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Effets de la voix narrative sur la lecture dans Loin d’eux et Ce que j’appelle oubli de Laurent Mauvignier

Eugénie Matthey-Jonais, 3e cycle, Université de Montréal

Résumé : Cet article étudie les effets de la voix narrative de deux textes de Laurent Mauvignier, Loin d’eux (1999) et Ce que j’appelle oubli (2011), sur leur lecteur. Dans Loin d’eux, la narration est divisée entre des personnages d’une famille se remettant du suicide de l’un des leurs, lui aussi doté d’une voix dans le texte. La voix narrative de Ce que j’appelle oubli, quant à elle, est un filet de voix que le lecteur attrape in verba res alors qu’elle s’adresse à un proche d’un homme tué après avoir volé à l’étalage dans un supermarché. Si ces deux récits représentent des situations d’énonciation différentes, leurs narrations interpellent singulièrement leurs lecteurs, les aspirant dans des situations tragiques et les exposant à de nombreux affects. Ils témoignent de ce que Liesbeth Korthals Altes appelle « indétermination énonciative », à la suite de Goffman ; répondre à la question « qui parle ? » demande du lecteur une série d’actes de cadrage, l’impliquant alors dans l’élaboration de la narration du texte. À l’aide d’une analyse rapprochée de la voix narrative et des conditions dans lesquelles elle se déploie, nous déterminerons quels sont les effets produits sur le lecteur par la voix narrative de chacun des textes. En orientant le lecteur et en le poussant à se positionner devant les situations, les affects et les événements représentés par le texte, l’écriture de Mauvignier parvient à imposer une part de responsabilité éthique au lecteur en tant que sujet.

 


La lecture d’un texte est une expérience subjective ; le lecteur ou la lectrice, en tant que sujet, engage activement ses connaissances et ses affects dans la lecture. Il ou elle ne reste pas passif·ve et participe à la « concrétisation1 » de l’œuvre littéraire ; il·elle donne lieu au processus de révélation des potentiels de signification du texte2. De fait, la reconnaissance de la subjectivité dans l’acte de lecture sous-entend un certain pouvoir et une certaine agentivité du lecteur ou de la lectrice par rapport à l’œuvre, mais comme l’explique Marielle Macé : « Être en situation de sujet, […] c’est aussi être subordonné, dépendant et, comme le disait Barthes, “rester en écoute productive de subjectivité3”. » Le lecteur4 ne serait donc pas souverain devant l’œuvre littéraire, et celle-ci peut aussi exiger de lui qu’il se subordonne à certains impératifs. Dans son livre Façons de lire, manières d’être, Macé étudie comment les lecteurs s’élaborent eux-mêmes ainsi que les formes que prennent leurs vies au contact de leurs lectures. Par là, elle n’entend pas uniquement que les lecteurs imitent les conduites de personnages d’œuvres littéraires, mais s’intéresse aussi aux effets de la stylistique des textes sur une certaine « forme particulière du vivre5 » et les « processus qui anime[nt] la vie intérieure d’un lecteur6 ». Ce qui m’intéressera dans cet article est précisément comment cette élaboration de notre propre subjectivité à la lecture d’un texte se fait en réaction à des effets produits par l’écriture, et comment ceux-ci peuvent demander du lecteur un engagement.

Pour Macé, la lecture permet de mettre à l’épreuve notre subjectivité devant des figurations du réel :

La lecture est […] une allégorie de l’individuation, une figuration particulièrement fine des ambivalences et de la constitution d’un « soi » dans un espace démocratique, ou chacun doit s’éprouver face aux fausses permanences ou aux identités mal faites ; car une situation d’art est une véritable mise en cause des sujets, à la fois uniques et égaux, communs, répétés ; elle impose un retranchement, une passivité, des reculs de la volonté auxquels il faut faire droit7 […].

