Nicolas Réquédat, 3e cycle, Université Jean Moulin Lyon III, IHRIM
Résumé : Athalie, la dernière tragédie de Jean Racine, n’est presque plus lue à l’école alors qu’elle y a été présente pendant plus de deux cent cinquante ans. Cet article prend pour point de départ ce constat pour en interroger les zones d’ombre. La représentation que nous avons de la lecture à l’école correspond-elle à la réalité historique ? En quoi la diversité des modes de réception a-t-elle un effet direct sur la forme et le sens des textes transmis ? En quoi la nature théâtrale d’un classique a-t-elle un impact sur sa muabilité au fil des différentes générations d’élèves ? La lecture à l’école en France recouvre en réalité, entre sa rédaction et les années 1970, une grande variété de pratiques et de représentations, à tel point que l’on est en droit de se demander : a-t-on vraiment arrêté de lire Athalie dans les écoles françaises ?
Athalie de Jean Racine n’est presque plus lu. Sans pour autant l’ôter officiellement des programmes, l’école française l’a délaissée à partir des années 1970 alors même que cette pièce était indubitablement un pilier de la culture scolaire du XIXe siècle et de la première moitié du XXe1 au sein du corpus théâtral. Un constat peut cependant être fait : la pièce a déserté l’école où elle n’est plus étudiée qu’exceptionnellement. Sa quasi absence des listes des oraux du baccalauréat2 dans les années 1990 est à ce titre très parlante3. Jean Rohou écrivait ainsi en 2003 : « [En 1952] presque tous les élèves étudiaient […] en quatrième4 Athalie, qui fut diffusée à la télévision en 1962 à une heure de grande écoute. » Et il poursuivait : « Aujourd’hui, personne n’oserait faire étudier [cette pièce] au collège, ni peut-être au lycée5. » Elle subit en cela le même sort que les deux autres tragédies saintes en compagnie desquelles elle était entrée dans les programmes scolaires dans la première décennie du XIXe siècle : Esther et Polyeucte. André Chervel dresse ainsi ce constat :
Au milieu du XXe siècle, le renouvellement de la société française (et francophone), l’évolution de la société et des mœurs, le choc culturel du collège unique entraînent une transformation profonde dans les pratiques traditionnelles de l’enseignement littéraire. Des pans entiers du canon précédent sont chassés des programmes et sombrent dans l’oubli. Bossuet, Boileau, Fénelon, Esther, Athalie disparaissent presque totalement. Les Provinciales sont explicitement écartées en 1973. Polyeucte, qui était la seule tragédie de Corneille au programme de la première jusqu’en 1947, est presque totalement inconnue au début du XXIe siècle6.
La réapparition sporadique de la pièce au programme de l’agrégation7, en 1986, 2004 et 2018, n’a pas permis sa réinsertion dans les corpus de lycée8. En l’absence d’étude récente et importante sur ces pièces, ce retour apparaît surtout comme une manière pour le concours de se situer dans le champ éducatif comme le tenant d’un certain rapport patrimonial à la culture.
Athalie a donc été un classique scolaire à la fois – dans un sens étymologique – en tant que modèle esthétique et moral donné aux plus jeunes9, mais aussi – dans un sens plus historiographique – en tant qu’ouvrage que s’est donné une société comme espace de communion avec un passé conçu comme matrice de son identité10. Le classique a, dans cette acception, une valeur patrimoniale, au sens que l’on peut donner à ce terme en histoire de l’art11. Dans les deux cas, la désignation du classique implique donc une éthique de la transmission, de sorte que le classique est a fortiori le plus souvent aussi un classique scolaire.
La dernière tragédie de Racine est une matrice disparue. De cet étonnement naît cet article. Cette pièce reste un cas à part du fait de la longévité de sa présence à l’école et de la place extraordinaire qu’elle acquiert dans les programmes au long de XIXe siècle. Ainsi, si l’on se situe dans les décennies où ce texte déserte l’école, Athalie est une des pièces françaises présentes dans les classes depuis le plus longtemps, du fait des représentations théâtrales scolaires du XVIIIe siècle. Elle partage ce privilège avec quelques comédies de Molière et des tragédies de Corneille12. Son entrée dans les programmes de classe de rhétorique13 en 1803 officialise ce statut particulier qu’elle garde tout au long du XIXe siècle alors même que les autres pièces de théâtre introduites avec elles – dont les deux autres tragédies saintes – voient leur importance diluée dans l’élargissement du corpus étudié14.
