Camille Toffoli est cofondatrice de la librairie féministe L’Euguélionne à Montréal. Depuis plusieurs années, elle collabore à titre d’essayiste, de critique littéraire et de chroniqueuse aux revues Liberté, Lettres Québécoises, Spirale et Nouveau Projet. Elle a fait paraître l’essai Filles corsaires. Écrits sur l’amour, les luttes sociales et le karaoké aux Éditions du remue-ménage en 2021. La majorité des textes rassemblés dans Filles corsaires1 sont issus de la chronique qu’elle a tenue pendant trois ans dans la revue Liberté.
Fémur (Camille Anctil-Raymond et Rachel LaRoche) : Tu as la certitude, comme tu l’écris dans l’avant-propos de Filles corsaires, que « les p’tites madames, les serveuses de diners, les championnes de rodéo, les lesbiennes radicales et les vieux gais qui trainent dans les karaokés […] ont des choses à [t’]apprendre sur le féminisme » (FC, p. 12). À l’heure de la polarisation, des réseaux sociaux constitués comme des chambres d’échos, comment prendre conscience de ces angles morts et rendre possibles de réels échanges avec autrui ? Comment sortir de sa zone de confort et aller véritablement à la rencontre de personnes qui ne font pas partie de notre milieu, de notre classe sociale ?
Camille Toffoli : C’est vrai que les médias sociaux peuvent fonctionner comme des chambres d’échos. On a l’impression d’être dans l’air du temps, on a l’impression que ce qu’on pense, c’est l’air du temps parce que finalement les algorithmes et nos réseaux font en sorte que les gens qui pensent comme nous sont ceux qui apparaissent dans notre fil. Mais ce n’est pas vrai que les réseaux sociaux sont démocratiques, même si on a tendance à penser que tout le monde peut s’y exprimer. Ce n’est pas vrai que tout le monde a accès à Internet ; ce n’est pas vrai que tout le monde a accès à cette forme-là de littératie, ce qui fait que beaucoup de gens sont absents des réseaux sociaux. Des gens ne s’y expriment pas — ou, du moins, ils n’y expriment pas ce qu’ils ont à dire sur le monde — et n’en font pas un usage politique.
Ce que j’essaie de faire, et ce qu’on doit essayer de faire pour aller à la rencontre des gens, c’est d’arrêter de chercher un « idéal féministe ». Les gens qui m’ont fascinée et à qui je me suis intéressée dans mes textes, je ne sais pas de quel côté ils votent, je ne sais pas ce qu’ils pensent de la politique courante. Ils performent néanmoins des principes éthiques ou politiques dans leur vie privée. Les exemples sur lesquels on appuie nos réflexions ne peuvent pas se limiter à ce qu’on performe dans sa vie à soi, parce que ce qui nous permet d’incarner une « perfection militante », ce sont aussi nos privilèges. Il faut se demander comment les gens qui n’ont pas ces privilèges-là composent avec le quotidien, avec les rapports de force auxquels ils sont confrontés au quotidien. C’est là qu’on peut penser, selon moi, les féminismes à l’extérieur des cases théoriques.
Quant à comment le faire, je n’ai pas encore trouvé la réponse. Mais je suis fascinée par les gens qui font du reportage. J’aimerais devenir documentariste, mais je n’ai pas étudié pour. Or les projets basés sur des entrevues demandent beaucoup de temps, et il arrive que les entrevues ne fonctionnent pas, vont ailleurs, sans qu’on puisse amener le sujet où l’on voudrait. Alors, parfois, je me mets encore dans mon mode de « chercheuse universitaire » : je me tourne vers les livres pour trouver ce que je cherche, ce que je veux.
Fémur : Tes réflexions explorent notamment les thèmes du célibat volontaire, de l’autonomie sexuelle et de la non-maternité ; elles portent en partie sur l’amitié, les liens amicaux forts au centre de l’existence, qui nourrissent la vie, l’engagement et la réflexion féministe. Comment y accorder une place centrale dans une société qui valorise toujours plutôt la cellule du couple ?
