Résumé : Cet article interroge différentes manifestations de la rupture dans des narrations contemporaines portées par des subjectivités gays ou queers. Divisée en trois étapes, cette réflexion observe la rupture d’un point de vue tour à tour thématique (comment la rupture est-elle représentée dans ces fictions ; avec quoi les sujets gays ou queers rompent-ils ?), formel (en quoi l’expérience d’une subjectivité gaie ou queer peut-elle influencer la forme des textes qui en font le récit ?) et mémoriel (de quelle mémoire, de quelle tradition, de quelle filiation les sujets gays ou queers sont-ils héritiers ?). Cette triple enquête s’appuie majoritairement sur les œuvres d’Antoine Charbonneau-Demers, d’Arthur Dreyfus, de Jean-Guy Forget et d’Édouard Louis.
Quand j’étais plus jeune, à la fin des années 1990, il n’était pas rare que les adultes autour de moi — mes oncles, mes tantes, mes grands-parents et peut-être même mes parents — évoquent l’amoureux d’un homme en parlant de « l’ami de », comme si les étiquettes qu’on accole généralement aux couples hétérosexuels ne convenaient plus afin de nommer une même relation, mais entretenue entre deux hommes ou deux femmes. Ce phénomène, qui tient de l’euphémisme, laisse entrevoir un malaise. C’est-à-dire que le discours de ces adultes, qui sont demeurés longtemps mes principaux modèles, refusait de reconnaître qu’une relation entre deux hommes ou entre deux femmes puisse exister au même titre, ou selon les mêmes appellations, que tous les couples hétérosexuels. Parler d’« ami » plutôt que de « conjoint », d’« amoureux » ou de « chum », c’est à mon sens gommer l’investissement et, peut-être surtout, la sexualité d’un couple gay1. Ce faisant, ma famille en venait à étouffer, de manière sans doute inconsciente (du moins je l’espère), une réalité qui ne devait pas s’énoncer trop franchement ou qui ne pouvait se dire qu’à demi-mots, en tout cas devant les enfants dont je faisais partie. Ce n’est qu’aujourd’hui que je prends la mesure du voile (ou plutôt de l’épaisseur de ce voile) que ma famille a parfois jeté sur les trop rares histoires de relations gays qui ont filtré jusqu’à moi. Je tendais pourtant l’oreille, attentif aux rumeurs comme aux manifestations de relations amoureuses entre hommes dans lesquelles je ne me reconnaissais pas encore tout à fait, mais pour lesquelles je nourrissais instinctivement une certaine curiosité. Curiosité que j’alimente encore aujourd’hui, comme en témoigne le présent travail.
1. Étude de ruptures : intentions
Cette réflexion anecdotique sur mon enfance ne sert finalement qu’à introduire une curieuse association qui habite mon imaginaire, qui explique la genèse de cet article et qui, en somme, rapproche amitié et relation gay. Ce rapprochement d’éléments distincts paraît moins forcé et plus académique dans l’essai Réflexions sur la question gay (1999) du sociologue français Didier Eribon, lequel s’est longuement intéressé à la « sociabilité gay » et aux modes de « subjectivisation » propres aux homosexuel·les, mais plus particulièrement aux hommes gays. Afin de résister à la domination de la norme sexuelle hégémonique qu’est l’hétérosexualité, les gays ont dû produire depuis toujours « des modes de vie, des espaces de liberté, un “monde gay”2 » qui leur seraient particuliers. L’auteur souligne en ce sens l’importance des réseaux d’amitié pour les personnes homosexuelles qui, à défaut de modèles identitaires au sein de leurs premiers cercles de sociabilité (comme celui qu’offre la famille ou l’école par exemple), ont dû trouver des modèles identitaires alternatifs auprès de communautés élues, auprès d’ami·es qui vivent des désirs sexuels similaires aux leurs. Didier Eribon soutient ainsi que l’identité d’une personne gay « se fonde d’abord et avant tout sur une “politique” de l’amitié3 » :
Car aujourd’hui comme hier, les cercles d’amis constituent l’un des foyers centraux autour desquels s’articulent les vies gays, et l’assise d’un parcours psychologique (et souvent géographique) qui conduit d’une solitude plus ou moins marquée à une socialisation plus ou moins forte dans et par des lieux de rencontre (que ce soit les bars et les parcs, ou, aujourd’hui, Internet, ses sites spécialisés et ses réseaux sociaux…)4.
Pourquoi parler d’une « solitude plus ou moins marquée » qui serait souvent préalable à la quête d’un réseau d’amitiés gays ? L’essayiste William Marx répond à cette question lorsqu’il met au jour la continuelle expérience de « l’étrangement5 » que vivent les personnes homosexuelles, nécessairement immergées dans un environnement hétéronormatif, peu importe leur position sur la planète : « être gai, explique-t-il, c’est vivre par principe dans un monde qui t’est étranger6 ». William Marx ajoute que la stigmatisation de l’homosexualité, si elle en est, aurait ceci de particulier que celui ou celle qui se découvre un désir pour une personne du même sexe ne trouve pas d’alter ego au sein de sa famille, premier cercle social à partir duquel il ou elle devra construire son identité : « Un gai naît dans une famille non gaie, parfois hostile à sa propre existence, et dont la haine se découvre à lui brusquement — ou peu à peu. Le voici plongé en milieu étranger comme dans un cauchemar. Ses semblables deviennent dissemblables7. » C’est sans doute pour cette raison, comme une réaction à cette hostilité (potentielle) vis-à-vis de leurs désirs et de leur identité8, que les réseaux de sociabilité homosexuels auront tendance à s’opposer aux modèles traditionnels qu’offre notamment la famille. D’où la rupture plus ou moins franche qui se présente comme un passage obligé pour la majorité des personnes gays, lesbiennes ou queers, passage qui creuse un écart entre une communauté d’origine et une communauté élue.
