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La fête comme lieu de construction identitaire

Compte rendu de Température pièce de Sophie Marcotte

Audrey-Ann Gascon, 2e cycle, Université de Montréal

Département des littératures de langue française
2104-3272
Revue Fémur

Résumé : Dans ce compte rendu, je m’intéresserai à la construction de l’identité à travers la fête dans le roman Température pièce de Sophie Marcotte. Je me pencherai d’abord sur la façon dont l’autrice met en scène les « soupers dominicaux », ces réunions familiales hebdomadaires où la narratrice se voit forcée à prendre part à un rituel pour plaire à ses parents. J’examinerai ensuite comment les fêtes adolescentes auxquelles participe la narratrice lui permettent d’explorer ses désirs et sa sexualité.


Température pièce1, c’est le récit fragmenté d’une jeune narratrice, étudiante en philosophie, et de sa relation complexe avec son amoureuse, Léa. Dans ce premier livre de Sophie Marcotte, le récit part d’une dispute entre le couple, qui agit comme tremplin pour propulser les lecteur·rice·s dans les souvenirs de la narratrice. Fragment par fragment, le texte reconstitue le passé de la protagoniste, ses relations familiales et amicales, ainsi que les blessures et les angoisses qui y sont associées. Comme un grand puzzle, chaque morceau du roman donne une nouvelle pièce d’information permettant de brosser un portrait de plus en plus clair de cette narratrice. Si le roman peut d’abord donner une impression de patchwork, c’est en prenant un peu de recul que les liens commencent à se tisser, que les fils conducteurs apparaissent et qu’on aperçoit la vue d’ensemble. Les traumas de la narratrice, habilement déployés dans le récit, dévoilent un personnage sensible, anxieux, en constante tension entre l’acceptation de soi et la honte de ses propres failles.

Les multiples aller-retours dans le temps, pigeant dans l’enfance et dans l’adolescence du personnage, révèlent des dynamiques familiales houleuses et des relations d’amitié complexes. Les lecteur·rice·s accompagnent la narratrice dans ses souvenirs, dans sa relation avec sa mère, dans l’entretien des plantes, la formation des premières amitiés à l’école primaire lorsqu’elle rencontre son ami Lucas, puis la découverte de soi à l’adolescence. Le roman est un récit de construction, voire de déconstruction identitaire, qui permet de remonter jusqu’à la racine des traumas, ancrés dans des ramifications bien plus complexes que ce qu’on croit apercevoir au départ. Ces racines, ces nœuds, se découvrent peu à peu, au fil des scènes qui se superposent et s’entrecroisent. Dans Température pièce, les traumas s’incrustent dans le corps des personnages à leur insu, s’y déploient avec lenteur, comme les plantes que la narratrice et sa mère soignent avec tant d’attention.

C’est principalement dans les scènes de réunion et de fête qu’on peut apercevoir et comprendre les dynamiques entre les personnages. Dans Température pièce, la fête agit comme un moteur narratif qui force les personnages à se rassembler et, ainsi, à exposer les failles dans leurs relations.

La fête familiale

La fête est un lieu où tisser des relations sociales, où créer une communauté. Les scènes de « souper dominical », dans le roman, servent à donner l’illusion d’un cocon familial où la narratrice pourrait se réfugier, un noyau envers lequel elle pourrait entretenir un sentiment d’appartenance. Pour la plupart de ces scènes, le chapitre commence par un simple : « Souper dominical » (TP, p. 29). Le mot « dominical » (TP, p. 61) témoigne du caractère récurrent, hebdomadaire, de cet événement familial, mais renvoie également à quelque chose qui tient du religieux, voire du sacré. On peut en effet associer l’acte de souper ensemble, de partager la nourriture, à un acte de communion. De manière rituelle, la famille se réunit chaque semaine pour manger toujours la même chose : du spaghetti et de la salade verte. Or, le geste de partager un repas, qui devrait en principe rapprocher les membres de la famille, devient plutôt un acte qui cristallise l’anxiété de la narratrice, qui l’éloigne de ses parents : « La voix de mon père s’est éteinte. Il cherche le fond de son assiette sous les spaghettis de la salade verte. […] Ma mère pose sa main sur l’avant-bras de Lucas. Un geste simple qui me semble terriblement déplacé. Ma gorge se serre. Un assèchement extrême. » (TP, p. 63) Les phrases courtes et incisives de Marcotte révèlent le malaise profond de la narratrice, particulièrement vis-à-vis l’affection de sa mère pour son meilleur ami Lucas. Alors qu’il semble faire partie de la famille depuis des années, il revêt soudainement un rôle d’intrus aux yeux de la narratrice. Les gestes banals de sa mère lui causent une angoisse se traduisant de manière physique, jusqu’au point où elle ne peut plus avaler son repas. Par ailleurs, les traumas et les angoisses se traduisent souvent par un rapport trouble à la nourriture dans l’écriture de Marcotte. Cela s’inscrit plus largement dans la difficulté de la narratrice à réellement habiter son corps. Chez Marcotte, le trauma est invasif : il s’inscrit dans le corps, s’exprime par le corps.