Camille Toffoli : Notre système socioéconomique est tellement basé sur la famille nucléaire et le couple que c’est difficile d’imaginer autre chose. Économiquement, on convient que le couple et la famille soit le mode de rassemblement principal : la promotion des produits, l’architecture, le développement urbain, tout est fait en fonction de cette forme d’unité. Il est difficile d’imaginer un monde où ce serait différent. Comme littéraire, j’ai envie de dire qu’il est important de produire des représentations autres, de représenter des formes d’amitié qui ne sont pas subordonnées à la famille. Souvent, on montre l’amitié comme un truc qui est placé à côté du couple. Des modèles d’amitié différents existent, mais il faut les représenter et surtout les revaloriser.
Cet été, il y avait une sélection de films des années 1990 sur Netflix, dont The Wedding Planner avec Jennifer Lopez. Elle y joue le personnage d’une vieille fille. Ce qu’elle aime faire de sa vie, c’est de jouer au Scrabble avec des vieux Italiens et de passer du temps seule, chez elle, à boire un verre de vin en écoutant l’encan à la télé. C’est représenté comme le pire échec, mais sa situation n’est pas si banale. Autour de moi, il y a des gens dont la vie est d’aller faire des choses avec leurs ami·e·s de temps en temps tout en passant du temps seul·e chez soi. Il y a beaucoup de gens dont c’est la vie, mais on le montre toujours de manière péjorative. Je pense aussi à des femmes qui vivent ensemble, par exemple, dans ma famille. Ces femmes-là vivent avec leurs ami·e·s parce qu’elles sont veuves depuis longtemps, mais on représente cela comme une situation de « rechange ». L’amitié est la chose la plus importante dans la vie de ces femmes. Les liens qu’elles tissent sont aussi forts que ceux d’un couple, et si ça se trouve elles sont même mieux avec leurs amies qu’elles l’étaient avec leur mari. Je crois qu’il faut revaloriser de telles formes d’amitié.
Fémur : Le milieu culturel est tenu à bout de bras par les personnes qui y travaillent dans le cadre d’emplois souvent précaires et peu avantageux financièrement. Quelle pérennité envisages-tu pour les espaces et les initiatives culturelles dans de telles conditions ? Comment des initiatives solidaires comme la coopérative qu’est L’Euguélionne s’inscrivent-elles en lutte dans ce contexte ?
Camille Toffoli : Nous sommes aussi précaires que les autres, à l’Euguélionne. La différence, c’est que nous n’avons pas de patrons, et que nous pouvons parler de ces enjeux. Une des manières de lutter, selon moi, c’est de prendre acte des enjeux économiques. Il faut arrêter de faire semblant que ces enjeux ne nous travaillent pas. Un des textes qui m’a le plus marquée dans mes lectures féministes, c’est Choir de Rosalie Lavoie, qui est une forme de récit autobiographique par fragments. Elle y parle de plein de formes de violences — familiales et conjugales — qu’elle a vécues dans sa vie. Je me souviens de fragments où elle dit ne plus être capable de payer des factures d’hydro et craindre de se faire couper le chauffage. On parle peu de ce type de violences, qui conditionnent pourtant nos manières. Les violences économiques sont nos formes de violences. Il faut cesser d’en faire fi ou de les occulter.
Fémur : Dans l’avant-propos de Filles corsaires, tu relèves « les codes sociaux, les hiérarchies implicites, les interactions rarement spontanées » (FC, p. 10-11) du milieu universitaire, qui en font un espace où la parole est souvent limitée et les échanges, entravés. Quels types de rencontres sont possibles dans des lieux comme L’Euguélionne et en quoi ces rencontres sont-elles différentes, voire plus fécondes ?