Partant de ces constats liminaires sur les particularités des expériences gays et des modes de sociabilité qui leur sont propres, le présent travail, divisé en trois étapes, entend observer les différentes expériences de rupture que déploient les récits contemporains portés par des subjectivités gays ou queers, tant québécoises que françaises. Plus précisément, je chercherai à comprendre comment la rupture (du latin impérial ruptura qui signifie « action de briser ») se trouve thématisée dans quelques œuvres littéraires récentes qui mettent de l’avant de telles expériences. Comment la dissidence est-elle représentée dans ces récits ? Contre quoi s’édifient ces subjectivités gays ? Il s’agira ensuite de transposer la question de la rupture à des observations, non plus thématiques, mais formelles. Quelles formes prennent ces récits qui ont le plus souvent affaire avec la rupture ? Les narrations observées, dirait-on, affichent régulièrement un désir de rompre avec des formes littéraires plus traditionnelles, comme le roman qui fait légion sur les rayons des librairies, comme si les ruptures que vivent les personnages gays ou queers au sein des récits s’accompagnaient corollairement d’une volonté de rompre avec les formes littéraires plus conventionnelles. Plus précisément, ces récits d’expériences gays ou queer se trouvent vraisemblablement et régulièrement marqués par l’écriture du fragment, forme peut-être privilégiée (c’est une hypothèse) afin de narrer des parcours de vie eux-mêmes morcelés, non-linéaires. La dernière étape de ce parcours entend finalement interroger l’expérience du temps que déploient ces récits, plus précisément le rapport que leurs narrateurs entretiennent avec le passé, que celui-ci soit plus ou moins éloigné du présent. Dans la mesure où la plupart des personnages gays semblent avoir une relation conflictuelle, ou à tout le moins complexe, avec les traditions, les filiations et la transmission, il est permis de penser que le rapport au passé se révèle similairement problématique pour ces sujets dont l’identité s’est en partie édifiée sur le rejet plus ou moins franc de ce qui les précède. Il va sans dire que cette question particulièrement vaste (l’expérience du temps !) ne saurait être qu’esquissée dans l’économie de ce travail. Cette triple enquête qui porte sur les différentes manifestations de la rupture, observées d’un point de vue tour à tour thématique, formel et « mémoriel », s’appuiera majoritairement sur les textes de quatre auteurs contemporains, à savoir Antoine Charbonneau-Demers, Arthur Dreyfus, Jean-Guy Forget et Édouard Louis, choisissant ainsi d’observer les spécificités des représentations littéraires de l’homosexualité masculine. Enfin, avant d’entrer plus franchement dans l’analyse, il importe de démonter dès maintenant la connotation péjorative que pourrait éveiller l’étude de l’objet « rupture » dans lequel il faut d’abord et avant tout reconnaître la force positive et l’énergie créatrice qu’elle peut engager, rappelant de ce fait la beauté des parcours faits de lignes brisées. Les récits et les textes qui intéressent ce travail offrent autant d’exemples de la valeur créatrice de la faille.
2. Les représentations de la rupture
Les motifs de ruptures se présenteraient donc de façon récurrente dans les récits d’expériences gays ou queers. Ces cassures, loin d’être strictement symboliques, apparaissent au contraire dans des mouvements ou dans des gestes concrets. Un premier et illustre exemple de ce phénomène se rencontre dans le roman En finir avec Eddy Bellegueule (2014) d’Édouard Louis dans lequel la narration décrit, comme le titre l’annonce, la rupture de l’auteur avec son patronyme, premier legs de ses parents à l’orée de son existence. Dans ce roman, le narrateur détaille les événements qui l’amènent d’une part à découvrir son homosexualité, comme la violence et les injures qui l’accompagnent, et ceux qui le conduisent d’autre part à rompre avec son nom d’origine. Rejetant le prénom « Eddy » pour élire « Édouard », un nom aux accents aristocratiques, et refusant « Bellegueule » pour y préférer « Louis », qui confirme cette inclination nobiliaire9, le narrateur tend par ailleurs à effacer l’assurance un peu frondeuse du qualificatif « belle » et l’animalité à laquelle fait écho le syntagme « gueule ». D’ailleurs, pour le père, le prénom « Eddy » constitue en quelque sorte le gage d’une identité virile ou, mieux, le badge de la masculinité qu’il force sur son fils : « Il avait décidé de m’appeler Eddy à cause des séries américaines qu’il regardait à la télévision (toujours la télévision). Avec le nom de famille qu’il me transmettait, Bellegueule, et tout le passé dont était chargé ce nom, j’allais me nommer Eddy Bellegueule. Un nom de dur10. » Comme l’explique le narrateur qui perçoit dès son plus jeune âge l’importance de la virilité dans son hameau natal, il ne suffit pas à un homme, et éventuellement à un père, d’être un « modèle » de virilité, il faut aussi que la masculinité se transmette, comme un nom, auprès de ses fils : « Au village il n’importait pas seulement d’avoir été un dur mais aussi de savoir faire de ses garçons des durs. Un père renforçait son identité masculine par ses fils, auxquels il devait transmettre ses valeurs viriles […]11. » Sentant très bien qu’il ne répond pas aux exigences de son milieu et de son patronyme, le jeune Eddy aura tôt fait de décevoir sa famille qui se méfie de ses gestes « efféminés12 ». Son attitude, ses désirs, ses manières de se tenir portent en effet le signe que quelque chose s’est brisé dans la lignée, que la transmission de la virilité a achoppé et qu’elle a donc échoué à se rendre jusqu’au jeune homme qui perçoit, dès lors, son aspect « monstrueux » : « À mesure que je grandissais, je sentais les regards de plus en plus pesants de mon père sur moi, la terreur qui montait en lui, son impuissance devant le monstre qu’il avait créé et qui, chaque jour, confirmait un peu plus son anomalie13. »
Au-delà d’une rupture dans la lignée qui se manifeste par le changement de nom, le critique Jérôme Meizoz montre que la distance entre le protagoniste et sa famille s’observe d’abord par le langage, c’est-à-dire par l’emploi distinct de la langue dont usent Eddy, toujours plus scolarisé, et sa famille, qui valorise peu l’éducation : « l’action [du roman] est avant tout verbale : au gré des échanges se creuse un fossé entre le langage familial et celui du narrateur. Fossé phraséologique, culturel et idéologique en même temps14. » Le langage de la classe ouvrière dont est issu le jeune Eddy serait, pour ainsi dire, la langue de l’injure, celle dont Eddy voudra à tout prix se défaire. Jérôme Meizoz souligne en ce sens que, contrairement à plusieurs récits « d’expériences de transfuges sociaux » dont il est l’un des spécialistes (il cite les exemples de Jules Vallès et Henri Callet) et où
la langue ordinaire est présentée sur un mode populiste comme une manière crue mais authentique de dire le monde, Édouard Louis [pour sa part] met en scène le langage familial de manière inverse : le voilà perçu sur un mode misérabiliste, comme véhicule de l’aliénation (alimentaire, médiatique, éducative, etc.) et de l’ignorance des pauvres. Phraséologie violente, raciste et autoritaire du père […]. Langue d’insultes et d’exclusion, présentée comme une lacune, un stigmate, bref une privation émotionnelle, culturelle ou sociale15.
L’écriture du roman peut elle-même se concevoir comme une preuve de cette distanciation vis-à-vis de la langue orale et populaire. La publication du livre, comme le nom de plume, le pseudonyme Édouard Louis, tend d’ailleurs à consolider la nouvelle identité (lettrée) de l’auteur et, par là même, à creuser ce fossé qu’évoque Jérôme Meizoz.
