Emilie Drouin et Olivier Lacasse, directeur·ice·s du dossier
Dans Poésie :1, le poète français Jacques Roubaud raconte en détails ses années fastes de lecteur à la Bibliothèque nationale. Il se souvient de sa place dans la salle de lecture – la 28 – et des « procédures fort complexes qu’il fallait maîtriser pour espérer raisonnablement parvenir à lire les livres que l’on désirait2 ». Décrivant les nombreuses heures qu’il y a passées à tenter de lire « tous poèmes3 », Roubaud évoque « le sentiment d’être dans une durée luxueuse, dérobée aux temps ordinaires4 ». La lecture dont parle le poète possède ce statut ambigu du « travail qui n’en [est] pas un5 », qui n’est pas productif et dont la « justification sociale6 » est, tout au moins, discutable. Lire de la poésie à la BN – une pratique de lecture enivrante et « horriblement frivole7 » – se présente comme une résistance aux « raisons strictement fonctionnelles8 ». La lecture relève, chez Roubaud, d’un anti-travail, d’un temps à soi qu’on détermine et garde jalousement.
Mais au-delà d’une insurrection face à des rythmes imposés, la lecture rend aussi possibles des reconfigurations du monde ordinaire duquel Roubaud semble se couper. Yves Citton, puisant chez Jacques Rancière et Richard Rorty, l’explique bien : lire des œuvres littéraires, c’est se rendre attentif aux « partages du sensible9 » singuliers, voire disruptifs, qu’elles offrent à voir ; c’est aussi s’ouvrir à « [des rencontres capables] de bousculer l’ordre de nos priorités et de nos fins10 ». Citton voit dans la lecture littéraire, qu’on peut facilement ranger du côté de la passivité politique, une « part d’activité » : la lecture amène à « écouter différemment », à déplacer « les termes de l’interprétation11 ». Ni une rupture avec le monde ni une apathie devant lui, elle serait au contraire un moyen de se rendre sensible aux différentes manières d’y vivre. Dans Façons de lire, manières d’être, Marielle Macé appelle, en ce sens, à considérer la lecture comme l’articulation de la littérature et de la vie. Aux yeux de la théoricienne, la lecture est une pratique essentiellement décloisonnante permettant aux œuvres d’exister sur le plan de l’ordinaire et d’infléchir des formes de vie. Elle serait « l’une de ces conduites par lesquelles, quotidiennement, nous donnons une forme, une saveur et même un style à notre existence12 ». Sans postuler un « caractère automatiquement émancipateur des pratiques13 » de lecture, Macé soutient qu’elles peuvent, au travers d’un « corps à corps [difficile] avec des formes et des sens14 », révéler des « modèles15 » ou plus précisément des devenirs-modèle16.
C’est sous le signe de cette attention aux manières et aux raisons de la lecture que Fémur pose ce troisième numéro. Entre les pratiques, – ce que les lecteurs·trices font de la lecture – et les effets – ce que la lecture fait sur le lecteur ou la lectrice –, les configurations de cette activité millénaire sont multiples et se renouvellent sans cesse. Qui lit, et quoi ? Quoi lire, et comment ? Pourquoi lire ? Ces questions invitent à réfléchir à la fois aux dimensions privée et publique de l’activité de lecture. Elles poussent à porter le regard vers la lecture mais aussi vers les lecteurs·trices, du passé ou d’aujourd’hui, novices ou expérimenté·e·s. Elles enjoignent à penser à la lecture ainsi qu’à son objet – le livre –, qu’ils soient ordinaires ou particuliers, traditionnels ou novateurs. C’est à ces enjeux, qui touchent autant à la pratique qu’à la représentation littéraire de la lecture, que se sont intéressé·e·s les collaborateurs·trices de ce numéro.
Cette réflexion sur la pratique de la lecture convoque notamment l’enjeu du corpus. Ainsi, dans son article portant sur la disparition d’Athalie de Racine de l’enseignement, Nicolas Réquédat questionne les considérations qui président à l’inclusion ou à l’exclusion d’une œuvre à titre de « classique scolaire ». Entre les considérations génériques – Athalie est une pièce de théâtre –, temporelles et politiques – l’auteur avance que les thèmes abordés perdaient en actualité –, il semblerait que le contenu autant que la forme puissent influencer non seulement sur la lecture qui sera faite d’un texte, à savoir sa réception, mais aussi sur la pérennité de son inclusion au sein du canon. Les pratiques de lecture par les écrivain·e·s, en ce qu’elles imprègnent parfois l’écriture de rapports intertextuels, posent encore la question du corpus, cette fois-ci par la présence au sein d’une œuvre, en filigrane, des reliquats de la lecture d’autres textes. C’est ainsi que l’on s’intéressera à la réécriture, cent ans après la publication du texte d’origine, d’une nouvelle version du classique québécois La Scouine. Dans son article, Emilie Drouin présente le travail du réécrivain comme une entreprise herméneutique où l’écriture se nourrit de la lecture, littéraire et savante : le nouveau texte écrit par Gabriel Marcoux-Chabot est alors interprétation de l’ancien – celui d’Albert Laberge –, à la lumière de la réception critique qu’il a reçue et de son inscription dans le corpus littéraire québécois.