Camille Toffoli : Dans certains milieux, dont le milieu universitaire, il y a une volonté d’effacer le personnel. On cherche à discuter des textes, sans parler de nos vies ; on recherche une forme d’objectivité. C’est certain qu’à la librairie, on discute de manière plus libre. Je trouve qu’un environnement de travail où on peut se sentir dans l’informel est plus fécond pour les réflexions. Au fond, c’est de cette manière qu’on pense : on lit des choses, on entend parler de choses, ça nous intéresse, puis on vit des choses qui nous font réfléchir, etc. Ce n’est pas vrai que la pensée est séparée de la vie. Quand j’écrivais mon mémoire, j’avais parfois des idées qui étaient basées sur des moments de ma vie quotidienne, mais je ne me permettais pas de les intégrer, parce que je me disais : « Moi, ce que je fais, c’est analyser des textes ». Or admettre que le quotidien et la pensée ne sont pas séparés offre un climat propice pour réfléchir.
Fémur : Tu constates également la culture élitiste qui marque le milieu littéraire, en particulier dans le cadre universitaire. Comment peut-on lutter contre cet élitisme et permettre une plus grande ouverture, une inclusion de tous·te·s dans des espaces comme L’Euguélionne ?
Camille Toffoli : Je pense qu’une des choses très présentes dans le milieu culturel, c’est une grosse course au capital symbolique. On met sur un piédestal des postes, des gens. À l’Euguélionne, nous refusons d’être là-dedans. Nous faisons les choses de manière horizontale en nous basant sur le mérite. Les visages des gens qui étaient là à la cofondation sont davantage associés à l’Euguélionne que d’autres, mais nous ne souhaitons pas que ce soit ainsi et nous ne voulons pas valoriser cela. Il est possible pour les gens qui viennent tout juste de rentrer à la librairie d’organiser et de mener des entrevues, par exemple. Nous ne voulons pas entrer dans cette surenchère qu’est la course au capital symbolique. Nous cherchons à créer un espace qui soit bienveillant pour les gens qui entrent. L’identité de la coop est en grande partie insufflée par le collectif de travailleur·euse·s qui la gère, mais nous ne voulons pas sentir qu’il s’agit d’un lieu intimidant. Nous voulons que les personnes les plus précaires s’y sentent bien, de même que les gens qui ne sont pas forcément dans le milieu littéraire ou culturel. Ce ne serait pas réaliste de dire que la librairie est un safe space parce que nous ne contrôlons pas tous les paramètres, nous savons que nous avons des angles morts comme individus, comme féministes, mais nous essayons que l’endroit soit le plus sécuritaire possible. Oui, aujourd’hui, les enjeux féministes et queer sont représentés et discutés dans le milieu culturel, mais je ne suis pas certaine que, dans toutes les sphères, on essaie d’atteindre un safer space. Pas encore, du moins.
Cela dit, même des lieux qui se veulent inclusifs, comme l’Euguélionne, n’échappent pas au problème. La question de l’inclusion et celle des classes sociales — qui m’intéresse beaucoup — sont connexes. Parfois, des gens présents dans l’espace tiennent des propos violents. Évidemment, ce ne sont pas eux que nous voulons inclure. Mais, d’autres fois, il peut arriver que quelque chose dans la manière qu’ont les gens de nous parler nous dérange, sans qu’on sache exactement pourquoi. Souvent, en fouillant, on peut se rendre compte, par exemple, que ces personnes ne sont pas neurotypiques, qu’elles viennent d’une autre classe sociale, qu’elles ne sont pas allées à l’université ou qu’elles ne sont pas dans le milieu culturel. C’est intéressant, quand nous rencontrons des gens dont la présence ne nous est pas a priori agréable, de se demander pourquoi. Il faut tout le temps interroger nos a priori et il faut accepter, parfois, de se mettre dans des positions un peu plus inconfortables. Quand nous faisons des projets, nous avons tendance à nous entourer uniquement de gens avec qui c’est d’emblée facile d’entrer en contact. Si nous ne questionnons pas nos a priori dans ces situations, alors peut-être que nous perpétuons implicitement une forme d’exclusion.
