dans son essai White Fragility: Why It’s So Hard for White People to Talk About Racism, qui permet de rapprocher la question de la race et du genre, comme deux constructions sociales : « The idea of race as a biological construct makes it easy to believe that many of the divisions we see in a society are natural. But race, like gender is socially constructed13. » Dans Gender Trouble, Judith Butler, théoricienne à l’origine de la performance de genre, bouscule, entre autres, la manière de penser le sexe et le genre, en dépassant la logique normative des identités fixes. Afin de raisonner cette idée, elle théorise ce qu’elle nomme la matrice sexe-genre-désirs, affirmant qu’une association se montre obligatoire entre les trois éléments de la matrice et s’affairant dans ses écrits à se défaire de cette idée socialement normalisée. Elle convoque la multiplicité des identités qui peuvent contrevenir à l’idée d’hétéronormativité, en concluant que le genre n’existe pas, qu’il est « une imitation sans original14 ».
Nadine Ehlers s’appuie sur les théories de Butler afin de développer ce qu’elle nomme « racial performance », soit « performance raciale ». « In Gender Trouble, Butler is concerned with interrogating how gendered categories and the materiality of sexed bodies are produced through the disciplinary operation of discursive regimes of power rather than existing as ontological givens15 », allègue Ehlers. Elle poursuit en soutenant qu’elle « [goes] to show how race is always gendered within an overarching economy of heteronormativity16 ». Dans le même ordre d’idées, Nadine Ehlers avance que
racial performativity always works within and through the modalities of gender and sexuality, and vice versa, and these categories are constituted through one another. In this understanding, one is never simply called into being as “woman”. Rather, norms of gender are always already racialized such that one is formed and forms themselves as a “white woman” or a “black man” and so forth17.
Le genre s’avère, selon Ehlers, implicitement lié à la question de la race. La structure dominante patriarcale tâche d’abord de démarquer les hommes noirs et les hommes blancs. Au sommet de la hiérarchie, ces derniers s’évertuent à écarter les femmes blanches. Les femmes noires, par le genre et la race, se retrouvent doublement marginalisées. L’idée de la performance de la race demeure toutefois polémique. Le terme passing (qui invoque une performance de la blancheur) « refers to the ability to blend in as a white person, there is no corresponding term for the ability to pass as a person of color. This highlights the fact that, in a racist society, the desired direction is always toward whiteness and away from being perceived as a person of color 18 ». Dans L’autre moitié de soi, Stella entreprend un processus pour passer au sein d’une communauté dans laquelle elle serait perçue et reçue comme une humaine pouvant exister et se mouvoir librement. Néanmoins, ce passage provoque une intériorisation de la délimitation obligatoire entre les personnes blanches et noires. La performance de Stella l’oblige à adopter des comportements racistes à l’égard des membres de la communauté qu’elle a rejetée. Elle s’insurge lorsqu’elle apprend qu’une famille noire déménage dans son quartier : « “Ils seront de plus en plus nombreux, et après, quoi ? Trop, c’est trop !” » (BB, p. 164) Pour le dire autrement, Stella accepte de performer pour répondre à ce que la société blanche américaine des années 1960-1970 ordonne. Elle joue pour les autres. Malheureusement, ses relations d’amitié avec les autres femmes noires souffrent de cette performance et de ce rôle qu’elle joue, qu’elle intériorise.