Si l’œuvre met en cause le sujet, c’est parce qu’elle exige que sa subjectivité soit mise au service de la compréhension de l’œuvre, mais, surtout, parce qu’elle l’expose à sa propre compréhension de lui-même. En lisant, « nous sommes impliqués dans ce que nous produisons8 » : c’est en tant que sujet que le lecteur se doit d’accomplir la concrétisation de l’œuvre par sa lecture, exigeant de sa part choix et actions. Afin de mieux comprendre cette relation de constante élaboration entre le texte et son lecteur, j’étudierai les effets de lecture produits par les narrations de deux textes de l’auteur français Laurent Mauvignier, Loin d’eux (1999) et Ce que j’appelle oubli (2011). Les deux narrations, respectivement polyphonique et monologique, interpellent toutes deux le lecteur de façon à ce qu’il engage sa subjectivité dans son actualisation du récit. Si les situations d’énonciation sont bien différentes — j’y reviendrai — les voix narratives des deux récits s’adressent singulièrement à leurs lecteurs en les aspirant dans des situations tragiques et en les exposant à une grande violence physique et émotionnelle. Entre la contra-diction ou l’inter-diction qui rendent le silence impossible, les voix caractéristiques de Mauvignier9 impliquent le lecteur ou la lectrice, les rendent présents au texte et inversement10

Devant l’écriture de Mauvignier, le lecteur ou la lectrice est confronté à des réflexions éthiques ; Sophie Jollin-Bertocchi remarque qu’« une réflexion éthique sur les conduites privées, stigmatisées ou controversées par la société, est sous-jacente aux récits11 » de l’auteur. Les voix narratives portent différents aspects de ces réflexions éthiques, et il revient au lecteur de les ordonner et d’en reconfigurer les contradictions12 ; c’est par sa subjectivité que la réflexion éthique du texte prend forme. J’avancerai donc que les dispositifs narratifs de Loin d’eux et Ce que j’appelle oubli exigent de la part de leur lecteur une responsabilité. C’est à ce dernier qu’il revient de déterminer que faire des récits contradictoires qui se trouvent devant lui, comment lire des voix souffrantes, comment se situer face aux affects du texte. L’écriture de Mauvignier implique son lecteur dans le récit et parvient à lui imposer une part de responsabilité éthique en le forçant à faire des choix et à se positionner en tant que sujet au regard des situations, des affects et des événements représentés par le texte. À l’aide d’une analyse de la voix narrative et des conditions dans lesquelles elle se déploie, je déterminerai dans chacun des textes quels sont les effets produits sur le lecteur par les moyens esthétiques par lesquels la narration prend forme. Je m’attacherai aux dispositifs narratifs présents dans les textes, dont l’indétermination de la voix narrative.

Comme mentionné précédemment, Loin d’eux, qui est aussi le premier texte publié de Mauvignier, est un roman polyphonique : les voix des membres d’une famille s’entrecroisent et tentent de comprendre les causes du suicide de Luc, un autre des membres de la même famille. Ce dernier intervient lui-même dans le dispositif narratif par analepses. Ses parents, son oncle, sa tante et sa cousine essaient de retracer les racines de son mal-être, tout en étant eux-mêmes aux prises avec le deuil difficile de leur enfant, neveu, cousin. Devant une telle narration, la reconstitution et la stabilisation de la diégèse reviennent impérativement au lecteur. Le texte est porté par les voix des personnages, qui s’identifient parfois tardivement ou laissent au lecteur le soin de déterminer à qui elles appartiennent. Les voix rapportent également le discours des autres personnages, brouillant d’autant plus la situation d’énonciation :

Céline, je te jure, il a écrit, m’a-t-elle dit, se résoudre à vivre avec eux et vivre comme eux c’est vivre contraire à soi. Elle a dit tout ça, Céline, que j’ai répété à sa mère en lui disant : faut comprendre, Geneviève, les trucs que Luc lui a écrits […] elle m’a dit alors oui, je comprends pour lui qu’il ne pouvait plus tenir, si les choses vraiment c’est comme ça qu’il les ressentait13.