Fémur : Les réflexions que tu proposes dans Filles corsaires sont souvent appuyées par des anecdotes, des expériences, des échanges avec des collègues et des ami·e·s, des témoignages et des entrevues avec des militantes, qui constituent une forme de documentation. Quelle place accorde-t-on à la vie réelle, à la réalité sensible dans la réflexion essayistique de manière générale et dans la tienne en particulier ? Est-ce un choix réfléchi que de valoriser le savoir expérientiel aux côtés du savoir académique ou intellectuel dans ta démarche ?
Camille Toffoli : Oui, c’est ce qui m’intéresse et c’est ce que j’ai envie de faire. Mon approche s’apparente à celle des cultural studies. Le livre Flash Count Diary. Menopause and the Vindication of Natural Life de Darcey Steinke, entre autres, m’a beaucoup inspirée. Je le cite d’ailleurs dans le texte « L’été de la gorille » paru dans Filles corsaires. Dans son livre, Steinke est autant dans des réflexions théoriques que dans des réflexions sur la culture pop ou sur sa vie à elle. C’est une forme que je n’ai pas inventée et qui existe, dans le monde anglo-saxon surtout, où beaucoup d’auteur·ice·s font de la nonfiction — je pense à Maggie Nelson — et se placent ainsi entre la réflexion philosophique et l’expérience vécue. C’est une forme avec laquelle je suis confortable et avec laquelle j’aime jongler. J’admire beaucoup les gens qui écrivent du roman et qui sont dans la construction imaginaire, mais ce n’est pas quelque chose que je me sens capable de faire. Je ne me sens pas non plus capable d’écrire des textes savants, même si je l’ai fait quand j’étais à l’université. Dans « Une impression de déjà-vu », qui est un des textes les plus anciens de Filles corsaires, je parle entre autres de Pattie O’Green, qui a publié Mettre la hache et qui vient de publier Manifeste céleste à Remue-ménage. J’aime beaucoup son rapport à la culture. Elle peut citer Merleau-Ponty, Judith Butler, et ensuite parler d’une télésérie. Elle prend ce qu’elle veut dans les œuvres. Je trouve que c’est une belle liberté de pouvoir se donner le droit de prendre ce qui nous intéresse pour l’amener ailleurs. C’est un rapport intéressant au texte, aussi : en montrant qu’un texte n’est pas subordonné à un autre, on peut déconstruire les hiérarchies.
Fémur : Tes textes apparaissent ouverts à un lectorat varié ; ta prose vulgarise, explique et accompagne ses lecteur·ice·s. Dans sa postface, Marie-Andrée Bergeron souligne qu’elle y voit « un grand souci pédagogique » (CF, postface, p. 112). Ton écriture est-elle nourrie d’un souci de permettre la lecture par un grand nombre, d’ouvrir l’espace de dialogue ?
Camille Toffoli : Je ne l’avais pas nécessairement pensé ainsi. La plupart des textes de Filles corsaires ont été écrits dans le cadre d’une chronique tenue dans Liberté. À la base, les gens pour qui j’ai écrit, c’était le lectorat de Liberté. Des gens m’ont dit que mon livre est une bonne introduction au féminisme. Ce n’est pas ce que j’ai voulu faire, mais je comprends cet effet parce que le lectorat de Liberté, ce n’est pas un lectorat a priori féministe — bien qu’il le soit de plus en plus, cela dit. Je n’abordais donc pas le féminisme dans ma chronique comme j’en parlerais à un public féministe convaincu. Il y a un effet traduction où j’explique des choses. La question du dialogue est importante, et j’ai appris en faisant de la chronique qu’on dialogue avec les autres, avec soi-même et avec l’époque. Ce n’est pas un format qui permet d’avoir une thèse toujours lisse, aboutie. Les chroniques s’enchaînent trop vite. Aussitôt une chronique finie, éditée, la prochaine est déjà à écrire. Dans la forme de la chronique, on a une idée et on essaie de la mettre en forme, et à un moment, il faut l’envoyer. Voir la chronique comme une forme de dialogue rend donc l’écriture plus facile. Au début, je n’y arrivais pas et je me disais que j’allais vieillir de dix ans si, à chaque fois, il fallait que tout soit parfait ! Adopter une approche qui est celle du dialogue a rendu le processus plus simple, plus intéressant, aussi. Rosalie Lavoie de Liberté, qui éditait mes chroniques, m’a appris que la pensée n’est pas finie. Une chronique, c’est une photo de la pensée et de la réflexion à un moment. Le voir ainsi rend la chronique plus démocratique, parce que les lecteur·ice·s peuvent embarquer avec nous dans la réflexion.