Or, dans Le cœur pensant. Courtepointe de l’amitié entre femmes, Élaine Audet affirme que « l’amitié entre femmes répond à un besoin essentiel que l’amour ne peut remplacer. Elle nécessite un talent qu’il faut développer en étant attentive à l’autre, en cherchant à être soi-même, en apprenant à recevoir comme à donner. Il faut la vouloir et la cultiver19. » La performance raciale prévient ainsi que ce type d’amitié n’advienne et n’existe dans L’autre moitié de soi. En effet, « [if] passing needs to be thought about in terms of a movement from black identity to a white one20 », il provoque, chez Stella, l’impossibilité d’être elle-même et de comprendre avec sincérité et ouverture l’histoire et le vécu des femmes noires qu’elle côtoie à la suite de son passage. En devenant blanche, Stella Vignes se voit dans l’obligation de renier ses origines et de cacher son passé de femme noire. Elle peut comprendre intérieurement ce que les femmes noires qu’elle rencontre lui partagent, mais elle ne peut s’exprimer librement sur cette expérience qu’elle a, elle aussi, vécue, sans quoi le masque du mensonge tomberait. La protagoniste de L’autre moitié de soi demeure dans un rôle, une mascarade et une performance. Ces termes hantent la narration du roman de Brit Bennett et ont une incidence directe sur les relations que Stella Vignes entretient avec les autres femmes qu’elle rencontre au fil de la diégèse.
« À travers la ville, l’obscurité et la clarté » : le passage de Stella comme frontière
Le cinquième chapitre de L’autre moitié de soi se clôt avec cette phrase : « À travers la ville21, l’obscurité et la clarté. » (BB, p. 138) La narration de L’autre moitié de soi file cette antithèse, qui se répercute dans les amitiés entre les femmes noires et les femmes blanches ainsi que dans leur représentation. Il y a toujours une séparation nette et précise qui s’instigue, entre autres, à cause de la couleur de la peau. L’antithèse se transpose, tout d’abord, dans la relation d’amitié qui s’établit entre les deux sœurs jumelles, Stella et Desiree Vignes. Ces dernières, inséparables dès la naissance, sont toujours perçues comme « les jumelles » (l’autrice souligne ; BB, p. 205) et non comme deux femmes dissemblables, pouvant exister l’une sans l’autre. Le titre du roman L’autre moitié de soi reprend cette idée. Selon Élaine Audet, l’amitié ne s’arrête pas qu’à des personnes issues de familles différentes. Elle peut s’inscrire au sein d’une même famille22.
Les difficultés de l’amitié entre Stella et Desiree se font ressentir lorsqu’elles quittent Mallard : « À La Nouvelle-Orléans, Stella se divisa en deux. Elle ne le remarqua pas tout de suite, parce qu’elle avait été double toute sa vie : elle était elle-même, et elle était Desiree. » (BB, p. 205) C’est à ce moment que le mensonge débute. Dans le but d’obtenir un emploi de secrétaire, Stella se fait passer pour une femme blanche :
Au travail, elle était Mlle Vignes, ou Blanche-Stella, comme aimait l’appeler Desiree. Elle gloussait toujours en disant ça, comme si c’était totalement incongru, ce qui agaçait Stella. Elle aurait aimé lui montrer à quel point elle était convaincante. Mais sa performance ne pouvait avoir de spectateur. Seul quelqu’un connaissant sa véritable identité aurait pu apprécier ses talents d’actrice et, au bureau, l’ignorance était la condition de sa survie. Quant à jouer devant Desiree, c’était impossible. Mlle Vignes ne pouvait exister en sa présence (BB, p. 209).
Stella devient, dans cet extrait, deux femmes distinctes : une blanche et une noire. C’est en obtenant cet emploi que Stella déclenche la performance, consolidant ainsi le nœud narratif de L’autre moitié de soi. Le lieu de travail agit, à la manière d’une scène de théâtre, comme l’endroit par excellence de la mise en scène et de la performance. C’est le premier rôle de Stella, celui qui lui donnera la piqûre du spectacle. Comme Judith Butler le mentionne dans Undoing Gender, la performance agit, non pas de manière « mécanique23 », mais plutôt comme une « improvisation24 », malgré les contraintes qu’impose la société américaine. C’est une série d’étapes apprises afin de convaincre l’audience, mais qui nécessitent toujours une adaptation, une improvisation dans un contexte donné. Bien que Stella ne joue pas devant un public, elle se donne en spectacle secrètement afin que sa sœur et elle puissent survivre : « Elle refusait de penser Mlle Vignes quand elle était Stella. Néanmoins, elle surgissait parfois dans son esprit, comme une vieille amie dont on se souviendrait brusquement » (BB, p. 211). Cette citation s’avère éloquente afin de comprendre le changement dans la relation entre Stella et Desiree, car leur amitié n’est plus la même dès lors que se crée la fissure identitaire. Elles ne sont plus l’autre moitié l’une de l’autre. Un lien affectif se développe entre Stella et son double, Mlle Vignes, la femme blanche qu’elle interprète au travail. Les privilèges de la société blanche s’offrent à elle, et même si Stella refuse d’endosser son rôle de femme blanche devant sa sœur jumelle, elle espère pouvoir le jouer de manière plus récurrente. En définitive, dès que se manifeste ce dédoublement interne chez Stella, une faille d’abord subtile puis permanente se creuse entre les sœurs. Le jeu de rôle, la performance et la mascarade lui permettent cet écart, et occasionnent une possibilité : celle de se distinguer de sa sœur jumelle, de devenir autre.