Cette rupture avec la filiation, signalée par le changement de nom et par l’écart langagier, trouve un autre exemple dans le déplacement géographique du narrateur qui, d’abord élevé dans un village « désœuvré16 » du nord de la France, s’installe par la suite à Paris. Cette migration du milieu rural vers un espace urbain constitue un mouvement que plusieurs personnes gays, lesbiennes et queers reproduiront à travers l’histoire. Didier Eribon a tenté d’expliquer la « force d’attraction — réelle ou imaginaire — exercée par la ville » dans son essai Réflexion sur la question gay. Dans l’ensemble de ce texte, il tente plus largement de comprendre comment les injures ou les invectives qu’essuient les homosexuel·les à un moment ou à un autre de leur vie participent au processus de leur subjectivisation. Autrement dit, il se demande comment la menace de l’invective qui plane constamment au-dessus des personnes gays ou queers parvient à forger leur identité et influence leurs modes de sociabilité : « On conçoit que l’un des principes structurants des subjectivités gays et lesbiennes consiste à chercher les moyens de fuir l’injure et la violence, que cela passe par la dissimulation de soi-même ou par l’émigration vers des lieux plus cléments17. » Le sociologue suggère ainsi que « la fuite vers la ville18 » représente l’un des moyens de se soustraire à l’injure, « de se prémunir d’un environnement hostile19 », de se réclamer d’un « droit à l’indifférence20 », dans la mesure où l’espace urbain offre la possibilité de « l’invisibilité » et permet de se fondre dans un anonymat relatif, notamment grâce à la densité de sa population. Symboles de liberté et de progrès depuis au moins la fin du XIXe siècle, les villes, particulièrement les grandes capitales comme Paris, Londres, Berlin, Amsterdam, New York ou San Francisco, auraient d’ailleurs favorisé le développement de communautés marginalisées, comme la communauté homosexuelle, qui s’y retrouvaient21. Ainsi, la ville, en plus de permettre aux êtres stigmatisés par la société de se rendre invisibles ou, mieux, de se soustraire à la menace de l’injure, représenterait par ailleurs un espace de socialisation privilégié, là où la communauté peut plus facilement se constituer22.
Quoiqu’il en soit, la trajectoire que dessine le premier roman d’Édouard Louis ne montre pas seulement une rupture avec le patronyme du narrateur-auteur, avec le langage populaire ou avec son village qu’il quittera pour gagner la ville. Bien plus que la distanciation vis-à-vis de son nom et vis-à-vis de son hameau natal, Hallencourt, tout englué dans l’épaisseur du patriarcat, le rejet de la classe sociale d’origine du narrateur se présente comme un processus encore plus central dans le roman d’Édouard Louis. L’auteur qui se décrit lui-même comme un « transfuge23 » revient sur son déplacement entre les barreaux de l’échelle sociale dans le roman Combats et métamorphoses d’une femme (2021), dans lequel il rapproche sa propre migration de classe de celle que connaîtra par la suite sa mère, elle aussi expatriée de la classe ouvrière. Le désir de s’arracher à son milieu d’origine et celui de s’extraire de la classe ouvrière se présentent, dirait-on, comme une seule et même réponse aux violences verbales et physiques dont est victime le personnage d’Édouard Louis. Dans son fameux essai Retour à Reims (1999), Didier Eribon, qui partage avec Édouard Louis une trajectoire de vie semblable, confirme la difficulté exacerbée que cela représente de découvrir son penchant homosexuel dans un milieu populaire, voire défavorisé, comme si dans ces communautés les pointes homophobes se trouvaient acérées. Annie Ernaux, relisant et synthétisant l’essai de Pierre Bourdieu La distinction (1979), rappelle que, selon le sociologue français, l’homophobie latente des classes dominées s’explique par la contestation plus ou moins consciente de ces classes laborieuses vis-à-vis des classes dominantes et de leurs manières :
Dans certaines valeurs populaires, comme la force physique, seule richesse des plus démunis, ou la virilité, accompagnée de mépris pour l’homosexualité, Bourdieu voit la réaction contre un monde bourgeois et intellectuel dont les manières apparaissent confusément féminisées. À l’inverse du « sens de distinction » [propre aux classes dominantes], c’est le principe de conformité qui régit le goût populaire, comme un rappel à la solidarité de condition, une mise en garde contre l’ambition de vouloir ressembler à ceux qui ont des moyens supérieurs24.
Cette remarque tend donc à confirmer la difficulté de se découvrir une identité différente dans un milieu populaire et ouvrier, hostile à la distinction qui peut se voir comme du mépris à l’égard de ce milieu.
La voix narrative du roman After (2018) de Jean-Guy Forget, laquelle refuse le binôme contraignant des catégories de genres et opte de ce fait pour une écriture inclusive25 tout au long du récit afin de se désigner et afin de désigner ses partenaires, suit elle aussi un parcours d’expatriations géographique et de classe sociale, similaire à celui qu’ont connu Édouard Louis et Didier Eribon. Si ces deux derniers passent de la province française à la ville de Paris, ce qui accentue l’écart — du moins l’écart géographique — entretenu entre le milieu d’origine et le lieu d’exil choisi, le déplacement du personnage principal d’After ne paraît pas si grand, dans la mesure où iel passe du quartier traditionnellement populaire d’Hochelaga à un autre quartier de Montréal. Pourtant, chaque fois que le personnage traverse son quartier d’enfance qui lui rappelle ses origines modestes, la distance qu’il souhaite maintenir vis-à-vis de son milieu d’origine n’apparaît pas moins nécessaire à l’édification de son identité queer. Le personnage, qui dit être son « ennemi de classe », cherche à se construire contre ses origines ; son processus de subjectivisation, sa construction identitaire doivent passer par ce que Didier Eribon a nommé une « désidentification26 », c’est-à-dire par le refus ou le rejet d’une appartenance ou d’une identité originaire. Pour plusieurs personnes minorées, cette étape de désidentification serait en effet préalable à la construction identitaire, comme en témoignent notamment les processus de subjectivisation gay d’Édouard Louis et de Didier Eribon. Cet arrachement aux « racines », et donc au milieu d’origine, se présente d’ailleurs pour le personnage principal d’After comme un effort de tous les instants :
Chaque traversée de l’Est me rappelle, même encore aujourd’hui, que je passe ma vie à me détacher de mes racines, à devenir le plus vite possible mon ennemi de classe, à me faire croire que le Comme des Garçons, le Yohji Yamamoto et le Missoni pouvaient camoufler le ciment craqué d’Hochelaga sous ma peau translucide. L’autobus m’enfonçait dans un passé que je fuyais constamment27 […].
Force est de constater que les vêtements griffés que se procure à fort prix et que porte le personnage de Jean-Guy Forget visent à montrer l’ascension sociale dont le·a narrateur·rice se réclame. S’il ne s’agit pas nécessairement de faire voir une élévation sociale au sens strict, à tout le moins ce personnage souhaite-t-iel s’inscrire en porte-à-faux vis-à-vis de sa classe d’origine, et espère-t-iel ainsi « camoufler le ciment craqué d’Hochelaga » qu’iel porte « sous [sa] peau » comme une tare. Il s’agirait donc moins d’une volonté d’élévation que du désir de rejeter son milieu d’origine.