Peut-on pour autant dire qu’on a arrêté de lire Athalie à l’école ? Cette question se pose malgré les constats que nous venons de dresser car, contrairement à l’image que notre représentation de la lecture scolaire tendrait à nous présenter, il a existé une grande variété de façons de recevoir cette pièce à l’école : représentations, exercices oratoires, récitations, commentaires d’extraits. Dès lors, aborder l’abandon de la lecture d’Athalie par les élèves français, comme si « la lecture » et « Athalie » représentaient deux objets à l’identité immuable et précisément définie, serait sans doute une erreur ; l’on ne tiendrait pas compte de la profonde mutation des modes de réception de ce texte au cours des deux siècles qui nous intéressent. En somme, demander si l’on a arrêté de lire Athalie implique qu’on l’a longtemps lu, au sens que l’on donne habituellement, aujourd’hui, au verbe « lire ». Par ailleurs, la question ainsi posée nous place du point de vue de l’expérience de la réception, qui – si elle reste un horizon intéressant15 – n’en pose pas moins un problème méthodologique de taille : comment appréhender l’expérience de la lecture scolaire avec un nombre particulièrement restreint de sources16 ? Une solution qui se propose à nous demeure alors l’examen attentif des documents qui, de l’entrée de la pièce dans les classes à sa sortie, nous informent sur les dispositifs mis en place pour baliser la réception d’Athalie. Mémoires de jeunesse, programmes de représentations de théâtre scolaire, textes de loi régissant les programmes ou l’organisation de l’école, traités pédagogiques, règlements des collèges, versions réécrites de la pièce dans un objectif pédagogique : la diversité du corpus que nous étudions ici témoigne de la grande variété de formes qu’a pu endosser la réception scolaire d’Athalie en France et nous permet de réfléchir aux modalités d’enseignement de cette pièce dans le cadre de la mission pédagogique et patrimoniale de l’école.
Dans cette perspective, et en nous fondant sur les réflexions engagées par les études de la réception, nous verrons comment l’évolution des modes de réception de cette tragédie dans l’enseignement, jusqu’à sa disparition des programmes scolaires, témoigne en réalité de la muabilité du classique et de ses usages. Nous pourrons ainsi appréhender différemment la question de l’arrêt de la lecture d’Athalie et marcher sur les pas de son oubli avec un œil nouveau.
Les documents que nous souhaitons étudier demeurent cependant porteurs d’un biais qu’il s’agit de mettre en lumière avant de pousser plus loin notre investigation, un biais qui peut mener le chercheur vers l’essentialisation de l’œuvre et de la représentation de sa transmission. Sacralisé, le classique est en effet souvent présenté comme inchangé, ou ayant subi des modifications absolument sans conséquence sur sa nature, entre autres parce que cela remettrait en question une partie de sa valeur matricielle pour la société qui l’a élevé à ce statut. Le texte étudié en classe est présenté aux élèves comme un élément du patrimoine hérité et donc destiné à être transmis tel quel sous peine d’en changer la nature et le statut. Un concept, que nous empruntons à la biologie de la conservation, nous invite à aborder avec prudence ce rapport proprement éthique au classique : il s’agit du concept d’amnésie environnementale17. Ce qui, dans cette discipline, est défini comme la tendance de chaque génération à établir la norme de conservation de son environnement à partir de ce qu’elle a connu dans sa jeunesse, peut être compris en études de la réception comme un tropisme générationnel qui considère l’état normal du patrimoine culturel comme celui dans lequel il se rappelle avoir été formé. Ce biais cognitif implique ainsi que notre compréhension de la transmission d’une œuvre se trouve initialement non pas éclairée, mais faussée par notre expérience. Dès lors, l’entreprise proprement patrimoniale du professeur qui transmet le classique à ses élèves se trouve constamment soumise à un grand malentendu : l’immuabilité de l’œuvre n’est en réalité que l’immuabilité de l’œuvre telle qu’elle a été reçue par celui qui la transmet. Pour ce qui est des tragédies de Racine, on peut par exemple penser à une édition masculinisée d’Athalie dans le cadre de théâtre scolaire au collège d’Harcourt. Le programme du jeudi 13 août 1750 avertit ainsi le spectateur : « La tragédie de Joas n’est autre chose que la tragédie de M. Racine, & les changements legers, que nous avons été obligés d’y faire, pour l’accomoder à nos Usages, n’intéressent en rien le fonds de l’action. » Force est pourtant de constater que les modifications apportées aux textes publiés par Racine sont majeures. Alors même que, par sa nature de texte à représenter, la pièce de théâtre est particulièrement soumise aux inflexions de l’Histoire, son statut patrimonial la conduit à être présentée comme intacte au jeune public qui la découvre.
Une réelle diversité de réceptions : qui a « lu Athalie » ?
Cette disparition d’Athalie des collèges et lycées, que nous situons, en l’absence d’études plus précises, dans les décennies 1970-1980, nous interroge cependant sur la façon que les enseignants avaient de transmettre cette pièce. Autrement dit : si la désertion de cette tragédie des salles de classe invite à dire qu’on ne « lit plus Athalie », peut-on seulement dire qu’elle a déjà été lue ? Ou plus précisément : qu’entend-on lorsque l’on dit qu’Athalie était lue en classe ?
Tout d’abord, la représentation commune aujourd’hui de la lecture comme une activité solitaire, linéaire et exhaustive d’une œuvre, qui demeure un horizon pour les enseignants, notamment du fait de l’existence des lectures cursives, se distingue en réalité de ce qui était pratiqué sous l’Ancien Régime18. Plus encore, la réception des textes en classe connaît une évolution importante au long des XVIIIe et XIXe siècles qui invite à saisir l’expérience de réception dans sa diversité.