Une frontière entre l’« obscurité » et la « clarté » se transpose, ensuite, dans la seule et unique amitié sincère et réelle que Stella noue avec une femme noire. Cette dernière, connue sous le nom de Loretta, déménage dans un quartier strictement blanc, où plusieurs s’opposent à sa venue, dont la protagoniste Stella qui s’insurge contre ce déménagement, de peur d’être démasquée. L’amitié se développe dans le secret, afin que Stella ne soit pas vue en présence de cette femme noire. En effet, elle ne doit pas déroger de la nouvelle ligne directrice qu’elle a choisie pour sa vie : ne pas se faire démasquer et entrer dans les rangs de la norme dominante.
Avant même que ne débute sa relation avec Loretta, Stella adopte des comportements racistes, prouvant qu’elle ne peut, premièrement, être elle-même — c’est-à-dire une femme solidaire avec les autres femmes de sa communauté — et que, deuxièmement, elle ne peut comprendre le vécu de Loretta et construire une amitié sur des bases solides. Car, selon Élaine Audet, « l’amitié est une façon de s’affirmer et de se dire en tant que femmes, selon un point de vue de femmes25 ». Alors que Kennedy joue avec la fille de Loretta, « Stella [répète] à Kennedy ce qu’elle avait entendu cette Blanche dire à sa fille : On ne joue pas avec les [N*]26 » (BB, p. 185). L’emploi de cette injure laisse présager, avant même le début de la relation, qu’elle est vouée à l’échec, puisque selon Audet, l’importance de la reconnaissance de l’autre et de sa subjectivité constitue la notion même d’amitié. Le terme « N* » que Stella utilise pour désigner ses voisins encourage leur objectification et à leur déshumanisation, contribuant à approfondir le gouffre illustré précédemment par l’antithèse. Cet enseignement qu’elle transmet à sa fille lui permet de bien ancrer son rôle dans la réalité et de montrer qu’elle est, elle aussi, une femme blanche qui proteste contre la venue de cette famille noire au sein de son quartier. De plus, cet usage de l’injure prouve par sa violence que Stella craint le danger que représente l’arrivée de la nouvelle voisine, puisque Loretta pourrait la démasquer. Elle se remémore notamment son premier passage qu’elle accomplit dans un musée, alors qu’elle est plutôt jeune. Elle se présente lors d’une journée réservée aux personnes blanches, et un jeune gardien reconnaît qu’elle est métisse en lui adressant un clin d’œil. Stella souffre constamment de cette peur d’être démasquée : « Et maintenant des gens de couleur allaient emménager en face de chez elle. Verraient-ils qui elle était ? Ou, plutôt, qui elle n’était pas ? » (je souligne, BB, p. 168) Le masque tomberait et la vérité éclaterait.