Dans le roman Good Boy (2018) d’Antoine Charbonneau-Demers, dans un passage peu ou prou anecdotique, le narrateur entretient un rapport similairement complexe avec les vêtements, symboles pour lui aussi d’une identité nouvelle. Cela étant, contrairement aux quelques récits qu’on vient d’observer, il semble que le personnage principal de Good Boy n’ait pas un rapport particulièrement conflictuel avec sa classe d’origine, lui qui provient d’un milieu en apparence aisé (sa mère qui rédige une thèse de doctorat envoie régulièrement de l’argent à son fils ; les finances ou le rang du garçon dans l’échelle sociale ne se présentent pas comme un enjeu important dans le roman). Le phénomène de rupture inhérent à ce récit n’est donc pas tellement lié à la classe du narrateur, comme chez Édouard Louis, Didier Eribon et Jean-Guy Forget. Il n’en demeure pas moins que le narrateur rejette le mode de vie qu’on lui a transmis depuis son plus jeune âge, mode de vie qu’il associe aux us et coutumes de la région comme de la famille. Une fois de plus, la ville octroie à ce jeune homme les possibilités de socialisation gay longtemps attendues, et c’est donc la migration vers le milieu urbain qui permet au narrateur d’explorer librement sa sexualité, laquelle n’est pas sans incliner vers des pratiques de l’abject28. À partir d’une application de rencontres, le narrateur parvient donc à rompre avec « la tendresse » qu’on lui a léguée : « La tendresse est sans intérêt. Ma mère m’en a donné, mon père m’en a donné, j’en ai reçu de mes professeurs à l’école, j’en ai eu des amis que j’ai perdus en venant ici, je viens d’un milieu de tendresse qui me rend inintéressant et j’aurais besoin de me faire fourrer29. »
Comme le souligne le critique Philippe Manevy, il est possible de lire le roman Good Boy comme un roman d’apprentissage, dans lequel il s’agit généralement de « quitter son milieu familial et de s’éloigner de ses origines30 » : « Good Boy se donne bien, en apparence, comme un récit d’apprentissage classique. Après une brève période d’inertie, le héros va au-devant de ses propres désirs31 ». Et dans ce cas-ci, les désirs du narrateur le poussent à rencontrer des hommes beaucoup plus âgés que lui, des amants qui rappellent des figures paternelles. Mais cette lecture qui consiste à reconnaître une trajectoire initiatique dans ce roman peut se retourner comme un gant, c’est-à-dire qu’il convient inversement de décrire ce texte comme un « roman de (dé)formation », toujours selon la formule de Philippe Manevy. Ce mouvement par lequel le narrateur tend à « désapprendre » les valeurs de son milieu d’origine n’est évidemment pas sans rappeler le motif de la rupture, cher à cette analyse. Il est en ce sens significatif que le narrateur de Good Boy ne cesse, dans les instants les plus surnaturels du roman (qui rompent d’ailleurs avec la perception du réel32), d’apercevoir un chat qu’il nomme « T. Gondii » et qui apparaît lorsque le jeune homme se met volontairement dans des situations qui menacent sa sécurité. Éclairant l’étrange surnom de ce chat (imaginaire) qui rôde autour de lui pendant que le narrateur rencontre des étrangers, le roman informe les lecteurs et lectrices que la « toxoplasmose est une maladie infectieuse dont l’agent est le protozoaire Toxoplasma gondii qui abolit l’aversion instinctive de la proie envers son prédateur pour la remplacer par une attirance fatale. Le parasite est capable de modifier la connectivité des centres du plaisir et de la peur33. » La référence à ce phénomène scientifique qui consiste finalement à « inverser [l’]instinct naturel34 » n’est évidemment pas sans suggérer une certaine rupture du code biologique avec son propre mécanisme de défense. Cette dissidence génétique rappelle les pulsions autodestructrices du narrateur, ce qui prouve à nouveaux frais ce motif apparemment récurrent de la rupture qui se présente dans plusieurs récits de sujets gays ou queers.
3. Ruptures formelles
L’expérience de la rupture inhérente aux récits gays ou queers serait aussi liée aux formes littéraires que ces narrations choisissent d’employer. Souvent, ces récits interrogent, dans des passages autoréflexifs, leur manière d’écrire. Dans un essai qui revient sur son approche personnelle de la création littéraire ou sur sa propre tentative d’écrire « un roman », Alex Noël pense justement aux enjeux formels particuliers qui se présentent aux auteur·rices queers, lesquel·les rejetteraient l’« unité » narrative de certains genres comme le roman. Le principe d’unité en écriture serait, selon lui, un « critère hétéronormatif et patriarcal35 ». Il est en effet tentant de croire, comme Alex Noël, que dans un processus d’écriture « l’unité est plus difficile à trouver pour la personne marginalisée, car le rapport au centre, à l’unification des lignes secondaires, est plus complexe, ne serait-ce que parce que son histoire, lorsqu’elle est représentée, a souvent été confinée aux intrigues et aux personnages secondaires36. » Sa réflexion laisse par ailleurs entendre que s’éloigner des formes plus conventionnelles, celles qu’on trouve le plus fréquemment sur les rayons des librairies, consiste, dans un mouvement similaire, à s’opposer à la « culture dominante ». Cette idée ou cette conception particulière de l’écriture queer, qui pourrait paraître abstraite, s’appuie sur quelques exemples d’auteur·rices qui ont repoussé les limites de l’exploration formelle afin de narrer des expériences de personnages gays. Alex Noël pense notamment à Marcel Proust dont les phrases s’amusent des détours ; à Marie-Claire Blais qui, depuis au moins l’imposant cycle Soifs, déjoue les normes syntaxiques ; et à Roland Barthes qui a donné ses lettres de noblesse à l’écriture par fragments37. À cette liste pourraient certainement s’ajouter des auteurs comme Hervé Guibert, Renaud Camus et Guillaume Dustan, qui ont recueilli les éclats du quotidien gay dans leurs journaux ou d’autres textes fragmentés et expérimentaux.
Pour les personnes queer, soutient Alex Noël, avant le contenu, c’est peut-être la forme elle-même, telle que la culture dominante nous la lègue, qui ne convient pas, car pour les queer elle est trop contraignante : cette forme ne leur permet pas de s’inscrire réellement dans leur art. Écrire en tant que queer, c’est, avant toute question de contenu, faire face au problème de la forme, à la recherche de formes qui parviendraient à témoigner de cette expérience, sans en nier les plurivocités, sans sacrifier ce qu’elle a de plus précieux à la construction artificielle d’une unité. Écrire en tant que queer, c’est justement faire éclater la forme, briser la soi-disant unité pour réorganiser ses éléments secondaires de façon différente, de façon à ce qu’ils ne soient plus enrôlés au service d’une ligne directrice et aplanissante du réel38.