Loin de l’idée d’une lecture linéaire et immersive, c’est l’apprentissage par cœur de la pièce qui a été son premier mode de réception pour nombre d’élèves. Dans un premier temps, celui-ci fut orienté vers la représentation du texte. C’est le cas de la première réception par les demoiselles de Saint-Cyr au cours des années 1690-1691 : la visée pédagogique de Madame de Maintenon en commandant des tragédies à Racine était à la fois de faire travailler la mémoire des jeunes filles, mais aussi leur capacité à se comporter plus tard de façon naturelle dans le monde19. Le texte n’est pas lu dans l’objectif d’un commentaire, mais appris scène par scène, au fur et à mesure de l’écriture, pour être représenté et en partie chanté20. Ainsi, si Pierre Manseau, intendant de la maison royale de Saint Louis, rapporte dans ses Mémoires de mars 1690 que les répétitions sans les chœurs ont déjà commencé21, deux lettres de la fin mai 1690 montrent que la pièce n’est pas encore achevée22. Plus encore, la mise en voix de la tragédie implique à l’époque un effort particulier dû à l’élocution spécifique que demandent les vers raciniens. Une querelle sur la prononciation du français sur scène a en effet lieu dans la deuxième moitié du Grand Siècle dans laquelle Racine se fait le tenant d’une langue séparée du français commun. On en lit encore les conséquences en 1723 dans les notes que Voltaire ajoute à une édition des lettres de Madame de Caylus :
On cadençait alors les vers dans la déclamation, c’était une espèce de Mélopée. Et en effet les vers exigent qu’on les récite autrement que la prose. Comme, depuis Racine, il n’y eut presque plus d’harmonie dans les vers raboteux et barbares qu’on mit jusqu’à nos jours sur le théâtre, les comédiens s’habituèrent insensiblement à réciter les vers comme de la prose ; quelques-uns poussèrent ce mauvais goût jusqu’à parler du ton dont on lit la gazette ; et peu, jusqu’au sieur Le Kain, ont mêlé le pathétique et le sublime au naturel23.
Lire Athalie c’est donc avant tout, durant toute cette période, pour les élèves, apprendre à proférer, voire à chanter, en public la partie de la pièce dont elles ont la charge. Cette dimension chantée est d’ailleurs loin d’être anodine comme l’a bien montré Sarah Nancy dans son article sur la place des voix des demoiselles de Saint Cyr dans la représentation d’Athalie : le chant de jeunes filles demeure, malgré les précautions de Madame de Maintenon et de Racine, un spectacle dangereux, qui met en jeu des affects à la frontière de l’immoralité24. Il est à ce titre intéressant de constater que ce sont surtout les élèves-actrices qui se montrent sensibles à la dimension musicale de cette réception tandis que les hommes de lettres contemporains de ces répétitions ne l’évoquent pas25. Pour ce qui est de l’expérience elle-même de la représentation, et donc ce qu’implique ce type de réception du texte, à défaut de témoignage direct par les demoiselles26, nous pouvons nous tourner vers Donneau de Visé, homme de lettre de la deuxième moitié du XVIIe siècle, qui offre une image frappante de la place que pouvait occuper le théâtre dans la vie des élèves :
Cela s’est fait depuis plusieurs siècles, et se fait encore dans des couvents très austères, où les pensionnaires représentent des tragédies saintes. Quoique ces pièces ne soient représentées que peu de fois, et qu’elles durent peu d’heures, on s’occupe à en parler pendant plusieurs mois, on se divertit aux répétitions, on s’attache à la représentation, et quand on est ainsi tout rempli d’une chose sainte et morale qui instruit en divertissant, et qui entre dans l’esprit parce qu’on s’y plaît, on ne l’a point occupé d’autres choses27.
Témoin clé des événements, l’intendant de la maison, Pierre Manseau, souligne que ce qui intéresse les demoiselles, ce n’est pas tant la représentation théâtrale que les parties chantées : « Le maître [Moreau] et les écolières y trouvoient également leur compte, l’un par le gain, et les autres par le plaisir qu’elles avoient d’apprendre à chanter28. » In fine, Athalie ne sera pas représentée publiquement du vivant de Racine. Seules quelques répétitions avec un public restreint ont lieu, dont le statut théâtral est assez discutable, comme l’explique bien Anne Piéjus dans Le Théâtre des demoiselles :
Les frontières entre lecture et mise en scène n’étaient pas clairement définies : la pratique de la lecture publique incite à penser que l’exercice déclamatoire prenait des proportions plus grandes que celles que l’on concède à la lecture trois siècles plus tard. La déclamation se faisait très souvent par cœur : des tragédies entières étaient ainsi déclamées sans décors ni costumes, peut-être sans mouvement de scène, dans un relatif statisme correspondant à ce que nous appellerions aujourd’hui une version de concert29.
Cette perspective de l’apprentissage en vue d’une représentation persiste au long du XVIIIe siècle avec les réécritures qu’a notamment connues la pièce dans les collèges de l’Université de Paris. Cette approche du texte autrement que par la simple lecture est en fait pour beaucoup de Français le premier mode de réception d’une œuvre française30. « Lire » Athalie à l’école, de la fin du XVIIe siècle jusqu’au début du XIXe, c’est donc avant tout apprendre par cœur son rôle pour une représentation sur scène. Dans cette optique, certains élèves retiennent la pièce en entier, mais ils sont assez rares pour que cela soit relevé par les témoins de l’époque. C’est par exemple le cas de Madame de Caylus qui apprend Esther par cœur et qui, à ce titre, peut remplacer l’actrice en titre lorsque celle-ci ne peut pas jouer31.