Les paroles et les agissements de Stella — l’emploi de l’injure et le refus de voir Kennedy s’amuser avec la fille de Loretta — explicitent cette peur, celle d’être démasquée dans son rôle. À la manière d’une actrice au cinéma, elle serait jugée pour sa performance désastreuse, et le masque qu’elle revêt tomberait, révélant la vérité. Dans Gender Trouble, Judith Butler fait référence à Joan Riviere27, l’une des premières personnes à avoir théorisé la question du masque et de la mascarade que représente le genre. Riviere declare que « womanliness therefore could be assumed and worn as a mask, both to hide the possession of masculinity and to avert the reprisals expected if she was found to possess it — much as a thief will turn out his pockets and ask to be searched to prove that he has not the stolen goods28 ». Dans le cas présent, Stella porte le masque de la blancheur pour cacher la réelle identité qui l’habite. L’emploi de l’insulte met donc en exergue la volonté de déshumaniser sa voisine pour dissimuler la réalité qu’elle connaît en tant que femme métisse.
Malgré tout, Stella observe avec intérêt les faits et gestes de sa voisine, jusqu’à en développer une obsession. Elle connaît ses déplacements et ce à quoi Loretta consacre son temps libre. L’espace de quelques mois, un lien amical se tisse entre les femmes. Stella laisse tomber la barrière qu’elle s’est forgée à l’égard des personnes noires et tente de faire la connaissance de Loretta. Mais, elle continue de conserver son masque, par peur d’être piégée. Si une femme blanche de son quartier la reconnaît alors qu’elle passe du temps avec sa voisine, Stella répond que « l’hospitalité, ce n’était pas de l’amitié et, si on en s’étonnait, elle répondrait qu’elle avait été élevée comme ça » (BB, p. 187). Comme le mentionne Audre Lorde dans Sister Outsider, « the transformation of silence into language and action is an act of self-revelation, and that always seems fraught with danger29 ». Faire tomber le masque et prendre véritablement la parole représenterait un danger nuisible à la vie de Stella. L’amitié entre les deux femmes prend fin lorsque Loretta découvre les paroles d’exclusions proférées par sa soi-disant amie, refusant que les deux enfants ne jouent ensemble. Stella Vignes ne peut révéler qui elle est vraiment. Loretta ne peut que se l’imaginer. C’est le masque qui gagne au profit de l’amitié. Contrairement aux paroles de Lorde, Stella opte pour le silence et le mensonge, préférant vivre libre mais seule que de revivre l’exclusion qui pavait sa vie en tant que femme noire.
***
Bien qu’elles soient synonymes de déchirement, d’exclusion et de domination, les amitiés présentées dans le roman L’autre moitié de soi demeurent le lieu du rêve et de l’imagination d’un monde meilleur où les Noirs et les Blancs atteindraient l’égalité et le vivre ensemble. À la fin du roman, les retrouvailles entre Stella et Desiree en sont la preuve. Dès le lendemain, Stella quitte et retrouve le monde qu’elle a choisi d’habiter, où elle vit maintenant comme femme blanche mariée à un homme ignorant sa réelle identité. Comme elle le répète, « quand elle était devenue blanche, tout lui avait paru si facile qu’elle s’était demandé pourquoi elle ne l’avait pas fait avant » (BB, p. 189). Somme toute, les constructions sociales articulées autour d’une prééminence de la blancheur et d’une discrimination de la noirceur font directement entrave à l’épanouissement d’amitiés interraciales, et teintent le passage de Stella.