Les multiples incises, renvois et discours rapportés dans cet extrait témoignent de la difficulté d’attribution de la parole à un personnage précis, et de la charge d’identification de la voix narrative qui revient au lecteur ou à la lectrice. Maria Katsantoni parle alors d’une contamination « du discours rapporté (discours direct, indirect, indirect libre) […] dans la trame du discours intérieur du sujet […]14 », et souligne que cette « adoption du ton et du vocabulaire d’autrui devient la pratique la plus courante tout au long de Loin d’eux15 ». Cette entre-contamination des discours est particulièrement exigeante pour le lecteur, qui doit sans cesse recadrer la situation d’énonciation à la source de la voix narrative. Ce faisant, il doit puiser à même sa subjectivité et son expérience pour comprendre puis gérer les affects du texte. Liesbeth Korthals Altes mentionne alors la notion « d’habitus interprétatif » : « (par exemple, psychologisant, moral, ou plutôt esthétique, etc.) et de [la] disposition psychologique [du lecteur ou de la lectrice], notamment de sa capacité à l’empathie ou de son aptitude à gérer des dissonances cognitives16. » Tous ces facteurs influencent la « formation de la configuration cohérente indispensable à la compréhension17 », soit l’actualisation de l’œuvre par celui ou celle qui la lit. Le lecteur est alors la seule instance capable d’ordonner le récit, malgré les imprécisions et les schismes entre les personnages : « la désagrégation du sujet est caractérisée par le débordement de plusieurs voix de soi et d’autrui qui se superposent ou sont en conflit selon le principe de la polyphonie romanesque18 ». Plus encore, la polyphonie du texte dans Loin d’eux n’est pas une simple division de la prise en charge du récit par les voix narratives. Les différentes voix des personnages sont traversées par les multiples voix des autres. Ainsi, la « désagrégation » des personnages renvoie au lecteur la responsabilité de faire advenir le texte. C’est en lui que s’élabore une version « stable » du personnage de Luc, que les autres personnages du roman parviennent à convoquer seulement par facettes :

Leur seul enfant, c’était leur seul enfant et chacun à sa manière avait le sien, avait son enfant à lui, sa vision de lui, les mots de Luc que chacun d’eux n’entendait pas pareils, comme si ce n’étaient pas les mêmes, comme si de tomber dans l’oreille de Marthe ou de Jean ça les transformait, les mots de Luc, en un langage que seule l’oreille qui les recevait pouvait entendre19

La singularité de la réception des mots de Luc par ses parents, remarquée ici par sa tante, met en lumière la nature fugace des représentations et de la connaissance de celui-ci par sa famille. En lisant chacune des versions de Luc et en les entrecroisant entre elles et avec celle de Luc, le lecteur parvient à un portrait du jeune homme à la fois complet et multiple. De la même manière, les mots de Luc, de Marthe, de Jean et des autres sont transformés par la lecture qui les réunit. Le lecteur devient le dépositaire des récits autour de la mort de Luc. Puisque Luc est mort dans l’incompréhension de ses proches, il revient à celui qui actualise la lecture d’interpréter les mots autour de son suicide pour en produire le sens. Le lecteur est donc l’instance par laquelle se réalise le projet du roman :

si la parole des personnages est perpétuellement mise en échec, s’ils ne cessent de verbaliser leur incapacité à mettre des mots sur leur souffrance, mais aussi l’impossibilité de transmettre les événements dont ils sont protagonistes ou témoins, il n’en va pas de même pour le roman dans sa totalité : là où chaque personnage échoue individuellement, le roman réussit20

L’assemblage des voix narratives, l’attention portée à l’énonciation singulière de chaque personnage et la tentative de mettre en dialogue ces voix afin d’en saisir les motivations permettent au lecteur d’actualiser le texte : « En organisant la circulation de la parole, le roman parvient in fine à faire entendre l’inarticulé et à témoigner des expériences et des failles intimes que vivent ses protagonistes21 ». Cependant, cela exige un investissement de la part du lecteur qui dépasse la lecture herméneutique. Pour parvenir à restructurer le récit, le lecteur ramifie non seulement les « différentes perspectives focales22 », mais il déploie son attention et sa sensibilité pour dégager, plus qu’une structure, un sens au texte — sens qui lui sera d’ailleurs propre selon son bagage éthique, ses valeurs, son expérience : « Comment savoir à quelle voix se vouer, quels “je” sont en jeu, quelle vision du monde, quelle vérité est à prendre comme dominante dans la “finalité” ou l’intention du texte23 ? » Dans Loin d’eux, le texte, en interpellant le lecteur, exige de sa part une responsabilité, ce qui met en évidence son rôle actif dans l’acte de lecture ; il s’investit dans l’élaboration du sens, mais par le fait même doit composer avec les affects présents dans l’œuvre.