Ce type de réception évolue cependant, par le fait de multiples pressions. Dès le XVIIe siècle, en effet, les critiques qui s’élèvent contre cette pratique du théâtre scolaire, en exigeant que les représentations soient remplacées par des exercices publics de fin d’année32, finissent par porter leur fruit, malgré les nombreuses résistances qu’elles rencontrent. On assiste au cours du XVIIIe siècle à un reflux du théâtre scolaire qui aboutit, à la demande de l’Université de Paris, à l’interdiction royale – pas toujours respectée33 – des comédies et des tragédies dans les collèges.
Les écoles s’adaptent donc, et, dans ce contexte, Athalie fait partie des pièces qui sont transposées de la scène vers les exercices de récitation à l’occasion de séances de remises des prix. Elle peut à présent intégrer plus facilement les collèges de garçons puisque la question de l’incarnation des personnages féminins ne se pose plus. De fait, les Jésuites perpétuent ce rituel au long du XIXe siècle par le biais de leurs « exercices de mémoire ». Un exemple, hors du cadre stricto sensu des collèges et lycées français demeure très frappant, c’est pourquoi nous le relevons. Au Collège de Brugelette – fondé par des Jésuites lors de leur expulsion de France en 1763 et accueillant de très nombreux élèves français –, le programme des exercices littéraires d’août 1837 annonce entre autres pour les exercices de mémoire : « Athalie. – La tragédie toute entière ». Ce n’est cependant pas dans ce contexte de récitation que l’on observe pour la première fois l’obligation pour les élèves de lire la tragédie in extenso. La lecture complète de la pièce était exigée par de nombreuses institutions féminines34 ; à ces lectures s’ajoutait l’apprentissage par cœur d’extraits récités ensuite en classe, à en croire l’influent Traité des Études de Charles Rollin, paru pour la première fois en 172635. Présente dans les institutions scolaires sous la forme de lecture ou de récitation en classe, Athalie fait office d’exception au XVIIIe siècle : les œuvres du théâtre classique français sont souvent présentes dans les spectacles scolaires de fin d’année mais absentes des programmes36.
C’est en 1803 que cette tragédie entre officiellement dans les programmes nationaux avec quelques rares autres œuvres en langue française pour les classes de rhétorique37. La pièce se présente alors certes aux élèves comme objet d’étude à lire et imiter, mais avant cela comme un modèle dont il faut mémoriser des extraits38 : l’élève lit Athalie comme il observerait un patron, en pensant à sa future production. Les modalités de réception masculine de la pièce ne se rapprochent donc qu’en apparence de celles des institutions féminines. La mémorisation n’a plus pour objectif, comme au XVIIe et XVIIIe siècles, la représentation ou la récitation publique, mais l’instruction rhétorique et morale des élèves. En rejoignant en dignité la littérature grecque ou latine, Athalie obtient en effet un statut qui modifie son mode de réception. Il est à ce titre important de noter que c’est le moment où Athalie est lue en entier par de plus en plus d’élèves, ce qui constitue une exception (avec Esther) puisque la recommandation à l’école de la lecture in extenso des ouvrages français est bien plus tardive39.
À partir de 1841, la pièce reste au programme de la classe de rhétorique, sous l’intitulé « théâtre classique » et entre dans le programme de 4e, pour y rester jusque dans la première moitié du XIXe siècle40.
Dans les années 1880, plusieurs mutations pédagogiques changent le rapport des élèves à sa lecture. D’un côté, on observe le développement de la lecture brève en classe41, qui resserre la réception d’Athalie autour de quelques textes canoniques, et qui n’a plus pour objectif l’imitation mais le commentaire ou la dissertation. De l’autre, une décennie plus tard, on constate l’ouverture du programme à d’autres pièces du XVIIe siècle42 qui tendent un peu à diluer l’importance de la dernière tragédie de Racine dans le corpus des œuvres étudiées, même si cette dernière demeure une pièce cruciale pour les professeurs et souffre en cela beaucoup moins de cet élargissement du programme que les autres tragédies saintes43. En somme, dans cette fin de siècle, où l’enseignement du français cherche encore son identité à travers une certaine variété d’exercices, la mémorisation des textes n’a plus pour objectif l’imitation : Athalie est ainsi donnée à recopier comme pensum aux élèves dissipés44. Un glissement semble s’être opéré entre l’apprentissage à visée théâtral ou rhétorique et l’enseignement à visée purement mémorielle, comme si l’on passait d’une perspective d’éducation à une perspective de patrimonialisation. On peut citer l’exemple du jeune Édouard Herriot qui, dans les années 1880, subit à plusieurs reprises cette punition qu’il délègue à sa mère45. L’expérience de la lecture d’Athalie se présente alors comme une tâche pénible et dont le sens semble peu à peu disparaître pour les élèves. Ernest Lavisse dans ses Souvenirs écrit ainsi : « Esther et Athalie n’étaient dans nos classes que des textes pour ânonnements46. » Le concept d’amnésie environnementale appliqué à l’histoire littéraire nous semble ici particulièrement efficace En effet, la génération d’Ernest Lavisse qui prend la peine de faire ânonner ou recopier l’Athalie qu’elle avait apprise par cœur à celle d’Edouard Herriot pense sans doute faire œuvre de conservation patrimoniale, mais elle ne fait en réalité que perpétuer un mode de réception et un même état du texte qui n’existait pas cinquante ans avant sa naissance : la pièce était alors le plus souvent dépourvue de chœur et l’apprentissage se faisait en vue d’exercices oratoires. Cet état du texte a bien varié de sa rédaction à la deuxième moitié du XXe siècle.