Les personnages de L’autre moitié de soi souhaiteraient pourtant outrepasser cette « obscurité » et cette « clarté » qu’érige la société américaine ségrégationniste et raciste. Étant si blanches qu’elles peuvent facilement passer d’une communauté à une autre, les sœurs ont le choix, dès leur départ de Mallard, d’opter pour une vie privilégiée quitte à renier leur identité et leur famille. Stella choisit de passer ; Desiree se dresse contre les constructions sociales régissant la ville de Mallard en mariant un homme noir et en donnant naissance à Jude, une fille « noire comme le goudron » (BB, p. 11). Comme l’évoque Stella lorsqu’elle repense à sa sœur et à sa vie d’avant, « ce qui lui avait plu, ce n’était pas tant d’être blanche que d’être quelqu’un d’autre. De jouer un rôle à l’insu de tous. Jamais elle ne s’était sentie aussi libre. » (BB, p. 205) La liberté s’accompagne de cette difficulté : celle de devoir mentir dans ses rapports amicaux. Le mensonge de la performance se trouve à l’origine même de cette impossibilité : celle de s’ouvrir à l’autre et de partager son expérience. Même si, dans le cadre de cet article, je me suis davantage penchée sur les rapports conflictuels de l’amitié interraciale, je tiens à souligner que ce type de relation n’est pas complètement impossible. L’écoute, la compréhension et la vérité forment le point de départ d’une amitié réelle et sincère. Élaine Audet remarque ceci : « Beaucoup de femmes disent que ce qu’elles apprécient le plus dans leur amitié avec des femmes, c’est la liberté et l’indépendance. Une amitié sans pressions, exigences, définitions préalables […]. Elles veulent qu’on les aime pour ce qu’elles sont, pour toute la vie, même si leurs chemins sont différents et parfois divergents.30 »
Bibliographie
AUDET, Élaine, Le coeur pensant. Courtepointe de l’amitié entre femmes, Québec, Le Loup de Gouttière, 2000.
BENNETT, Brit, L’autre moitié de soi, Trad. Karine Lalechère, Montréal, Flammarion Québec, 2020.
BUTLER, Judith, Gender Trouble, New York, Routledge, 1999.
BUTLER, Judith, Undoing gender, New York, Routledge, 2004.
DIANGELO, Robin, White Fragility: Why It’s So Hard for White People to Talk About Racism, Boston, Beacon Press, 2018.
EHLERS, Nadine, Racial Imperatives: Discipline, Performativity, and Struggles Against Subjection, Bloomington, Indiana University Press, 2012.
GIBEAU, Ariane, Colères de femmes noires et excès narratifs dans Passing de Nella Larsen, Sula de Toni Morrison et Push de Sapphire, Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2012, [En ligne : https://archipel.uqam.ca/5667/].
GUILLAUMIN, Colette, « “Je sais bien mais quand même” ou les avatars de la notion de race », Le Genre humain, Vol. 1 / 1, 1981, p. 55‑64, [En ligne : https://www.cairn.info/revue-le-genre-humain-1981-1-page-55.htm?contenu=resume].
HILL COLLINS, Patricia, La pensée féministe noire. Savoir, conscience et politique de l’empowerment, Trad. Diane Lamoureux, Montréal, Les Éditions du Remue-ménage, 2016.
HOOKS, bell, Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, Trad. Olga Potot, Paris, Cambourakis, 2015, (« Sorcières »).
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LORDE, Audre, Sister outsider : essays and speeches, Berkeley, Crossing Press, 2007.
MCLARIN, Kim, Womanish: A Grown Black Woman Speaks on Love and Life, New York, Ig Publishing, 2019.
RESNICK, Sarah, « Brit Bennett Reimagines the Literature of Passing », The New Yorker, juin 2020, [En ligne : https://www.newyorker.com/magazine/2020/06/22/brit-bennett-reimagines-the-literature-of-passing].
RIVIERE, Joan, « Womanliness as Masquerade », in Tiffany Atkinson, (éd.). The body, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2005, p. 110‑114.