La forme de Ce que j’appelle oubli, paru dix ans plus tard, est bien différente : l’indétermination de la voix narrative ne repose pas sur sa division polyphonique et sa désagrégation, mais bien sur sa source elle-même. La diégèse suit les derniers instants d’un homme qui semble être sans domicile fixe, alors qu’il se fait rouer de coups par les gardiens de sécurité d’un supermarché dans lequel il a volé une canette de bière. Le texte s’adresse au frère de l’homme, et tente aussi de comprendre le contexte plus large autour de la mort qu’il relate. La narration est un filet de voix que le lecteur attrape en plein vol, in media verba, comme un bruit de fond toujours présent, mais que l’on semble tout juste remarquer alors que l’on entame la lecture. La voix narrative dénonce dans son monologue les inégalités sociales et la violence de classe présentes dans la France contemporaine ; l’œuvre est d’ailleurs librement inspirée d’un fait divers. Le livre commence par une minuscule : « et ce que le procureur a dit, c’est qu’un homme ne doit pas mourir pour si peu24 » et se termine par un tiret cadratin, gardant l’énonciation en suspens. L’ensemble du texte est organisé par une ponctuation faible ; on n’y retrouve aucun point final. Seuls quelques points d’interrogation et d’exclamation surviennent, suivis d’une minuscule : ils ne marquent pas vraiment la fin d’une phrase. Peu à peu, on comprend que la narration s’adresse au frère de l’homme victime de la violence des gardiens du supermarché, créant alors un certain effet d’identification avec le lecteur — j’y reviendrai. La trame du texte est en quelque sorte une ekphrasis de la vidéo de surveillance du magasin. Alors que celle-ci filme en continu, le lecteur accède à la scène de violence sans début ou fin marquée autre que celle de l’apparition de l’homme assassiné dans le champ du texte. La voix narrative inclut, en les resignifiant, les rapports officiels :

[…] voilà ce à quoi il a pensé quand il n’avait pas encore en tête la violence des coups à venir et le froid de la dalle de ciment, car, au début, il ne peut pas se douter ni s’imaginer qu’il ne lui restera bientôt plus que la nudité […] et aussi, attachée à son doigt de pied, une étiquette avec son nom, un numéro, qu’est-ce qu’on en sait ? il n’en sait rien […], il ne sait pas que bientôt ils parleront de lui en disant le cœur a lâché, le foie explosé, les poumons perforés, le nez fracturé, les hématomes larges comme les mains, des choses qu’il n’entendra pas et que toi tu n’aurais jamais dû ni voulu entendre, qu’ils débiteront avec une sorte de douceur et de calme pour t’expliquer, pour que tu comprennes commet les choses sont arrivées, que des mots viennent adoucir ta peine parce qu’ils sont chuchotés plutôt que dits25[…]