S’il fallait apporter quelques nuances à ces constats, peut-être pourrait-on préciser que cette exploration formelle n’est pas nécessairement l’apanage de la communauté gay ou queer, surtout pas en régimes contemporain et moderne où les conventions littéraires n’ont cessé d’être repoussées. Cela dit, il convient sans doute d’affirmer avec Alex Noël et quelques autres auteur·rices du recueil réflexif Se faire éclaté·e (2021) que le problème de la forme se trouve comme exacerbé lorsque vient le temps d’écrire des expériences de subjectivités gays et queers, comme en témoignent les quelques textes étudiés dans ce travail. Beaucoup se trouvent en effet inquiétés par la forme de leur texte qu’ils commentent à un moment ou à un autre ; ou, à tout le moins, plusieurs s’interrogent au sujet de l’appartenance de leur œuvre à la littérature, à la fiction. La légitimité de leur pratique d’écriture est régulièrement mise en doute. Il est par ailleurs intéressant de noter que, dans le recueil d’essais Se faire éclaté·e, les auteur·rices mêlent franchement création littéraire et réflexion académique, expériences personnelles et remarques à peu près objectives sur le fait littéraire, comme si les articles académiques ou les essais universitaires plus conventionnels ne convenaient plus afin de décrire des phénomènes propres à la littérature queer. Tout se passe en effet comme si l’exploration formelle que déploient les récits d’expériences gays ou queers appelait corollairement une recherche formelle de la part des critiques qui cherchent à commenter ces textes. Un phénomène similaire se remarque dans le recueil d’articles Québequeer (2021) dans lequel la création littéraire, les récits personnels et même certains croquis viennent s’intercaler entre les essais académiques plus traditionnels.
Quoiqu’il en soit, un certain malaise vis-à-vis de l’unité narrative dont parlait Alex Noël se fait sentir dans les livres d’Arthur Dreyfus, notamment dans son « roman » Histoire de ma sexualité (2014) dans lequel l’auteur se lance, de façon un peu étonnante, à la recherche de ses souvenirs d’enfance liés à la sexualité. Ce texte commente régulièrement sa propre démarche, le narrateur-auteur étant vraisemblablement inquiet des conséquences de son entreprise autobiographique sur son entourage. Il est en effet préoccupé par les éventuelles retombées ou par l’impact que pourrait avoir la fiction sur ses relations réelles, notamment avec les membres de sa famille. Après que sa sœur et sa grand-mère aient exprimé leurs inquiétudes au jeune homme compte tenu du sujet de son projet d’écriture, la première craignant que le livre fasse « éclater la famille » et la seconde se souciant de la mise au ban qui menace son petit-fils dont le projet d’écriture peut, selon elle, se comparer aux Confessions de Jean-Jacques Rousseau, l’auteur de ces souvenirs sexuels d’enfance vient à partager ces préoccupations avec son éditeur. Ce dernier propose une issue qui paraît ridiculement simple, ce qui a tôt fait de souligner l’absurdité, voire la vanité, des étiquettes génériques : « Mon éditeur, à qui j’avais fait part, au tout début, de mes appréhensions concernant ce projet de livre, me conseille d’écrire un roman : “On colle roman en dessous du titre, et tout le monde est tranquille39..” » L’anecdote a de quoi faire sourire, mais elle permet aussi de montrer que le projet d’écriture d’Arthur Dreyfus s’inscrit mal sous la catégorie « roman », laquelle se présente comme un pis-aller ou comme une étiquette qui a le mérite d’être « un indicateur de fiction » et, ainsi, de dissiper les inquiétudes des personnes réelles qui pourraient se reconnaître dans les scènes de ce « roman » qui n’en est pas vraiment un. Dans l’œuvre d’Antoine Charbonneau-Demers, un tel malaise vis-à-vis de la fiction et même vis-à-vis de la littérature apparaît au travers de ses différentes publications. Si ses deux premiers titres, Coco (2016) et Good Boy (2018), se rangent facilement du côté du roman, il semble que l’œuvre suivante, Daddy (2020), cherche à rompre avec l’écriture proprement romanesque, se réclamant franchement de l’autofiction ou de la non-fiction, notamment à travers le dialogue intertextuel que le texte entretient avec l’œuvre de Nelly Arcan ou Christine Angot : « J’ai décidé de ne plus écrire de fiction. J’ai pris cette décision au mois d’août 2018, après qu’un garçon dont j’étais amoureux m’ait dit que ça se voyait dans mes romans quand c’était vrai, et quand c’était de l’invention. […] J’ai partagé mon inquiétude avec mon correspondant suicidaire. Il m’a répondu en citant Christine Angot : “La littérature se cache souvent là où il n’y en a pas40.” » Plus récemment, à l’automne 2021, l’auteur de Good Boy a annoncé qu’il enverrait des entrées de son journal intime aux internautes qui souhaitent souscrire à cette espèce d’infolettre littéraire, envoyée périodiquement par courriel. Ce faisant, il semble que l’auteur rompe, pour ainsi dire, momentanément du moins41, avec l’unité qu’impose l’objet livre. Ce phénomène, ce journal en ligne, n’est pas sans rappeler la page Instagram « Les carnets de l’underground » où est né le livre éponyme de Gabriel Cholette. Toujours est-il que la voix narrative d’Arthur Dreyfus interroge la forme par fragments qu’emprunte son écriture, comme malgré elle ou comme une maladie. Après avoir tenté de produire un roman, le narrateur-auteur se rend à l’évidence de la forme qu’appelle son sujet : « Je décide de renoncer à la construction par petits chapitres. Le livre adoptera la forme qui lui sied, tel qu’un corps malade apprend à vivre avec sa pituite. La bosse des bossus porte bonheur42. » Le narrateur d’Arthur Dreyfus conclut, à ce sujet, dans l’une de ses nombreuses phrases averbales, comme s’il refusait d’un même élan « l’unité » narrative dont parlait Alex Noël et la norme grammaticale ou syntaxique : « Impossibilité de dire l’enfance sans morcellement43. »
Contrairement à ce qu’avance Arthur Dreyfus, c’est peut-être moins le fait de dire l’enfance que de dire le désir gay qui favorise l’écriture par fragments. Sinon peut-être est-ce aussi bien l’un que l’autre, le moment de l’enfance et le désir gay étant similairement placés en marge des discours dominants (si on doute de cette dernière remarque, on peut se demander : à qui est destinée et de qui se préoccupe la plupart des discours médiatiques, académiques, ceux issus de la fiction – à la télévision, dans les livres, au cinéma, dans les paroles de musiques ?). À tout le moins, il convient de noter que les récits d’expériences gays ou queers ont régulièrement recours au « morcellement » et qu’ils refusent incidemment de se placer sous le régime de l’unité, comme peuvent l’attester les récits par fragments de Gabriel Cholette déjà évoqués (Les carnets de l’underground), Éric Leblanc (Le bleu des garçons), Nicholas Giguère (Queues ; Quelqu’un ; Petites annonces) et même certains textes de Simon Boulerice (notamment Géolocaliser l’amour ; Pleurer au fond des mascottes). Adoptant à nouveau un point de vue thématique sur ces narrations, on peut relever qu’elles relatent régulièrement des histoires de fréquentations courtes, des relations sexuelles sans lendemains ou encore des histoires de ruptures amoureuses. À cette liste de récits fragmentés qui ne sont pas étrangers aux ruptures répétées pourraient s’ajouter les titres Daddy d’Antoine Charbonneau-Demers et After de Jean-Guy Forget. Non sans rappeler le roman Good Boy déjà observé, Daddy, écrit de façon précipitée dans les premiers jours de l’isolement social lié à la COVID-19, raconte les aléas d’une relation entre le narrateur-auteur et son amant, encore une fois, nettement plus âgé que le jeune écrivain. Mais ce qu’il importe de dégager de ce texte, c’est le « rythme » des ruptures qu’il donne à lire : « Ma relation avec Daddy est rythmée par les successions de ruptures et de retrouvailles. J’aurais voulu, dans ce livre, raconter chacune d’elles dans l’ordre chronologique, mais c’est inutile puisque mes amies m’ont fait remarquer que toutes nos ruptures et toutes nos retrouvailles se passent de la même façon44. » Épousant un rythme similaire, le roman After s’intéresse quant à lui à la blessure de deux ruptures amoureuses successives que vit le narrateur, « encore soumis à un amour qui [le] détruisait sur le beat des cocktails de drogues quotidiens, un amour qui ne croit plus au phénix45. » La figure mythique du phénix, qui renaît continuellement après s’être embrasé, dont la vie est constituée d’une série de ruptures et dont l’existence s’expérimente dans la discontinuité, paraît particulièrement précieuse dans cette enquête sur l’expérience gay et queer de la rupture.