« Age, Race, Class, and Sex: Women Redefining Difference » in Audre Lorde, Sister outsider : essays and speeches, Berkeley, Crossing Press, 2007, p. 122.↩
Patricia Hill Collins, La pensée féministe noire. Savoir, conscience et politique de l’empowerment, Trad. Diane Lamoureux, Montréal, Les Éditions du Remue-ménage, 2016, p. 183.↩
bell hooks, Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, Trad. Olga Potot, Paris, Cambourakis, 2015, (« Sorcières »), p. 196.↩
Patricia Hill Collins, op. cit., p. 193.↩
L’autrice souligne. Kim McLarin, Womanish: A Grown Black Woman Speaks on Love and Life, New York, Ig Publishing, 2019, p. 32.↩
Brit Bennett, L’autre moitié de soi, Trad. Karine Lalechère, Montréal, Flammarion Québec, 2020. Dorénavant, les références à l’œuvre analysée seront indiquées par le sigle suivant, en référence au prénom et au nom de famille de l’autrice : BB.↩
Les littératures qui mettent en scène un personnage qui passe d’une communauté à une autre se distinguent par le nom tragic mulatto(a). Comme le mentionne Laure Murat dans la préface du célèbre roman Clair-obscur de Nella Larsen, « dès le milieu du XIXe siècle, l’apparition d’un personnage, généralement métisse de la bonne société passant pour blanche, dont le destin s’effondrait lorsque la vérité de ses origines était découverte, avait donné naissance à la tradition du tragic mulatto(a ) » (Voir Laure Murat, « Préface », Nella Larsen, Clair-obscur, Trad. Guillaume Villeneuve, Paris, Flammarion, 2010, (« Climats »), p. 15). À la différence des romans mettant en scène ce type de personnage, L’autre moitié de soi ne tâche ni de mettre fin à la vie du personnage qui a passé, ni de réitérer l’idéologie raciste (voir Ariane Gibeau, Colères de femmes noires et excès narratifs dans Passing de Nella Larsen, Sula de Toni Morrison et Push de Sapphire, Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2012. p. 40). Contrairement au personnage de Claire Kendry dans Clair-obscur, Stella ne meurt pas à la fin du roman. Elle est libre de choisir : souhaite-elle retourner auprès de sa famille et sa communauté ou continue-t-elle de passer et de cacher son identité ?↩
Je fais ici référence au passing, une réalité propre aux États-Unis. J’utiliserai, comme Ariane Gibeau, une traduction littérale du mot en optant pour passage et passer. Voir Ibidem, p. 40.↩
Les guillemets sont utilisés dans le but de souligner que les violences raciales continuent toujours de sévir autant aux États-Unis qu’ailleurs dans le monde. Selon Robin DiAngelo, autrice de l’essai White Fragility: Why It’s So Hard for White People to Talk About Racism, les Américain·e·s ont tendance à associer suprématie blanche aux nationalistes blanc·he·s et au Klu Klux Klan, groupe terroriste d’extrême-droite violent et raciste. DiAngelo affirme que cette manière de penser la société américaine actuelle contribue à dissocier les Américain·e·s blanch·e·s du racisme : d’une part, en reléguant le racisme au passé — donc à des évènements qui se passent avant le Civil Right Acts ; d’autre part, en en banalisant les effets sur les Africain·e·s-Américain·e·s. Voir Robin DiAngelo, White Fragility: Why It’s So Hard for White People to Talk About Racism, Boston, Beacon Press, 2018, p. 115. Je souligne.↩
Colette Guillaumin, dans son article « “Je sais bien mais quand même” ou les avatars de la race », relève cette complexité. Elle ne nie pas que le concept de la race ait été forgé pour soutenir une séparation entre les Blanc·he·s et les Noir·e·s, provoquant ainsi la normalisation des violences à l’égard des personnes noires. Cependant, elle affirme qu’il s’agit d’un couteau à double tranchant : nier que le concept de race ait influencé la construction de la société revient à invisibiliser la construction sociale de la race ayant une résonnance directe sur les institutions et les lois. Voir Colette Guillaumin, « “Je sais bien mais quand même” ou les avatars de la notion de race », Le Genre humain, Vol. 1 / 1, 1981, p. 55‑64.↩