Les images et le discours médical de l’autopsie proposent une vision officielle, objective du cadavre, mais l’écriture les recontextualise. Les images s’incarnent dans le texte et celui-ci expose les dernières pensées de la victime, les sensations de la bière volée coulant dans sa gorge, le parcours d’une vie et d’une intériorité complètement déshumanisée par les gardiens de sécurité du supermarché. Le lecteur ou la lectrice, en réélaborant l’œuvre, revit les sensations, la violence extrême des coups — à une échelle différente, certes, mais il y est tout de même exposé, et ce, à travers des détails échappant la plupart du temps à la couverture de tels événements, comme le remarque Dominique Rabaté : « [La] valeur [exemplaire du fait divers] vient de ce que le lecteur devra comme [le narrateur] éprouver de façon physique le chemin de croix de ce jeune homme, s’obliger à assister à tout ce qui disparaît normalement dans les représentations médiatiques des faits divers26. » On peut aussi lire à la fin de l’extrait l’importance que revêt la modulation des intonations de la lecture du rapport d’autopsie. Le personnel médical « chuchot[e] plutôt que dit » les blessures de l’homme tué afin de ménager le frère : c’est là l’unique façon possible pour eux de témoigner de l’empathie au-delà de leur rôle institutionnel. Le texte se voudrait alors aussi être un chuchotement, un adoucissement des faits, tout en étant par moments très cru et violent lorsqu’il prend en charge d’autres pans de l’existence de celui qui n’était vu que comme un sans-abri dont on peut disposer comme d’une nuisance.

La responsabilité de la lecture prend dans Ce que j’appelle oubli une forme autre que celle observée dans Loin d’eux. Elle repose sur deux éléments. Le premier est le recadrage du récit dans les faits réels l’ayant inspiré, tel qu’annoncé en quatrième de couverture : « Cette fiction est librement inspirée d’un fait divers, survenu à Lyon, en décembre 200927 ». Un lecteur français contemporain aurait peut-être souvenir de cette affaire ; une personne abordant le livre sans être au courant du fait divers original pourrait cependant facilement s’imaginer la couverture médiatique l’ayant entouré et associer la mort mise en récit avec celle d’autres personnes vulnérables traitées avec cruauté. Le lecteur mis devant cette histoire quelconque et pourtant exemplaire effectue des allers-retours cognitifs entre le texte qui se déploie devant lui et ses ressemblances avec des situations réelles, réévaluant ses propres réactions devant chacune de celles-ci : « L’analyse et la détermination de voix narratives ne reposent pas directement sur la description d’éléments textuels, mais relèvent d’une reconstruction (méta)herméneutique de ces actes de cadrage, entre autres générique, énonciatif, et postural, potentiels ou documentés28. » En tentant de déterminer d’où provient la voix narrative, le lecteur prend aussi en compte la posture d’auteur29, au sens que donne Jérôme Meizoz à ce mot, informée par les textes connus et les représentations médiatiques de Mauvignier. S’il n’en a aucune connaissance préalable, la posture d’auteur n’est pas absente, mais seulement construite à partir de moins d’éléments, notamment la quatrième de couverture, qui révèle déjà une certaine « empathie » dans son écriture d’un fait divers. Le lecteur, en tentant de cadrer d’où provient la voix narrative, prend en compte toutes ces informations afin de comprendre d’où est émis le récit, et fait preuve dans son estimation de responsabilité au moment où il détermine le crédit qu’il accorde à cette voix.

Le lecteur doit également prendre en charge une certaine responsabilité au moment de déterminer à qui le récit est destiné. La narration est à la première personne du singulier et s’adresse à la deuxième personne. Le « tu » interpellé, s’il est déterminé, n’est cependant pas immédiatement individué : « […] je te le dis à toi parce que tu es son frère et que je voudrais te réconforter comme lui aurait voulu le faire de temps en temps, te dire que la vie n’a pas été pingre avec lui30 […] ». Si cette identification survient tôt dans le texte, la caractérisation plus précise du « frère » ne survient que beaucoup plus tard, laissant entretemps un flou sur le réel interlocuteur de ce texte au « tu ». Le texte continue d’interpeller le « frère » comme un appel général vers l’universel, mais aussi vers le frère humain de cet homme. Le lecteur se retrouve dans une double identification, à la voix narrative qu’il réélabore et au « frère » dont il mime l’écoute du récit de la narration, comme le remarque Rabaté : « L’épreuve qu’endure le narrateur, il la partage donc fictivement avec ce frère qui n’est pas celui qui est capable de parler. Et dans ce relais d’adresse, il la partage aussi évidemment avec le lecteur31 […]. » Par cet effet de lecture, le lecteur s’identifie donc de façon intermittente au frère de la victime ; pas forcément comme un frère qui partagerait les mêmes parents, mais comme un frère dans le sens le plus collectif du mot. Le texte devient aussi le lieu d’expérimentation d’une altérité pour le lecteur : « L’expérience esthétique s’avère ainsi indispensable à la disposition éthique d’un Moi qui est à la fois constant dans son “maintien de soi” et précaire, conscient d’être habité par l’“autre32”. » Le texte n’institue pas le lecteur uniquement comme témoin de l’événement violent, mais le force par sa forme à s’identifier à la victime et à sa famille, et à devenir porteur de l’injustice qui leur a été faite.