Fémur : Dans Filles corsaires, les rencontres avec des réalités autres, possibles notamment par le déplacement et les voyages — souvent effectués seule, à vélo —, nourrissent la réflexion féministe. Tu sembles, par-là, souligner la place du hasard dans l’expérience, de même que l’importance d’aller à la rencontre de ce qui peut nous arriver (dans « Courir après », notamment). Peut-on considérer qu’une certaine vulnérabilité est nécessaire pour permettre cette rencontre avec l’inconnu ?
Camille Toffoli : Je pense que les bonnes dispositions pour réfléchir et faire des rencontres ne sont pas nécessairement les mêmes. Beaucoup de mes observations sur la question des classes sociales sont nées quand je voyageais aux États-Unis, à vélo ou sur le pouce. Je pense que c’est bien de se mettre dans une position de vulnérabilité pour faire des rencontres, parce qu’autrement, on reste dans la posture du journaliste, du chercheur qui vient chercher ce qu’il veut et qui repart ensuite. Au contraire, quand je voyageais à vélo, j’étais vraiment fatiguée, souvent perdue, parfois un peu stressée et inquiète. Je ne me sentais pas dans une position de confort, et ça m’a amenée à rencontrer différemment les gens. Si j’avais été une chercheuse qui effectuait une recherche sur les femmes qui travaillent dans le service en restauration, par exemple, je les aurais regardées comme des sujets. Au contraire, comme c’est moi qui me suis retrouvée en position d’inconfort dans leur milieu, j’ai vu le meilleur d’elles.
Fémur : Tes textes s’élaborent, comme nous l’avons souligné, autour de rencontres, lesquelles sont pour la plupart engageantes et bienveillantes. Cela dit, tes textes mettent aussi en scène l’échec de la rencontre, par le biais de contacts autres qui, à l’inverse, placent le sujet dans une position inconfortable, difficile (par exemple, devant les travailleurs de la construction dans « De l’autre côté de la fenêtre »). À ton avis, quelle place les rencontres hostiles ou les expériences douloureuses (la menace, la trahison ou les déchirements) ont-elles dans une réflexion sur la solidarité et l’amour ?
Camille Toffoli : Ces rencontres qui échouent nous obligent à opérer un certain décentrement. Cependant, certaines rencontres sont unilatéralement hostiles et sont alors condamnables. Par exemple, dans le texte « De l’autre côté de la fenêtre », ce que je dis, en fait, c’est qu’il y a des relations vraiment violentes qui sont peut-être celles qui se passent dans les couloirs de l’université, derrière moi, et non dans cette interaction avec les travailleurs de la construction de l’autre côté de la fenêtre. J’ai connu beaucoup de gens qui ont vécu des choses aussi violentes dans le milieu universitaire, alors que c’est un milieu qui leur était a priori ouvert. Ils y ont quand même été victimes de rapports de pouvoir. Des interactions comme celles avec le travailleur de la construction peuvent me rappeler qu’on ne fait pas partie du même monde, mais il faut demeurer critique par rapport à ces échecs et se demander ce qui a échoué. Par exemple, la rencontre avec les gens qui faisaient du crystal meth que je raconte dans « Courir après » était hostile, mais je pense qu’il faut en être critique et ne pas tout rejeter. Il faut se demander pourquoi la rencontre est un échec, pourquoi est-ce qu’on ne fait pas partie du même milieu, quelle est ma position par rapport à eux, et si la rencontre échoue parce que ces gens-là ont du pouvoir sur moi ou non.