Pour les personnages du roman, ces scènes de réunion familiale devraient créer un sentiment de cohésion, mais elles ne parviennent qu’à mettre en lumière le dysfonctionnement de la famille. Les personnages essaient de jouer, du mieux qu’ils le peuvent, la mascarade d’une famille unie : « Mon père nous tient le même discours toutes les semaines. Il faut faire semblant de l’écouter. Après, il se taira pour la suite du repas et nous pourrons reprendre nos conversations. » (TP, p. 63) Tout ce que ces scènes finissent par montrer, c’est que ce sentiment d’appartenance est forcé, factice. La famille forme donc une communauté dysfonctionnelle, que les personnages tentent de camoufler sous le couvert de ces fêtes régulières. Ce motif de famille dysfonctionnelle, omniprésent dans la littérature québécoise contemporaine, inscrit Température pièce aux côtés d’œuvres explorant l’impossibilité à communiquer et à faire communauté, comme Va savoir de Réjean Ducharme, où la communauté formée par les habitants des chalets de la Petite Pologne est constamment reconfigurée au fil des tensions entre les personnages – qui partagent par ailleurs de nombreuses scènes de repas – ou encore La déesse des mouches à feu de Geneviève Pettersen, qui explore les relations mère-fille conflictuelles. Les personnages de ces œuvres sont incapables de communiquer sainement, et leurs relations reposent, tout comme dans Température pièce, sur des non-dits. Le noyau familial ne parvient jamais à rester soudé et est toujours menacé de se distendre, d’éclater.

Dans Température pièce, la narratrice se voit obligée de jouer un jeu pour correspondre aux attentes de ses parents. L’histoire étant racontée du point de vue de la narratrice, les lecteur·rice·s bénéficient d’un accès privilégié aux schèmes de pensée du personnage et peuvent voir à l’œuvre les mécanismes de défense de la narratrice, qui soulignent le caractère performatif de ses relations avec ses parents : « Ma mère rit et je ne sais pas pourquoi. Leur rire m’énerve. […] J’essaie d’écouter mon père, de soulager sa solitude. Mais je touche la cuisse de Léa et ça me distrait. » (TP, p. 63) Dans cet extrait, Marcotte met en scène des personnages rejouant tous les comportements qu’ils se représentent comme ceux d’une famille unie : les rires, l’écoute polie, l’entrain. Sa prose fait ressortir habilement la sincérité désarmante de sa narratrice, qui expose malgré elle les rouages de cette affection performée de manière presque mécanique, même si les efforts des personnages semblent sincères. C’est là l’une des grandes forces de l’écriture de Marcotte : sa capacité à faire cohabiter des émotions contradictoires de manière nuancée et crédible.