Les mutations de la tragédie : qu’est-ce qu’« Athalie » ?
Penser la lecture d’une œuvre et son arrêt, c’est aussi s’interroger sur la forme de celle-ci. Lorsqu’on parle de « lire Athalie », qu’entend-t-on, par « Athalie » ? Là encore, l’amnésie environnementale conditionne notre rapport à la transmission de l’expérience de la lecture. La patrimonialisation de l’œuvre scolaire tend à oblitérer les différentes formes que celle-ci a pu revêtir.
Dès les premières répétitions à Saint Cyr, les demoiselles de Madame de Maintenon lisaient et apprenaient un texte qui n’est probablement pas exactement celui écrit par Racine. En effet, Gustave Moreau, le compositeur, avait retouché dans ses partitions certains passages, qui ont été par la suite rétablis par un deuxième compositeur, vers 1715. C’est ce que constate Anne Piéjus : « Le dernier intermède d’Athalie illustre également cette tendance à supprimer des textes parmi les plus intensément dramatiques47. » Ces retouches, qui ont sans doute été réalisées pour des raisons morales, à en croire l’autrice du Théâtre des demoiselles, témoignent de l’impact de la représentation future sur la lecture elle-même : parce qu’il sera représenté, le texte doit être modifié. En somme, la forme théâtrale de ce récit n’est pas étrangère à la spécificité de cette réception, puisqu’elle permet une plus grande diversité de modalités de présence à l’école, que ce soit par le biais du texte ou de sa représentation.
C’est ce même phénomène que l’on retrouve dans le courant du XVIIIe siècle avec les réécritures de la tragédie pour les collèges de garçons. En effet, la dernière tragédie de Racine, élaborée pour les demoiselles de Saint-Cyr, compte bon nombre de rôles féminins, et en premier lieu celui qui lui donne son titre. Le travestissement des étudiants – toléré dans certains cas – était impensable pour une telle pièce48. Les professeurs du collège d’Harcourt, de l’Université de Paris, adaptent alors la pièce pour qu’elle puisse être jouée par des garçons. Ces masculinisations des pièces du XVIIe siècle en vue de mises en scène scolaires étaient alors assez courantes – Molière et Corneille n’y ont pas échappé49 – mais ce qui frappe dans le cas d’Athalie c’est la multiplication de ces réécritures donnant lieu à de multiples états du texte. On compte au moins quatre versions différentes : une version anonyme – sans doute de Bénigne Grenan à en croire la préface – pour le collège d’Harcourt en 1713 (reprise en 1716), une autre en 1729 pour le même collège (reprise en 1750), une version en 1749 pour le collège de Richelieu et enfin une de Pierre-Jean-Baptiste Nougaret dans un recueil de pièces à destination des collèges en 177950. Athalie tantôt garde son nom, tantôt devient Achab, Achias, ou encore Achibat, un homme donc, avec plus ou moins de modifications, et donc plus ou moins d’effets sur sa personnalité. Ces réécritures sont intitulées Joas (avec la variation Joas couronné) : le titre lui-même invite alors à une lecture qui reconfigure le récit en ne mettant plus en avant l’antagoniste mais le héros lui-même. Par ailleurs, le changement du sexe des personnages implique de revoir davantage de vers qu’on ne pourrait le croire, du fait de la structure rimique : dès qu’un personnage est à la rime, il faut changer la rime précédente. Mais c’est la suppression des chœurs – dont le texte est parfois répartis dans les dialogues – qui achève de donner à cette pièce un aspect nouveau. Un exemple frappant de l’effet de cette transformation du texte par la suppression des chœurs se trouve à la fin de l’acte I. La clausule de ce premier acte qui était « Que de raisons, quelle douceur extrême / D’engager à ce Dieu son amour et sa foi ! » devient alors dans certaines versions : « Répandre cet esprit d’imprudence et d’erreur, / De la chute des rois, funeste avant-coureur. » Une rapide recherche sur Retronews montre que ces vers, que l’on retrouve dans plusieurs articles de journaux aux XVIIIe et XIXe siècles, ont sans doute marqué les jeunes lecteurs, grâce à leur place en conclusion de l’acte. Pour des raisons de censure, ces réécritures des classiques deviennent par ailleurs fréquentes au XIXe siècle, en dehors même du cadre scolaire : « En mai 1806, Saulnier, secrétaire général du ministère de la Police, autorise la représentation d’Athalie moyennant une longue série de retranchements. La tranquillité publique commande notamment la mutilation de la première scène51. » Ce n’est que lorsque le texte ne sera plus représenté que l’on retrouvera massivement à l’école des éditions fidèles à la publication qu’en fit Racine en 1691.