Fémur : Dans « Les p’tites madames et l’avenir du lien social », tu mets en parallèle différentes pratiques : d’un côté, les gestes de ces femmes qui « trouvent leur place dans le monde grâce à toutes les formes d’attention qu’elles ont envers les autres » (CF, p. 62) (ces femmes sont nos mères, nos grand-mères, nos tantes) et de l’autre, les mesures mises de l’avant dans un événement queer (scent free spaces et chill spaces), qui ont pour but de le rendre accessible à davantage de personnes. Tu places ces pratiques sous le signe d’une véritable « éthique », en ce qu’elles mettent de l’avant une attention aux « fragilités singulières » (CF, p. 64). Comment la littérature peut-elle participer de cette éthique ? Le texte littéraire peut-il contribuer à la préservation du « lien social » ?
Camille Toffoli : Je pense que oui. Je parlais justement cette semaine de la littérature des sad girls avec Maryse Andraos dans le cadre d’une table ronde du Salon du livre de Montréal animée par Karine Rosso. Karine nous demandait s’il y a quelque chose de complaisant dans la figure des sad girls ou si elle comporte un potentiel politique. Je répondais que je pense que l’écriture de l’intime, l’écriture de soi, l’écriture du privé ont le potentiel d’ouvrir une communauté, mais que ça ne va pas de soi. Il faut penser à une littérature qui appelle à créer une communauté, et s’il semble difficile encore de se l’imaginer, je pense que c’est possible. Quand j’écris, c’est pour que des gens se sentent moins seuls, pour amener des gens avec moi. Des gens qui ont lu mon livre m’ont dit avoir eu l’impression que j’étais leur amie et que je leur parlais. C’est un très beau compliment parce que c’est exactement ce que je voulais faire.
Je pense que des autrices comme Annie Ernaux proposent une écriture réparatrice. Ses textes sont de ceux vers lesquels je suis retournée pour me sentir moins seule par rapport à certains thèmes. Je réfléchis encore à ce qui fait qu’une littérature peut ouvrir vers la communauté, à la frontière entre une écriture nombriliste et une écriture qui ouvre vers l’être-ensemble, et je n’ai pas encore trouvé la réponse. Je pense qu’il y a quelque chose dans certaines écritures qui permet d’aller vers l’autre et qui fait en sorte que l’autre se sente moins seul·e, se sente mieux. Une autrice comme Annie Ernaux écrit sans doute en se disant que sa vie lui permet de penser le général. Je pense que quand on écrit sur soi, sur ses problèmes, sur ses propres questionnements, sur ses propres échecs en tenant pour acquis que d’autres gens vivent probablement la même chose, c’est peut-être un point de départ. Notre vie n’est pas exceptionnelle, mais ça vaut quand même la peine d’y penser pour que d’autres gens puissent penser leur vie avec nous. Ça repose sur de fines choses, je pense.
Fémur : Le dernier texte de Filles corsaires (« Les solitudes choisies ») décrit la solitude comme une « posture à la fois précaire et résistante, qui aide à penser le monde, et donne à de nombreuses femmes l’impulsion nécessaire pour écrire » (p. 104). Il peut sembler paradoxal qu’un texte profondément tourné vers les autres, dans la forme comme dans le propos, se termine sur cette idée, mais l’écriture est, en effet, une activité souvent solitaire, qui exige du temps à l’écart des autres. En quoi l’écriture se distingue-t-elle des autres manières de penser, des autres espaces où s’élabore la réflexion, comme les conversations quotidiennes ou les rencontres à la librairie (ou même la pratique de l’entretien !) ? Permet-elle quelque chose de plus, de différent ?