4. Et les expériences du temps : perspectives
Il est tentant de penser que dans la dernière partie du XXe siècle, et jusqu’aujourd’hui, chercheurs et chercheuses ont abondamment réfléchi au rapport particulier qu’entretiennent les personnes gays ou queers avec l’espace, que ces critiques ont largement étudié leurs manières singulières d’habiter ou d’investir les lieux. La première section de ce travail, où il a été question de l’attrait des homosexuel·les pour la ville et de la migration géographique que cet attrait entraîne régulièrement dans les trajectoires gays, phénomènes notamment étudiés par Didier Eribon, témoigne en partie de cet intérêt critique. Michel Foucault doit certainement être considéré comme l’un des principaux instigateurs d’une telle effervescence réflexive sur la question « spatiale ». Ses idées séminales, par exemple celles qui interrogent les différents espaces spécialement aménagés pour les marginalisé·es des différentes sociétés qu’il a observées46, ont encouragé plusieurs critiques à nommer, dans son sillage, les enjeux et les problèmes propres aux groupes et aux individus minoritaires dans leur relation complexe à l’espace. C’est du moins ce que donne à penser Michel Collot qui identifie « un tournant spatial » en sciences humaines, dans le dernier quart du XXe siècle, après que le XIXe siècle et la première partie du XXe siècle aient surtout été tiraillés par les questions historiques et celles qui concernent le passage du temps. Quoiqu’il en soit de cette tension entre l’étude de l’histoire et celle de l’espace, il me semble que le rapport des communautés gays à l’espace a été plus largement commenté et qu’inversement les études sur le rapport au temps de ces mêmes communautés se font un peu plus rares. Il convient sans doute de renverser cette tendance. Mais que dire à ce sujet, et comment s’y prendre au juste ?
Dans la préface qu’elle signe dans le recueil du collectif Se faire éclaté·e, intéressée par les « expériences marginales » et les « écritures de soi », Stéphane Martelly n’est pas sans encourager une réflexion concernant l’expérience du temps telle que vécue depuis les marges de la société, suggérant, à partir de ses lectures de Jacques Derrida, que « le temps de la disjointure ICI » soit celui « du récit de vie, mais de la vie perdue, de la vie impossible qu’il faut soudain rapiécer et raconter ». Partant de cette belle idée du « temps de la disjointure », il convient peut-être de parler, de façon similaire, d’une expérience discontinue du temps qui se déploie régulièrement dans les quelques récits de subjectivités gays ou queers, du moins ceux qui ont été lus et analysés ici. C’est-à-dire qu’aux différentes représentations de la rupture et qu’aux formes souvent fragmentées de ces récits répondrait réciproquement une expérience du temps que ces subjectivités gays ou queers vivent, dirait-on, de façon morcelée, fragmentée — des expériences du temps qui ne laissent que peu de place à la continuité. Comme ce travail n’a cessé de le réitérer, les ruptures (amoureuses, filiales) et les dissidences (géographiques, de classe sociale) sont fréquentes, et elles entraîneraient conséquemment des coupures dans les trajectoires de vie faites, comme celle du phénix, de fins et de nouveaux départs. Aussi est-il tentant de décrire l’expérience du temps, inscrite dans les récits de subjectivités gays ou queers, en termes de séquences courtes plutôt que longues, discontinues plutôt que continues. Peut-être pourrait-on même avancer que les récits qui nous préoccupent répondent au régime du « présentisme47 », régime d’historicité pensé par l’historien François Hartog afin de décrire l’ère contemporaine qui tend à se méfier, selon lui, de l’avenir et des progrès qu’elle promet (contrairement à l’époque moderne qui a fait son miel de la foi qu’elle plaçait dans l’idée du progrès) et qui se méfierait similairement du passé et des traditions (contrairement à l’Ancien Régime).
Ces idées qui pourraient paraître trop abstraites trouveront un ancrage plus solide et concret dans les récits d’Antoine Charbonneau-Demers, d’Arthur Dreyfus, de Jean-Guy Forget, d’Édouard Louis et même dans les textes des autres auteurs déjà nommés. De fait, dans ces narrations qui s’attachent le plus souvent à la tradition des écritures de soi, le récit est d’abord et avant tout personnel ou subjectif. L’expérience du temps est de l’ordre du présent, les protagonistes ne jetant que très peu de regards vers l’avenir et n’ayant d’intérêt que pour un passé peu éloigné de leur parcours individuel ou bien du présent d’écriture. Si les récits observés se transposent dans le passé, ils dépassent rarement l’expérience personnelle de leur narrateur·rice, c’est-à-dire que l’expérience du passé s’appuie essentiellement sur une mémoire personnelle. Peu de place donc pour la « mémoire collective48 », selon la formule de Maurice Halbwachs, par exemple celle de la communauté gay ou queer. Peu de place pour la transmission, l’inscription de subjectivités gays ou queers dans une quelconque filiation. Aucune place (ou presque) ne serait consacrée à l’histoire (plutôt qu’au présent), à la mémoire collective (plutôt qu’à une mémoire personnelle) ou à l’expérience d’un temps plus long (plutôt qu’un temps de la « disjointure »). Le plus récent roman de Marie-Claire Blais, Un cœur habité de mille voix (2021), laisse toutefois entrevoir une exception, dans la mesure où ce roman tente en quelque sorte d’assurer la mémoire d’événements comme les émeutes de Stonewall, la déportation des homosexuels par le Reich, l’épidémie du sida. Si le roman n’est pas nécessairement animé du désir de se souvenir, à tout le moins vise-t-il à préserver la trace des silences de l’histoire, à évoquer ces voix qui se sont tues, à nommer ces existences aux destins empêchés. Il tend donc à se souvenir de l’oubli réservé aux communautés minoritaires. Cette heureuse exception mémorielle étant relevée, il convient tout de même d’avancer que les récits de subjectivités gays ou queers, qui s’édifient souvent à partir de ruptures plus ou moins franches avec un milieu d’origine afin de mieux embrasser une communauté élue, fondée sur « une politique de l’amitié », montrent que la transmission de la mémoire collective au sein même de ces communautés d’ami·es se révèle fragile. Comme si, à quelques exceptions près, le partage d’expériences entre les différentes générations qui composent ces communautés résistait quelque peu à cette politique de l’amitié.