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Catherine Robert-Lazès, Bernard Veck et Marc Robert, Français au baccalauréat : observatoire des listes d’oral 1992-1995, quatre années d’analyses, Paris, Institut national de recherche pédagogique, 1997.↩
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La classe de quatrième est la troisième classe du collège en France, les élèves y entrent habituellement à l’âge de 13 ans.↩
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Jean Rohou, « Pour une étude humainement profitable d’Athalie (1) », L’information littéraire, Vol. 55, 2003, p. 10‑16.↩
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André Chervel, op. cit., p. 458.↩
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L’agrégation est le concours qui permet d’enseigner dans les classes préparatoires et plus globalement dans l’enseignement supérieur en France.↩
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Le lycée concerne généralement en France des élèves entre 15 et 18 ans.↩
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« Classicus » désigne en latin les citoyens de première classe et, par extension, les écrivains de premier ordre, dignes d’être imités.↩
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Daniel Milo, « Les classiques scolaires », in Les lieux de mémoire, Vol. 2, Tome 3, Paris, Gallimard, 1986, (« Quarto »), p.517-562.↩
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Dominique Poulot définit ainsi le patrimoine comme l’état d’un objet « garanti[ssant] une destinée spécifique qui répond à [sa] valeur esthétique et documentaire, le plus souvent, ou illustrative, voire de reconnaissance sentimentale ». Il souligne de ce fait la relation que le patrimoine établit entre la valeur qui y est placée et le devoir qu’il intime à celui ou celle qui en hérite. Voir Patrimoine et modernité, Éd. Dominique Poulot, Paris, L’Harmattan, 1998, (« Chemins de la mémoire »), p. 9.↩
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L.-V. Gofflot, Le Théâtre au collège : du moyen-âge à nos jours, Paris, Honoré Champion, 1907, p. 204.↩
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La classe de rhétorique est l’équivalent en France jusqu’en 1902 de l’actuelle classe de Première, les élèves y entrent habituellement à l’âge de 16 ans. Voir André Chervel, op. cit., p. 761.↩
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Ibidem, p. 438.↩
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L’analyse de Marielle Macé dans Devant la fiction, dans le monde, qui invite à replacer la lecture dans le parcours de vie qu’elle vient jalonner, peut, certes, être à ce titre éclairante. Voir Marielle Macé, « Un petit tour dans l’avenir », in Devant la fiction, dans le monde, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, (« La licorne », 88), p. 261‑262.↩
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Pour le sujet qui nous intéresse, on compte de rares écrits de souvenirs de jeunesse, avec les biais qui les accompagnent.↩
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Peter H. Kahn, « Children’s Affiliations with Nature: Structure, Development, and the Problem of Environmental Generational Amnesia », in Peter H. Kahn, Stephen R. Kellert, (éds.). Children and Nature: Psychological, Sociocultural, and Evolutionary Investigations, Cambridge, MIT Press, 2002, p. 93‑116.↩
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Roger Chartier, Pratiques de la lecture, Marseille, Rivages, 1985.↩
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Théophile Lavallée, Histoire de la maison royale de Saint Cyr, Paris, Furn et Cie, 1853, p. 73.↩
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Piéjus Anne, Le théâtre des demoiselles : tragédie et musique à Saint-Cyr à la fin du grand siècle, Paris, Société française de musicologie, 2000, p. 104.↩
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Pierre Manseau, Mémoires, Versailles, L. Bernard, 1902, p. 129.↩
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Raymond Picard, La carrière de Jean Racine, Paris, Gallimard, 1956, (« Bibliothèque des idées »), p. 416.↩
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Marthe-Marguerite de Caylus, Souvenirs de Madame de Caylus suivis de quelques-unes de ses lettres, Paris, Chaumerot-Jeune, 1823, notes des pages 170-171.↩
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Sarah Nancy, « Les Sirènes de Saint-Cyr. La Question de la voix dans Esther et Athalie », Revue des littératures et des arts, 2017.↩
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Piéjus Anne, op. cit., p. 552.↩
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Madame de Caylus dans ses Souvenirs ne parle pas de son expérience propre des représentations, sauf pour noter qu’elle ressentait les tensions religieuses qui entouraient ce projet. Voir Marthe-Marguerite de Caylus, op. cit.↩
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Nouveau Corpus Racinianum, Éd. Raymond Picard, Paris, CNRS éditions, 1976, p. 230.↩
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Pierre Manseau, op. cit., p. 150.↩
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Piéjus Anne, op. cit., p. 105.↩
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André Chervel, op. cit., p. 48.↩
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Théophile Lavallée, op. cit., p. 74.↩
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Jacques Maillard, L’oratoire à Angers aux XVIIe et XVIIIe siècles, 1975, p. 149.↩
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André Chervel nous apprend ainsi que l’« Athalie de Racine est jouée au collège de Draguignan en 1772 et 1773, après les exercices littéraires de rigueur. », André Chervel, op. cit., p. 48.↩
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Ibidem, p. 435.↩
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Charles Rollin, Traité des études, Vol. 1, Nouvelle édition revue par M. Letronne et accompagnée de notes de Crévier, Paris, Didot, 1863, p. 79‑80.↩
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André Chervel, op. cit., p. 435.↩