En écrivant des narrations exigeantes et en donnant une importance formelle à l’incompréhension et à l’injustice, Mauvignier oriente la réception de ses textes. Il me semble qu’il est ainsi possible de voir à travers les analyses ci-haut comment la forme d’un texte peut créer des effets de lecture qui chargent son lecteur d’une responsabilité. La force d’interpellation des textes et leur exigence d’identification aux personnages en sont peut-être les exemples les plus évidents, mais les effets plus subtils de focalisation et d’assignation de la charge émotive au lecteur montrent que le sens du texte se révèle aussi grâce aux affects qu’il provoque. À l’occasion d’un entretien, Laurent Mauvignier souligne l’interdépendance entre l’écriture, la narration et celui qui les actualise : « L’auteur, le narrateur, le lecteur… : tout le monde est dans le même bateau33. » La responsabilité de la lecture naît d’abord de l’écriture et elle pointe vers une forme discrète d’engagement de l’auteur, comme le remarque Bruno Blanckeman au sujet de Mauvignier :

Le travail sur la forme tragique permet de confronter la conscience à la dimension monstrueuse d’un événement qui remet en cause le principe d’humanité […]. Ce parti pris n’exclut pas, pour l’écrivain, la conviction, mais la limite au cadre de la machine textuelle qu’il ourdit et aux effets immanents de sa lecture, à sa capacité d’impliquer l’autre — de lui faire prendre conscience de son implication de fait34 […].

Blanckeman reconnaît ici l’importance de la forme et des effets de lecture et leur capacité à impliquer le lecteur au-delà de la simple concrétisation de l’œuvre. Travailler la langue en lui faisant porter en germe une interpellation, une implication éthique, ne place cependant pas uniquement le lecteur dans une position de complice de la situation d’énonciation ; l’écriture donne aussi à son lecteur les clefs d’une éthique qu’il doit s’approprier pour actualiser l’œuvre.

Bibliographie

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  1. Selon le terme usité par l’École de Constance. Voir Isabelle Kalinowski, « Hans-Robert Jauss et l’esthétique de la réception. De « L’histoire de la littérature comme provocation pour la science de la littérature » (1967) à « Expérience esthétique et herméneutique littéraire (1982) » », Revue germanique internationale, juillet 1997, p. 151‑172.

  2. Wolfgang Iser, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Pierre Mardaga éditeur, 1985, (« Philosophie et langage »), p. 51.

  3. Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011, (« NRF essais »), p. 19.

  4. Dans ce texte, je fais davantage référence à une « fonction-lecteur » qu’à un lecteur précis, ou implicite. Comme il s’agit d’un lecteur au sens large, il inclut le féminin, car il est universel. J’ai féminisé la plupart des occurrences, mais par souci d’alléger certaines phrases déjà chargées, je ne l’ai pas fait systématiquement.

  5. Ibidem, p. 11.

  6. Ibidem, p. 13.

  7. Ibidem, p. 18.

  8. Wolfgang Iser, op. cit., p. 237.

  9. Frédéric Marteau, « Le dit du non-dit – Laurent Mauvignier et la parole catastrophée », in La langue de Mauvignier. Une langue qui court, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2012, p. 168‑185, p. 167.