La lecture, autant qu’elle se présente souvent comme une activité ordinaire, pose une question philosophique dès lors que l’on s’intéresse aux effets de l’expérience esthétique sur les lecteurs·trices. Si cette analyse peut porter sur un lectorat réel, elle peut aussi se prolonger vers les représentations de la lecture mises en scène dans la littérature. L’objet-livre est parfois motif de subversion, par exemple lorsqu’il est interdit dans Le libraire ou dans Fahrenheit 451, ou qu’il est volé par la protagoniste de La voleuse de livres. La lecture est alors une activité qui comporte des risques et qui constitue un motif d’individuation, d’engagement ou même de désengagement envers un événement ou une communauté. C’est notamment le cas chez Roberto Bolaño, alors que Jonathan Paquette nuance la critique y ayant vu des représentations axiologiques – bonne ou mauvaise, sans entre-deux – de la lecture. Il propose plutôt d’analyser l’activité de lecture mise en scène dans Amuleto et Nocturne du Chili comme une expérience ambivalente ou, pour reprendre l’idée de Jacques Derrida, comme une expérience pharmakonique, à la fois poison et remède. Ainsi l’activité de lecture, bien qu’elle participe pour les protagonistes de leur mise à l’écart du monde, n’en constitue pas pour autant un motif de désengagement politique à proprement parler. Pour sa part, Eugénie Matthey-Jonais explore, à partir de l’œuvre de Laurent Mauvignier, le potentiel subjectivant de la lecture. Soulignant la particularité du dispositif énonciatif mis en œuvre dans les textes étudiés – Loin d’eux et Ce que j’appelle oubli –, dans lesquels la narration propose tantôt plusieurs récits divergents portés par une polyphonie de voix, tantôt une chronique sans ponctuation et aux contours énonciatifs peu définis, elle explique que le lecteur·trice est chargé·e de s’engager, au point de vue éthique, aux fins de la concrétisation du récit. L’activité de lecture se trouve ainsi à être « une allégorie de l’individuation, une figuration particulièrement fine des ambivalences et de la constitution d’un “soi” dans un espace démocratique17 », nous enseigne Marielle Macé. La réception d’une œuvre participe donc de la constitution et du maintien de l’individu-lecteur·trice en tant que sujet.
La pratique de la lecture peut aussi se faire au rythme de dispositions particulières. Repensons notamment à la lecture en cadre scolaire ou aux pratiques de lecture qui mènent à l’écriture. Selon les contextes et les médiums qui les portent, la réception ou la lecture des textes s’en trouverait modifiée. En effet, on ne lit pas de la même façon selon le support, nous dit Emmanuelle Lescouet dans son texte s’intéressant au passage de la twittérature, forme particulière de la littérature numérique, vers le livre imprimé. Les pratiques de lecture, autant que celles d’écriture, ne sont pas immuables : que l’on pense aux pratiques anciennes de lecture à haute voix autant qu’à celles, résolument actuelles, des soirées de lecture de poésie et des mises en lecture au théâtre, les pratiques évoluent sans cesse. Que penser, enfin, de la relecture ? Lorsqu’il s’agit du lecteur « amoureux » que fut Roland Barthes, la pratique réitérative de la lecture se constitue parfois en éthique ou encore en « écologie de la lecture », pour reprendre les mots de Christophe Charland, dont l’essai sur la relecture dialogue notamment avec les Fragments d’un discours amoureux. Suivant les intuitions du philosophe et sémiologue français, l’auteur insiste sur la résistance qu’offre la relecture aux théories rigides de l’interprétation et à l’infowhelm, mais aussi sur le caractère « vivant et incarné » de cette pratique. La (re)lecture, comme série de gestes, comme chorégraphie qu’on reprend devant le livre retrouvé, amènerait les lecteurs·trices à considérer leur rôle comme sujet et comme corps manipulant dans l’acte de lecture.
Dans l’entretien qu’il nous accorde, le poète et professeur de littérature Michaël Trahan dresse un riche portrait de ses pratiques de lecture. Il revient notamment sur l’importance des non-lectures, des expériences d’illisibilité qu’il a vécues devant des ouvrages comme L’Eau des fleurs de Jean-Michel Reynard, qui nous rappellent que « chaque nouveau texte nous apprend à lire ». Cette discussion sur les effets que produisent les textes sur ceux et celles qui les lisent mène d’ailleurs à une réflexion éthique sur le rôle de l’écrivain·e et sur la « violence souvent impensée » que peuvent porter les textes. À propos de sa propre pratique d’écriture, Michaël Trahan détaille la manière dont il travaille à partir des mots des autres, sans complètement se les approprier, en gardant visibles les traces de leur provenance. L’entretien donne aussi à lire la manière dont le poète occupe ses différentes postures institutionnelles de lecteur. Comment le lecteur-éditeur lit-il un texte qu’il sait en construction ? Quels moyens le lecteur-enseignant prend-il pour aiguiller une écriture qu’il sait en formation ? Michaël Trahan parle ici de différentes manières de lire pour d’autres que soi.