Les fêtes adolescentes

Le pendant opposé de ces fêtes familiales et intimes, dans le roman, est constitué des fêtes d’adolescents auxquelles assiste la narratrice lorsqu’elle fréquente l’école secondaire. Au lieu d’une scène de réunion privée, entre un noyau de gens restreint, ce sont de grandes fêtes rassemblant un cercle social élargi. Ces scènes de fêtes participent également à la construction de l’identité sexuelle de la narratrice. Agissant à titre de rite de passage, ces fêtes adolescentes sont l’occasion pour la narratrice de faire de nouvelles expériences, de tisser de nouveaux liens sociaux, de faire partie d’une autre communauté : celle de ses pairs. C’est un lieu qui lui permet de célébrer, mais aussi d’apprendre à connaître ses limites. Ces fêtes la poussent à la découverte de soi, à l’exploration de ses désirs et de sa sexualité. Dans une première scène de fête où elle danse avec le personnage de Charlie, on voit la narratrice embrasser sa sexualité et ses désirs pour ce personnage féminin : « J’enfonce mon visage dans ses cheveux. Fleurs savonneuses. J’embrasse son cou. Sel sur la langue. Je respire son corps. Effluves suris de sa transpiration. J’ai envie de faire courir mes mains sur elle. De parcourir son ventre, ses seins. » (TP, p. 65-66) Les phrases brèves, factuelles, sont pourtant chargées d’images puissantes et évocatrices, d’une grande sensualité. On saute d’un sens à l’autre, de l’odorat, au goût, de nouveau à l’odorat et puis finalement au toucher. La narratrice est dans une acceptation de soi quasi totale et dans l’exploration des sens. Elle aime tout de Charlie, autant l’abject (la transpiration), que le sensuel (son parfum floral). Cela témoigne, une fois de plus, de la tension entre beauté et laideur, entre forces et failles, qui se dégage de l’écriture juste et sensible de Marcotte.

La scène de fête suivante agit comme un renversement de la première. Là où la sexualité et le désir étaient célébrés, ils se retrouvent, dans cette scène, associés à des événements traumatiques pour la narratrice : « Les mains tremblantes, je déroule la couverture. […] Je tâte mon corps du bout des doigts. Ma vulve. Je découvre l’origine d’une étrangère. Expulsée de mon enveloppe charnelle, j’ai la peau d’une autre sur mes bras. » (TP, p. 101) Hors de son corps, la narratrice perd alors tout contact avec sa sexualité et ses désirs. Cette scène fonctionne comme pivot du roman et donne les clés de lecture nécessaires aux lecteur·rice·s pour remonter à la racine des traumas de la narratrice. Le passage déploie, d’un coup, toute la complexité de sa relation avec son amoureuse actuelle, Léa. Au lieu de se rattacher à la célébration, la fête devient alors vectrice de traumatismes fondateurs de l’identité de la narratrice.

Température pièce est un roman solidement ficelé, que les lecteur·rice·s prennent beaucoup de plaisir à décortiquer. Que ce soit lors des soupers dominicaux, où la narratrice tente de s’inscrire dans la communauté dysfonctionnelle qu’est son noyau familial, ou lors des fêtes d’adolescents auxquelles elle participe et qui lui permettent de découvrir sa sexualité, la fête revêt toujours une fonction d’exploration et de définition de soi pour la narratrice. La fête agit également comme un miroir grossissant qui montre les failles, les traumas et les anxiétés de la narratrice. Chacune de ces scènes, habilement superposées par l’autrice, permet aux lecteur·rice·s, peu à peu, de mieux comprendre la narratrice.

Les scènes de fêtes, dans le roman, amènent le lecteur·rice·s au cœur des relations familiales, amicales et amoureuses de la narratrice et permettent, à chaque fois, de donner un élément de réponse, d’esquisser un portrait toujours un peu plus précis de cette narratrice fuyante. Le roman nous invite à examiner toute la complexité des ramifications qu’un événement traumatique peut implanter, allant parfois jusqu’à s’inscrire au fondement de l’identité. L’écriture sensible de Sophie Marcotte témoigne d’un grand travail sur le traumatisme, déployé tout en nuances dans le roman. Par sa réflexion attentive sur l’inscription du trauma dans le corps, mais aussi dans le dispositif familial, elle propose, avec Température pièce, une perspective québécoise contemporaine sur la littérature post-traumatique. Elle nous montre, dans son œuvre, que le trauma est une expérience profondément solitaire, mais qui, à la fois, se vit inévitablement au contact des autres.


  1. Sophie Marcotte, Température pièce, Montréal, Les éditeurs en feu, 2020. Depuis octobre 2020, la maison d’édition se nomme « Les éditions de la maison en feu ». Désormais TP, suivi du numéro de la page.


Audrey-Ann Gascon est titulaire d’un baccalauréat en littératures de langue française de l’Université de Montréal, où elle entame également ses études de maîtrise. Elle s’intéresse, dans ses recherches, aux rapports entre l’intime et le collectif dans les récits de soi.

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