  10. Wolfgang Iser, op. cit., p. 237.

  11. Sophie Jollin-Bertocchi, « L’intériorisation des énoncés génériques (Laurent Mauvignier, Olivia Rosenthal, Éric Laurrent) », Revue critique de fixxion française contemporaine, Vol. 0 / 13, novembre 2016, p. 37‑46.

  12. Wolfgang Iser, op. cit., p. 236.

  13. Laurent Mauvignier, Loin d’eux, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 62.

  14. Maria Katsantoni, « Une parole intérieure traversée par les sentiments. Étude pragmatique et énonciative de “Loin d’eux” de Laurent Mauvignier », L’information grammaticale, Vol. 111 / 1, 2006, p. 47‑49.

  15. Ibidem, p. 49.

  16. Korthals AltesLiesbeth, « Actes de cadrage, narratologie et herméneutique — à propos de l’indétermination énonciative dans Sujet Angot de Christine Angot », Arborescences : revue d’études françaises, 2016, p. 94‑120, p. 97.

  17. Wolfgang Iser, op. cit., p. 236.

  18. Maria Katsantoni, op. cit.

  19. Laurent Mauvignier, op. cit., p. 65.

  20. Frédéric Martin-Achard, « L’objet indicible et la phrase circulaire de Laurent Mauvignier », in La langue de Mauvignier. Une langue qui court, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2012, p. 93‑112, p. 95.

  21. Ibidem, p. 96.

  22. Hélène Crombet, « Penser le roman comme un dispositif narratif. Vers une subjectivation du lecteur », Cahiers de Narratologie. Analyse et théorie narratives, juillet 2016, p. 1‑13, p. 8.

  23. Korthals AltesLiesbeth, op. cit., p. 100.

  24. Jérôme Meizoz, « Ce que l’on fait dire au silence : posture, ethos, image d’auteur », Argumentation et Analyse du Discours, octobre 2009, p. 7.

  25. Ibidem, p. 17‑18.

  26. Dominique Rabaté, « La forme à l’épreuve. Remarques sur Ce que j’appelle oubli de Laurent Mauvignier », in Catherine Brun, Alain Schaffner, (éds.). Des écritures engagées aux écritures impliquées : littérature française (XXe-XXIe-siècles), Éds. Catherine Brun et Alain Schaffner, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2015, (« Écritures »), p. 171‑176, p. 173.

  27. Laurent Mauvignier, Ce que j’appelle oubli, Paris, Éditions de Minuit, 2011, quatrième de couverture.

  28. Korthals AltesLiesbeth, op. cit., p. 97.

  29. Jérôme Meizoz, op. cit.

  30. Laurent Mauvignier, op. cit., p. 9‑10.

  31. Dominique Rabaté, op. cit., p. 175.

  32. Korthals AltesLiesbeth, « Le tournant éthique dans la théorie littéraire : impasse ou ouverture ? », Études littéraires, Vol. 31 / 3, avril 2005, p. 39‑56, p. 52.

  33. « Entretien avec Laurent Mauvignier », in Dialogues contemporains : Pierre Bergounioux, Régine Detambel, Laurent Mauvignier, Poitiers, La Licorne, 2000, p. 97‑128, p. 109.

  34. Bruno Blanckeman, « De l’écrivain engagé à l’écrivain impliqué : figures de la responsabilité littéraire au tournant du XXIe siècle », in Catherine Brun, Alain Schaffner, (éds.). Des écritures engagées aux écritures impliquées : littérature française (XXe-XXIe-siècles), Éds. Catherine Brun et Alain Schaffner, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2015, (« Écritures »), p. 161‑169, p. 166.


Eugénie Matthey-Jonais est candidate au doctorat en littératures de langue française à l’Université de Montréal. Elle a déposé à l’été 2020 un mémoire de maîtrise s’intitulant Souverainetés du littéraire dans trois écrits de Marguerite Duras, dirigé par Catherine Mavrikakis et Marcello Vitali-Rosati. Ses recherches actuelles, dirigées par Catherine Mavrikakis, portent sur la responsabilité éthique liée à l’acte de lecture dans des textes de Marie-Claire Blais et Laurent Mauvignier.

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