Camille Toffoli : C’est une autre temporalité, le temps de l’écriture. Dans le recueil Maman sauvage, Geneviève Castrée, une artiste qui a fait de la bande dessinée, de la musique et de la poésie, aborde le moment où elle a un enfant. Elle décrit la maternité comme un temps arrêté, comme celui de l’écriture. Elle fait des parallèles entre ces deux moments où le temps change de consistance, et c’est vrai qu’il y a de cela dans l’écriture. L’écriture demande de faire une brèche dans le temps. Les interactions sociales rythment beaucoup le temps, alors que l’écriture est quelque chose de très lent. Je peux écrire assez rapidement, parfois, mais c’est parce que j’ai eu du temps pour ne rien faire avant. L’écriture demande beaucoup d’espace, et il est important et précieux pour moi de libérer ce temps. C’est difficile parfois de le négocier en tant que travailleuse dans le milieu culturel, où l’on a beaucoup à faire avec peu de moyens et où l’on est souvent dans l’urgence. L’écriture, c’est aussi un espace qui permet un bricolage de références, qui permet d’aller plonger dans des références philosophiques comme dans la culture populaire. L’écriture permet d’allier ces univers plus que d’autres modes d’expression. L’usage de la citation fait que même si on écrit seul·e, on le fait avec autrui. On peut faire entendre d’autres voix à travers la citation, à travers la référence, à travers le portrait.
Fémur : Tu soutiens que « les textes n’ont pas qu’une portée symbolique, qu’ils influencent concrètement la vie des gens » (p. 14). En ce sens, comment entrevois-tu que l’on puisse agir en alliant les luttes sociales et la littérature ? Comment ta démarche concilie-t-elle les deux ?
Camille Toffoli : En ce moment, je fais de l’essai-reportage et je vois dans cette pratique un point de rencontre entre les luttes sociales et la littérature. De la même manière, à L’Euguélionne, dans notre pratique de libraires, nous cherchons aussi à utiliser les ressources que nous avons mises en place pour donner un espace à des personnes plus précaires que nous. La pratique du reportage est une solution que j’ai trouvée pour utiliser ce privilège que j’ai d’écrire afin de donner une voix à d’autres. Depuis un an environ, je fais des entrevues avec des femmes qui vivent en OBNL, en HLM ou en coop d’habitation et qui ont eu dans leur vie des situations locatives précaires. Ce projet me permet d’utiliser un outil — un outil que j’ai grâce à des privilèges qui m’ont menée à écrire, à étudier en littérature et à pratiquer ce mode d’expression — pour faire parler les autres et prendre le temps de les écouter.
L’un des textes qui m’ont le plus marquée dans la dernière année est l’essai Evicted de Matthew Desmond, un sociologue américain qui s’intéressait à la question des expulsions locatives aux États-Unis, et que j’ai lu dans le cadre de mon projet sur la crise du logement. Il a passé des années à interviewer des gens qui étaient victimes de précarité locative ou qui venaient de se faire expulser de chez eux dans des quartiers pauvres de Milwaukee aux États-Unis. Au début, il se demandait si les gens allaient se confier à lui, mais il s’est finalement rendu compte que les gens avaient peu d’occasions de parler d’eux-mêmes. Autour de moi, beaucoup de gens voient des psychologues, mais c’est tout de même une pratique qui appartient à une certaine classe sociale qui en a les moyens. Pour beaucoup de gens que j’ai rencontrés dans le cadre de mon projet, l’acte même de se raconter, de raconter leur histoire, leur a fait beaucoup de bien. Si je n’aide pas concrètement les gens à régler leurs problèmes, je pense que c’est important d’utiliser le temps qui m’est dégagé pour écrire, pour les écouter et pour parler d’eux.
Bibliographie
TOFFOLI, Camille, Filles corsaires, Montréal, Remue-ménage, 2021.
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Camille Toffoli, Filles corsaires, Montréal, Remue-ménage, 2021. Les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle FC, suivi du numéro de la page.↩
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