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Une commission nommée « pour le choix des livres classiques des lycées » prend pour la première fois en compte le théâtre classique français. Seuls quatre auteurs s’imposent : Racine, Corneille, Molière, et Voltaire (ce dernier est retiré des programmes en 1851), Ibidem, p. 435.↩
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Ibidem, p. 431‑432.↩
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Ibidem, p. 490.↩
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Jean Rohou, op. cit., p. 10.↩
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Ralph Albanese, Racine à l’école républicaine ou Les enjeux socio-politiques de la tragédie classique (1800-1950), Paris, L’Harmattan, 2013, (« Espaces littéraires »), p. 41.↩
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André Chervel, op. cit., p. 437.↩
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Ibidem, p. 438.↩
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Ibidem, p. 438.↩
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Édouard Herriot, Jadis, Avant la Première Guerre mondiale, Paris, Flammarion, 1948.↩
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Ernest Lavisse, Souvenirs, Paris, Calmann-Lévy, 1912, p. 161.↩
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Piéjus Anne, op. cit., p. 142.↩
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Cette interdiction du travestissement est la conséquence d’un mandement en 1695 du recteur Charles Rollin qui proscrit cette pratique. Le contexte et les enjeux de cette décision sont analysées en détail par Marie Demeilliez. Voir Marie Demeilliez, « Le Combat de l’amour divin et de l’amour profane : un ballet de Charpentier pour le collège d’Harcourt », Bulletin Charpentier, 2014, p. 3‑20.↩
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L.-V. Gofflot, op. cit., p. 204.↩
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David Alfred Trott, Théâtre du XVIIIe siècle : jeux, écritures, regards: essai sur les spectacles en France de 1700 à 1790, Montpellier, Espaces 34, 2000, p. 89.↩
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Zékian Stéphane, L’invention des classiques : le “siècle de Louis XIV” existe-t-il?, Paris, CNRS éditions, 2012, p. 145.↩
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Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011, (« Essais »).↩
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Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup: essai sur une zone à défendre, la littérature, Paris, Gallimard, 2016, (« Essais »).↩
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Que ce soit par une médiation interne au texte lui-même, comme le propose Marielle Macé, ou externe, dans la perspective qui est celle d’Hélène Merlin-Kajman.↩
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André Chervel, op. cit., p. 507.↩
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Zékian Stéphane, op. cit., p. 246.↩
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Ralph Albanese, op. cit., p. 253.↩
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On peut ainsi voir dans Les enfants terribles de Jean Cocteau un enfant (Dargelos) jouer le rôle d’Athalie, qu’il a appris à l’école : « Les élèves avaient monté Athalie pour une fête de Saint-Charlemagne. Dargelos avait voulu tenir le rôle qui servait de titre à la pièce. », Jean Cocteau, Les enfants terribles, Paris, LGF, 1999, (« Le livre de poche »), p. 24.↩
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Daniel Milo, op. cit., p. 553.↩
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Béatrice Ferrier, « Le théâtre entre jeu et texte : une longue tradition scolaire jusqu’au XXIe siècle », Le français aujourd’hui, Vol. 180 / 1, 2013, p. 11‑25.↩
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Ralph Albanese, op. cit., p. 64, 108.↩
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C’est notamment la piste que suggère André Chervel, op. cit., p. 458.↩
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Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser, Paris, Éditions Amsterdam, 2017, p. 256.↩
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Judith E. Schlanger, Présence des œuvres perdues, Paris, Hermann, 2010, (« Savoir lettres »), p. 23.↩
Agrégé de lettres modernes après un master à l’Université Jean Moulin Lyon III sur les préfaces de Jean Racine, Nicolas Réquédat mène une carrière d’enseignant et de vulgarisateur (Le Mock, sur Youtube, et Classiques ! (2018), aux éditions Albin Michel) en parallèle de sa thèse, qu’il entreprend en 2018. Le travail de recherche qu’il mène dans le cadre de l’IHRIM sous la direction d’Olivier Leplatre porte sur la réception scolaire d’Athalie de Jean Racine de sa rédaction à 1980. Dans la lignée de son mémoire sur les préfaces autographes de Jean Racine, il publie un article dans la revue Textimage : « Images baroques pour un texte classique ? Les frontispices des Œuvres de Racine en dialogue avec les préfaces ». Un article intitulé « Classicisation et approche téléologique : les effets interprétatifs de l’anthologisation de Racine » est à paraître dans Les Cahiers du GADGES.
Comment l’école a-t-elle cessé de faire lire Athalie : pistes de réflexion
Marielle Macé52 puis Hélène Merlin-Kajman53 ont toutes les deux mis en lumière l’importance cruciale de la question de la médiation dans l’acte de lecture : on lit, semble-t-il, toujours par autrui54. Ce constat est d’autant plus criant dans le cas du classique scolaire qui est par définition prescrit par un tiers dans un objectif pédagogique précis. La modalité de réception du texte est alors aiguillée dans cette perspective : on apprend ainsi par cœur une scène pour stimuler la mémoire et faciliter la prise de parole en public. D’autres facteurs peuvent avoir un effet important sur l’angle de réception de ces œuvres : l’âge de celui ou celle qui lit ou s’il s’agit ou non d’un premier contact avec le texte, par exemple. Dans les années 1850, un élève qui arrive en classe de rhétorique et qui a déjà lu Athalie en quatrième, découvrira autrement les personnages parce que la perspective, et la forme du texte, à présent par extraits, auront changé.