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Dans un entretien qu’il accorde à René de Ceccatty, Jean Danet et Jean Le Bitoux, et contrairement à ce que j’avance ici de façon tout à fait hypothétique, Michel Foucault soutient que ce n’est pas l’acte sexuel entre deux hommes qui choque ou qui choquait la société, mais plutôt l’amour entre hommes et les « habitus » qui lui sont associés (pour reprendre un terme de Pierre Bourdieu) qui, eux, mettent plus sérieusement à mal les fondements d’une société hétéronormative : « Je pense que c’est cela qui rend “troublante” l’homosexualité : le mode de vie homosexuel beaucoup plus que l’acte lui-même. Imaginer un acte qui n’est pas conforme à la loi ou à la nature, ce n’est plus ça qui inquiète les gens. Mais que les individus commencent à s’aimer, voilà le problème. L’institution est prise à contrepied ; des intensités affectives la traversent […]. Les codes institutionnels ne peuvent valider ces relations aux intensités multiples, aux couleurs variables, aux mouvements imperceptibles, aux formes qui changent. Ces relations qui font court-circuit et qui introduisent l’amour là où il devrait y avoir la loi, la règle ou l’habitude, Michel Foucault, « De l’amitié comme mode de vie », in Daniel Defert et François Elwald, (éds.). Dits et écrits : 1954 – 1988, Vol. 4, Paris, Gallimard, 1994, (« Bibliothèque des sciences humaines »), p. 163‑167, p. 164. »↩
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Didier Eribon, Réflexions sur la question gay, Paris, Flammarion, 2012, (« Champs »), p. 30.↩
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Ibidem, p. 40.↩
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Ibidem, p. 41. Dans une belle et éclairante remarque, Henning Bech, cité par Didier Eribon, parle pour sa part, non pas d’une « politique de l’amitié », mais plutôt de son caractère pratiquement « institutionnel » : « Être avec d’autres homosexuels permet de se voir soi-même en eux. Cela permet de partager et d’interpréter sa propre expérience […]. Les réseaux d’amis sont, avec les associations ou les pubs et les bars, l’une des institutions les plus importantes de la vie homosexuelle. C’est seulement dans ce cadre qu’il est possible de développer une identité plus concrète et plus positive en tant qu’homosexuel. » Ibidem, p. 40.↩
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Ibidem, p. 11.↩
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William Marx, Un savoir gai, Minuit, 2017, p. 11.↩
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Ibidem, p. 119. L’auteur oppose ici l’expérience homosexuelle et l’expérience que peuvent connaître certaines personnes issues d’autres communautés dominées, notamment en vertu de leurs origines culturelles ou selon leur sexe : contrairement aux homosexuel·les, soutient-il, la « plupart des minorités sont déjà constituées en communautés : un juif naît de parents juifs, un noir de parents noirs. Toute femme (autre type de minorité) a au moins été élevée par sa mère. Les modèles sont là, présents dans la famille. […] L’hostilité extérieure éventuelle ne franchit pas le seuil du foyer. » Ibidem.↩
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Au sujet de l’homophobie latente des sociétés patriarcales, on consultera avec profit les études d’Eve Kosofsky Sedwick, notamment Between men: English literature and male homosocial desire, Thirthieth anniversary edition, New York, Columbia University Press, 2016, (« Gender and culture »).↩
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Ce regard sur le patronyme d’Eddy Bellegueule et son pseudonyme reprend l’analyse de Jérôme Meizoz. Voir son article « Belle gueule d’Edouard ou dégoût de classe ? », Contextes, mars 2014.↩
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Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Paris, Seuil, 2015 [2014], (« Points »), p. 24.↩
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Ibidem, p. 24.↩
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Le narrateur du roman précise : « Mes parents appelaient ça des airs, ils me disaient Arrête avec tes airs. Ils s’interrogeaient Pourquoi Eddy il se comporte comme une gonzesse. Ils m’enjoignaient : Calme-toi, tu peux pas arrêter avec tes grands gestes de folle. Ils pensaient que j’avais fait le choix d’être efféminé, comme une esthétique de moi-même que j’aurais poursuivie pour leur déplaire, Ibidem, p. 25. – L’auteur souligne. »↩
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Ibidem, p. 27 – Je souligne.↩
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Jérôme Meizoz, op. cit.↩
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Ibidem.↩
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Au sujet du milieu ouvrier d’Hallencourt où a grandi Édouard Louis, on peut consulter un article d’Aurélie Lanctôt qui revient par ailleurs sur la controverse médiatique qu’avait soulevé, en France, la publication du roman En finir avec Eddy Bellegueule : « Malgré son succès commercial et critique, ce roman, faut-il le rappeler, a suscité une polémique à l’égard du jeune écrivain. On lui a reproché d’avoir dépeint sa famille et son village d’un œil méprisant et rancunier. Des journalistes sont même débarqués dans la petite bourgade d’Hallencourt pour y sonder les habitants, tentant de départir le fictif du factuel, le “vrai” du “faux”, comme si chaque roman se révélant inventé avait le potentiel de démasquer “l’imposture” d’une œuvre qui relève ultimement de la fiction ; comme si rapporter le chagrin de la tante, des frères ou de la mère de l’auteur offrait une clé pour mieux comprendre l’œuvre et ce qu’elle nous dit du monde social. N’était-ce pas plutôt pour conforter les esprits bourgeois qu’il fallait ainsi se rendre dans ce village désœuvré de la Somme et montrer ses habitants qui, “en réalité”, n’ont rien de la violence que raconte Louis dans son roman ? », Aurélie Lanctôt, « Écrire la honte », Liberté, 2017, p. 55‑56, p. 55.↩
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Didier Eribon, op. cit., p. 30.↩
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À ce sujet, voir les chapitres « La fuite vers la ville » (p. 29-38) et « L’amitié comme mode de vie » (p. 39-45) dans Ibidem.↩
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Ibidem, p. 31.↩
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Didier Eribon, Retour à Reims, Paris, Flammarion, 2018, (« Champs »), p. 30.↩
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C’est du moins ce que laisse croire Didier Eribon qui parle de la « mythologie de la ville » afin d’évoquer la force d’attraction qu’exercent les grandes capitales dans les communautés gays : la réputation de certaines métropoles et l’affluence de « réfugiés » qu’elles connaissent « explique pourquoi s’est développée dans la culture gay, dans l’imaginaire collectif de l’homosexualité, dès la fin du XIXe siècle (et sans doute bien avant), une véritable mythologie de la ville et de la capitale : Paris, Londres, Berlin, Amsterdam, New York, San Francisco ont été les symboles merveilleux d’une certaine liberté et ont fait rêver tous ceux qui lisaient livres et journaux (même quand l’image donnée par ces sources d’informations était péjorative, voire insultante), ou entendaient les récits rapportés par les plus chanceux, ceux qui avaient pu accomplir un voyage vers la capitale ou la métropole […] », Didier Eribon, op. cit., p. 32.↩