Cette discussion, qui vient clore le numéro, permet d’insister sur la dimension éminemment collective de la lecture. Lire un·e autre, lire avec d’autres, lire pour d’autres. La lecture implique des sociabilités, elle tisse des réseaux. « [L]a lecture est une amitié18 », nous dit Marcel Proust, une affaire de relations, comme le montre avec finesse Éric Méchoulan dans son essai Lire avec soin. Des clubs de lecture à distance d’aujourd’hui aux réseaux amicaux de la République des Lettres à la Renaissance19, la lecture forge des communautés et crée des liens entre tous les acteurs et toutes les actrices du milieu du livre. Si la lecture n’est pas un geste nécessairement bienveillant – Méchoulan mentionne la figure du « lecteur dominateur » qui « exploite à son profit20 » les faiblesses du texte –, elle peut, parfois, être œuvre attentionnée, ouverte à la richesse de la rencontre. À rebours de cette idée, la philosophe Sandra Laugier, dans un entretien accordé à Alexandre Gefen, souligne, pour sa part, que la lecture « prend soin de nous et de nos fragilités21 ». C’est à partir de cette réflexion, qui appelle à voir la part de sollicitude et d’amitié in abstentia au cœur de la lecture, que nous tendons le regard en direction du prochain numéro de la revue Fémur, qui portera sur l’écriture de la rencontre, de l’amitié, des liens et de la réparation.
Bibliographie
CITTON, Yves, Lire, interpréter, actualiser, Paris, Éditions Amsterdam, 2017.
LAUGIER, Sandra et GEFEN, Alexandre, « Entretien avec Sandra Laugier (Alexandre Gefen) », ELFe XX-XXI, septembre 2020, (« Société d’Études de la Littérature française des XXe et XXIe siècles »), [En ligne : http://journals.openedition.org/elfe/1748].
MACÉ, Marielle, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011, (« NRF essais »).
MÉCHOULAN, Eric, Lire avec soin : amitié, justice, médias, Lyon, ENS Éditions, 2017, (« Perspectives du care »).
PROUST, Marcel, Sur la lecture, Paris, Librio, 2000, (« Texte intégral »).
ROUBAUD, Jacques, ’le grand incendie de londres’, Paris, Seuil, 2009, (« Fiction & Cie »).
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Quatrième « branche » de son projet ‘le grand incendie de londres’.↩
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Jacques Roubaud, ’le grand incendie de londres’, Paris, Seuil, 2009, (« Fiction & Cie »), p. 1411.↩
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Ibidem, p. 1409.↩
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Ibidem, p. 412.↩
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Ibidem, p. 412.↩
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Ibidem, p. 412.↩
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Ibidem, p. 1409.↩
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Ibidem, p. 1407.↩
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Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser, Paris, Éditions Amsterdam, 2017, p. 208. Il emprunte l’expression au philosophe Jacques Rancière.↩
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Ibidem, p. 224. Selon une idée du philosophe Richard Rorty.↩
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Ibidem, p. 507.↩
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Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011, (« NRF essais »), p. 10.↩
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Ibidem, p. 239.↩
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Ibidem, p. 243.↩
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Ibidem, p. 245.↩
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Ibidem, p. 263.↩
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Ibidem, p. 18.↩
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Marcel Proust, Sur la lecture, Paris, Librio, 2000, (« Texte intégral »), p. 55.↩
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Eric Méchoulan, Lire avec soin : amitié, justice, médias, Lyon, ENS Éditions, 2017, (« Perspectives du care »), p. 93.↩
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Ibidem, p. 93.↩
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Sandra Laugier et Alexandre Gefen, « Entretien avec Sandra Laugier (Alexandre Gefen) », ELFe XX-XXI, septembre 2020, (« Société d’Études de la Littérature française des XXe et XXIe siècles »).↩
Emilie Drouin est doctorante en littératures de langue française à l’Université de Montréal, sous la direction de Martine-Emmanuelle Lapointe. Ses recherches doctorales portent sur l’énonciation comme moteur de construction et de maintien d’une identité autre chez les enfants du roman québécois de 1960 à aujourd’hui. Elle est membre du CRILCQ et fait partie du comité scientifique de la revue Fémur ainsi que du comité organisateur du colloque VocUM.
Olivier Lacasse est étudiant à la maîtrise en littératures de langue française à l’Université de Montréal. Ses recherches, menées sous la direction de Lucie Bourassa, portent sur les méthodes d’enquête et le travail politique de la grammaire dans Un privé à Tanger I et II du poète Emmanuel Hocquard.
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