Sarah Resnick, « Brit Bennett Reimagines the Literature of Passing », The New Yorker, juin 2020. En effet, les différent·e·s protagonistes du roman de l’autrice africaine-américaine sont tous·te·s touché·e·s par la performance. Comme je l’ai mentionné, le personnage de Stella est marqué par son passage à la communauté blanche. Desiree Vignes doit, quant à elle, se fondre dans la masse et devenir le plus blanche possible afin de répondre aux attentes de Mallard. Jude, la fille de Desiree, se lie d’amitié avec Reese, un garçon trans. Afin d’être lui-même, il quitte son village natal et fait la rencontre d’un professeur de chimie qui, les soirs de semaine ainsi que la fin de semaine, est une Drag Queen. Plusieurs autres personnages vivent cette situation. Ils passent de façon permanente ou ils passent à l’occasion.↩
Nadine Ehlers, Racial Imperatives: Discipline, Performativity, and Struggles Against Subjection, Bloomington, Indiana University Press, 2012, p. 56.↩
Robin DiAngelo, op. cit., p. 33.↩
Je traduis « an imitation without an origin ». Judith Butler, Gender Trouble, New York, Routledge, 1999, p. 175.↩
Nadine Ehlers, op. cit., p. 64.↩
Ibidem, p. 64.↩
Ibidem, p. 64.↩
Robin DiAngelo, op. cit., p. 18‑19.↩
Je souligne. Élaine Audet, Le coeur pensant. Courtepointe de l’amitié entre femmes, Québec, Le Loup de Gouttière, 2000, p. 18.↩
Nadine Ehlers, op. cit., p. 63.↩
Il est aussi intéressant de noter que le roman de Brit Bennett se déroule, pendant la grande majorité de la narration, dans la ville de Los Angeles. Reconnue comme la ville du cinéma, Los Angeles est le lieu par excellence où les personnages peuvent devenir quelqu’un d’autre. Certain·e·s protagonistes de l’histoire, que je ne mentionnerai pas dans le cadre de cet article, déménagent à Los Angeles dans le but de vivre une vie libre ou de jouer quelqu’un d’autre. Un ami de Jude, la fille de Desiree Vignes, noue une relation avec Reese, un garçon trans, qui a pris la décision de s’établir à Los Angeles afin d’être lui-même. Kennedy, la fille de Stella, souhaite débuter une carrière dans le monde du théâtre. Les premières pièces qu’elle jouera seront à Los Angeles. Jude, quant à elle, quitte Mallard pour entreprendre des études universitaires. Elle veut quitter le nid familial et le racisme de son village natal.↩
Élaine Audet, op. cit., p. 16‑17.↩
Je traduis « mechanical ». Judith Butler, Undoing gender, New York, Routledge, 2004, p. 1.↩
Je traduis « improvisation ». Ibidem, p. 1.↩
Élaine Audet, op. cit., p. 15.↩
L’utilisation de ce terme péjoratif contribue à reconduire une violence épistémologique et a tracé une démarcation entre les Blanc·he·s et les Noir·e·s. Si elle joue un rôle cohérent dans l’œuvre de Bennett, elle n’est pas justifiée dans mon discours critique.↩
À noter que, dans cet article, Joan Riviere montre que le masque qui est revêtu est celui de la féminité. Chez la théoricienne, la mascarade n’est donc pas liée au « jeu », mais s’appuie intimement sur la sexualité et la castration, d’un point de vue psychanalytique. Elle prend exemple sur une femme vivant pleinement le succès de sa carrière. Cette dernière n’est pas à l’aise de se retrouver sous le projeteur auprès des hommes. Elle revêt donc le masque de la féminité, par peur de représailles de la part des figures masculines.↩
Joan Riviere, “Womanliness as Masquerade”, in Tiffany Atkinson, (éd.). The body, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2005, p. 110‑114, p. 113.↩
Audre Lorde, op. cit., p. 42.↩
Élaine Audet, op. cit., p. 15.↩
Alexia Giroux est candidate à la maîtrise en études littéraires avec concentration en études féministes à l’Université du Québec à Montréal. Son mémoire, sous la direction de Lori Saint-Martin, porte sur les relations d’amitié entre femmes blanches et femmes noires dans Lucy de Jamaica Kincaid et dans L’autre moitié de soi de Brit Bennett. Elle fait partie du comité de rédaction de la revue FéminÉtudes et elle est co-rédactrice en chef de la revue Postures. Elle a notamment publié un article « L’enquête comme source d’oppression coloniale et comme réinvestissement de la culture créole dans Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau » dans la revue Postures.