Du statut de pièce apprise au fur et à mesure de son écriture, en vue d’une représentation, à celui de tragédie lue par extraits qui sont commentés, appris ou recopiés, en passant par celui d’œuvre lue pour être imitée, Athalie a connu une grande diversité de réceptions qui nous permet de mener une réflexion plus large sur l’arrêt de sa lecture à l’école. Il s’agirait ainsi de penser l’arrêt de ses lectures. Trois pistes, qui se complètent, semblent alors s’esquisser pour répondre à la question de la fin du renouvellement de la lecture de la dernière tragédie de Racine.
La première s’inscrit dans le rapport qu’entretient la pièce avec la mémorisation : c’est celle de l’évidement progressif du sens de l’œuvre. Athalie dans la deuxième partie du XIXe siècle devient un des incontournables du par cœur dans les classes françaises, et le demeure en partie dans la première moitié du XXe siècle. Cela ne va pas sans une perte de sens dans la lecture qu’en font les élèves qui ne la voient plus que comme un exercice de mémoire, souvent punitif. Certes, la question de la mémoire des jeunes filles de Saint Cyr était au centre des raisons qui ont présidé à sa rédaction, mais en ôtant l’objectif de la représentation, l’école a sans doute enlevé une partie du sens que trouvaient les élèves dans la lecture et l’apprentissage de la pièce, surtout à une période où la langue du Grand Siècle leur paraît de plus en plus absconse : « Dès la fin du XVIIIe siècle, la langue classique crée des problèmes d’interprétation même à des adultes cultivés », écrit André Chervel, qui rappelle dans cette perspective qu’un rapport sur le concours de l’agrégation de grammaire de 1839 inquiète les autorités et engendre les premières mesures officielles pour renouer activement avec ce passé55. De même, Stéphane Zékian dans L’Invention des classiques, note ceci : « En 1810, Le Mercure de France constate l’étrangeté nouvelle d’une pièce comme Athalie56 ». Ralph Albanese, dans Racine à l’école républicaine établit le même diagnostic :
Dans les années 1960-1970, alors que la langue du XVIIe semble de plus en plus hermétique, cette pièce qui incarnait les vertus du par cœur depuis sa rédaction disparaît brutalement lorsque cet exercice est abandonné. On peut néanmoins nuancer cette piste de réflexion en remarquant que la pièce n’est pas uniquement ânonnée – comme s’en plaignait Ernest Lavisse – mais elle continue d’être commentée en classe jusque dans la première moitié du XXe siècle et son apprentissage en vue d’une représentation perdure encore jusqu’à cette époque58. Quoi qu’il en soit, si d’autres œuvres se maintiennent en classe malgré une langue tout aussi lointaine c’est peut-être parce qu’elles ont moins subi cet évidement du sens qu’engendre un certain type de récitation. Au moment où les auteurs du XXe siècle envahissent les programmes, avec la démocratisation de l’enseignement, dans ce que Daniel Milo nomme l’« éclatement du canon littéraire59 », Athalie peut disparaître en silence.
La deuxième piste que l’on peut aborder serait celle de la place du théâtre et de sa représentation à l’école. C’est Béatrice Ferrier, qui la développe dans son article « Le théâtre entre jeu et texte : une longue tradition scolaire jusqu’au XXIe siècle60 ». Elle y met en lumière la perte d’importance du texte de théâtre à l’école depuis les années 1970 du fait de la rupture entre l’enseignement du texte et de sa représentation. Les programmes de 2013 revenaient à cette approche conjointe, mais entre-temps certaines pièces, dont Athalie, ont subi les conséquences de cette conception uniquement textuelle du théâtre.
Enfin, la troisième piste à explorer peut être celle du contenu lui-même : cette tragédie de Racine, axée sur la question du fanatisme religieux – ce qui permettait aux professeurs du XIXe siècle de la faire lire comme une dénonciation de l’idolâtrie ou comme un pamphlet anti-chrétien, suivant leur obédience61 –, ne correspond plus aux enjeux de la deuxième moitié du XXe siècle62. Si certaines œuvres font aujourd’hui l’objet de lectures actualisantes, comme invite à le faire Yves Citton dans Lire, interpréter actualiser63, Athalie a disparu semble-t-il trop tôt du canon pour pouvoir en profiter.
Le classique peut être désacralisé lorsque les valeurs qu’il cristallise ne conviennent plus à cette société. Et la plupart du temps, comme le signale Judith Schlanger dans Présence des œuvres perdues, cette désacralisation a ceci de particulier qu’elle est silencieuse :
Différents modes de lecture d’Athalie à l’école se sont succédé depuis sa rédaction, parfois en se chevauchant. Ils ont offert aux jeunes lecteurs et lectrices des expériences d’une grande variété, jusque dans la forme du texte lui-même. Le déclin rapide de la pièce en milieu scolaire, pour des raisons sans doute à la fois pragmatiques, idéologiques et pédagogiques, tend ainsi à oblitérer la diversité de ce que fut « lire Athalie ».