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« Mais la ville est aussi un monde social, un monde de socialisation possible, et elle permet de surmonter la solitude tout autant qu’elle protège l’anonymat. », Ibidem, p. 34.↩
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Édouard Louis, op. cit., p. 68.↩
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Annie Ernaux, « La distinction, œuvre totale et révolutionnaire », in Édouard Louis, (éd.). Pierre Bourdieu : l’insoumission en héritage, Paris, Presses universitaires de France, 2013, (« Quadrige »), p. 23‑43, p. 35.↩
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Comme l’auteur Jean-Guy Forget le confie au journaliste Dominic Tardif lors de la publication du roman After, l’utilisation de l’écriture inclusive dans cette fiction vise à « lutter contre ces constructions hétéronormatives et patriarcales présentes à même la grammaire, Dominic Tardif, « Les nouveaux mâles de la littérature québécoise », Le Devoir, 2018. ». L’auteur tend donc à rompre, par là, avec la grammaire, elle-même symbole de l’hétéronormativité, voire, à certains égards, d’une forme d’oppression.↩
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« Les processus de l’appartenance et de la transformation de soi, de la constitution de l’identité et du refus de celle-ci, furent toujours pour moi liés l’un à l’autre. L’identification sociale première (la reconnaissance de soi comme soi) fut d’emblée travaillée par la désidentification, elle-même se nourrissant sans cesse de l’identité refusée. », Didier Eribon, op. cit., p. 97‑98 – Je souligne.↩
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Jean-Guy Forget, After, Québec, Septentrion, 2018, (« Hamac »).↩
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Sur cette question, consulter Étienne Bergeron qui interroge judicieusement les « usages de l’abjection » dans les récits de subjectivités queers : « Que veulent les gays qui prennent des risques sexuels ? […] Se sentant seuls (même au sein de leur communauté démantelée), identitairement inauthentiques (malgré l’acceptation sociale grandissante), et mentalement fragilisés par l’hétérocentrisme et l’homophobie qu’ils ont intériorisés très tôt dans leur vie, les sujets gays honteux seraient aujourd’hui tentés de “toucher le fond” en se (re)valorisant “par le bas” à travers le prisme de l’abjection de soi, c’est-à-dire en adoptant des pratiques “autodestructrices” relatives aux subcultures du chemsex et du S/M : consommation d’alcool et/ou de drogues, relations sexuelles anonymes multiples (souvent sans protection), recherche de douleur physique, etc. », Étienne Bergeron, « “Fourre-moi jusqu’à ce que j’oublie que j’existe” : subjectivité queer et usages ascétiques de l’abjection », in Isabelle Boisclair, Pierre-Luc Landry et Guillaume Girard Porier, (éds.). Québequeer : le queer dans les productions littéraires, artistiques et médiatiques québécoises, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2020, p. 135‑152, p. 135‑136.↩
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Antoine Charbonneau-Demers, Good boy, Montréal, VLB, 2018, p. 50.↩
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Philippe Manevy, « Good boy, un roman de (dé)formation », Spirale, 2019, p. 54‑56, p. 55.↩
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Ibidem, p. 55.↩
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À titre d’exemple de ces scènes qui tendent à rompre avec le réel, on peut penser aux apparitions répétées de la très célèbre chanteuse américaine Rihanna, que le narrateur croit rencontrer dans des endroits incongrus, à Montréal. On peut aussi penser à l’espace utopique que décrit le narrateur lorsqu’il se trouve chez un riche amant, beaucoup plus âgé que lui. Le prestigieux et idyllique quartier « San Flehmen Oak » n’est en fait qu’un banal quartier de la rive-sud de Montréal.↩
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Antoine Charbonneau-Demers, op. cit., p. 261.↩
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Ibidem, p. 264.↩
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Alex Noël, « Appeler la tornade », in Nicholas Dawson, Pierre-Luc Landry et Karianne Trudeau Beaunoyer, (éds.). Se faire éclaté·e : expériences marginales et écritures de soi, Montréal, Nota Bene, 2021, (« Indiscipline »), p. 51‑72, p. 64.↩
-
Ibidem, p. 64‑65.↩
-
Ibidem, p. 68.↩
-
Ibidem, p. 69.↩
-
Arthur Dreyfus, Histoire de ma sexualité, Paris, Gallimard, 2015 [2014], (« Collection Folio »), p. 385.↩
-
Antoine Charbonneau-Demers, Daddy, Montréal, VLB, 2020, p. 8.↩
-
Dans son journal en ligne, Antoine Charbonneau-Demers confie qu’il travaille à l’écriture d’un « livre » : « j’écris justement un livre là-dessus, sur ma nature. […] Il parlera aussi de la nature des lois universelles qui régissent les âmes et les corps, de la forêt que je crains et des fées qui y logent », Antoine Charbonneau-Demers, « Le Journal d’Antoine Charbonneau-Demers. Mon journal livré par courriel ».↩
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Arthur Dreyfus, op. cit., p. 23.↩
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Ibidem, p. 23.↩
-
Antoine Charbonneau-Demers, op. cit., p. 37.↩
-
Jean-Guy Forget, op. cit., p. 19.↩
-
Voir notamment Michel Foucault, Le corps utopique. Suivi de Les hétérotopies, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2009 [1966].↩
-
Stéphane Martelly, « Time is out of joint », in Nicholas Dawson, Pierre-Luc Landry et Karianne Trudeau Beaunoyer, (éds.). Se faire éclaté·e : expériences marginales et écritures de soi, Montréal, Nota Bene, 2021, (« Indiscipline »), p. 5‑11, p. 6.↩
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« La construction du néologisme “présentisme” s’est d’abord faite par rapport à la catégorie de futurisme (le futur qui commandait). Pour moi, risquer l’appellation “présentisme” était d’abord une hypothèse. Notre façon d’articuler passé, présent, futur n’avait-elle pas quelque chose de spécifique, maintenant, aujourd’hui, qui faisait que notre présent différait d’autres présents du passé ? Et ma réponse a été : oui, il me semble que se laisse saisir quelque chose de spécifique [dans notre présent]. », François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2012 [2003], p. 16.↩
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Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Presses Universitaires de France, 1972 [1950].↩
Michaël Blais poursuit des études de troisième cycle à l’Université de Montréal, où il a obtenu des charges de cours. Sa thèse, dirigée par Martine-Emmanuelle Lapointe, interroge l’inscription de l’histoire (qu’on écrit parfois avec un grand H) dans quelques récits contemporains québécois, notamment dans les fictions de Marie-Claire Blais, de Louis Hamelin et de Maxime Raymond Bock. Michaël enseigne aussi la littérature au Cégep de Sherbrooke.
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