Entretien réalisé par Stéphanie Guité-Verret et Béatrice Lefebvre-Côté, directrices du dossier.
Sophie Ménard est professeure au Département des littératures de langue française à l’Université de Montréal depuis 2019. Spécialiste de la littérature française du XIXe siècle, elle est également ethnocriticienne, travaillant au confluent d’une approche poétique et anthropologique des textes littéraires. Elle a publié Émile Zola et les aveux du corps. Les savoirs du roman naturaliste (Classiques Garnier, 2014) et réalisé deux éditions critiques (La Conquête de Plassans d’Émile Zola, Classiques Garnier, 2013 et Mademoiselle Giraud, ma femme d’Adolphe Belot, Classiques Garnier, 2020). Elle est aussi membre du comité éditorial de la collection EthnocritiqueS, aux Éditions universitaires de Lorraine, et du comité de rédaction des Cahiers de littérature orale (Paris, INALCO).
Fémur (Stéphanie Guité-Verret et Béatrice Lefebvre-Côté) : Bonjour Sophie Ménard, nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation pour un entretien sur l’ethnocritique de la fête. Le sujet de ce deuxième numéro de Fémur nous semble entrer particulièrement en résonance avec vos propres travaux en ethnocritique1. Parmi eux, nous pouvons notamment penser à un article que vous avez co-signé avec Marie Scarpa sur le carnaval (2015), ainsi qu’à certains articles consacrés à l’imaginaire de la fête de Noël dans Éboueur sur échafaud d’Abdel Hafed Benotman (2015), des dons et des échanges festifs dans L’Assommoir d’Émile Zola (2015), des fiançailles chez Maupassant (2016) et de l’anniversaire dans Germinie Lacerteux des frères Goncourt (à paraître)2. Tout comme l’ethnocritique est préoccupée par les « premières fois », la revue Fémur, qui en est encore à ses débuts, souhaitait rencontrer une professeure qui, tout comme elle, est nouvellement arrivée au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal.
L’ensemble de notre entretien se déroulera en gardant en tête cette question préalable : comment penser la fête en ethnocriticienne ou encore, comment l’ethnocritique permet de penser la fête ?
D’abord, nous aimerions savoir d’où vous est venu votre intérêt littéraire et ethnologique pour les fêtes?
Sophie Ménard : Merci tout d’abord à vous de m’avoir invitée à venir discuter de ce que pourrait être une ethnocritique de la fête. L’ethnocritique de la littérature, que je pratique depuis presque dix ans, travaille à articuler une ethnologie du symbolique à une poétique des textes littéraires. J’étudie donc les emprunts, les résistances, les relations, les bricolages entre des formes culturelles locales, historiquement situées, et les œuvres. Et pour la relier au sujet de ce numéro de la revue Fémur, je vous dirais que l’ethnologie du symbolique s’intéresse aux « manières de », soit aux façons de dire, de faire, de penser qui créent du lien social. Ainsi, c’est ce matériau ethnologique pluriel – les rites, les fêtes, les us et coutumes tout comme les cultures populaires, savantes, orales, écrites, féminines, masculines, enfantines, etc. – que je fais dialoguer avec les œuvres.
Mon intérêt pour l’imaginaire culturel de la fête me vient évidemment de mes lectures ; et plus spécifiquement, celles liées au carnaval, qui a été une de mes premières entrées dans l’ethnocritique. Du côté de la littérature, les travaux de Mikhaïl Bakhtine sur la culture populaire chez Rabelais3 et le carnavalesque chez Dostoïevski4 ont été, pour moi, des incontournables : ils m’ont révélé qu’une riche et diversifiée culture festive et comique traverse les œuvres et agit sur elles. Du côté de l’ethnologie, l’essai de Marcel Mauss sur le don5 m’a aidée à penser les logiques festives, sociales et économiques des échanges symboliques et du potlatch. Les ouvrages de Daniel Fabre sur la fête en Languedoc6 et sur le carnaval comme « fête à l’envers7 » et celui d’Yvonne Verdier sur les fêtes anglaises comme « Valentine’s Day », « Guy Fawkes Day », « Midsummer Eve » dans l’œuvre de Thomas Hardy8 m’ont permis de réfléchir aux rapports que l’individu moderne entretient avec les us et coutumes. Enfin, les différents tomes du Folklore français du folkloriste Arnold Van Gennep9, ouvrages que je consulte presque chaque jour dans le cadre de mes recherches et de mes enseignements, m’ont donné accès à un monde fabuleux de traditions, fêtes, cérémonies.
Fémur : Outre vos lectures, y a-t-il d’autres rencontres qui ont stimulé votre curiosité pour les fêtes du point de vue de l’ethnocritique ?
Sophie Ménard : Du point de vue de ma formation, je pense que ma curiosité scientifique pour la fête s’est véritablement éveillée lors du séminaire « Ethnographie de la culture » que Jean-Marie Privat, fondateur de l’ethnocritique, donnait à l’Université Paul-Verlaine de Metz, en 2012, alors que j’y faisais mes recherches postdoctorales. Cette année-là, le séminaire de Privat était consacré à une analyse comparative passionnante entre le marché de Noël qui se tient annuellement à la place Saint-Louis de Metz et le récent musée Pompidou (ouvert, dans cette ville de la Lorraine, au public en 2010). Le but était de faire une observation participante. Je ne vous parlerai que du marché de Noël (mais la comparaison était fort heuristique ; les deux lieux faisant circuler des biens symboliques et contribuant à créer de l’enchantement). En défamiliarisant mon regard habituel (de consommatrice) sur le marché, je me suis mise à saisir combien Noël était une fête syncrétique, voire « paradoxale », pour reprendre le titre du livre de l’ethnologue Martyne Perrot10. Elle est en effet pétrie par des logiques religieuses (la messe de minuit, la crèche) ; des logiques profanes, soit des rites, des pratiques et des imaginaires qui ne sont pas reconnus par l’Église (le père Noël) ; des logiques symboliques (l’hospitalité, les échanges de cadeaux), etc. Et ce syncrétisme, le marché traditionnel de Noël, qui allie une dimension commerciale à une autre, symbolique, se l’approprie et l’érige en un efficace modèle d’affaires. Il est un univers économique à l’envers, une économie festive, qui nous fait croire à un monde d’autrefois, à la magie d’un pays de Cocagne. Et cela fonctionne à merveille ! On y vend de l’extraordinaire et du merveilleux ; tout comme on y retrouve les invariants culturels du christianisme : le cochon et le vin. Bref, dans cet espace-temps de l’oralité et de la corporalité, constitué de bruits, de chants, de musiques, de vertiges (les manèges, l’alcool), de régals carnavalesques, on s’extrait du quotidien et on se projette dans un passé d’antan afin de rêver à un au-delà qui nous éloignera, pour un temps éphémère, de la froide réalité de l’hiver. Festoyer ou déambuler dans des marchés de Noël traditionnels, comme ceux qu’on peut voir dans le Nord-Est de la France ou en Allemagne, c’est non seulement participer à une jeune tradition annuelle, mais aussi faire l’expérience d’une forme d’altérité magique. Toutefois, à mon avis, il est impossible d’oublier complètement que « l’atmosphère » et « l’expérience » (mots qu’apprécie le marketing) sont faussement créées pour nous inciter à consommer et à acheter des petits riens tout neufs. Notons quand même que l’achat local, artisanal, biologique que valorise le marché de Noël (et qui le distingue du centre commercial) est de plus en plus en adéquation avec un imaginaire contemporain écologiste. Le retour au terroir et à la tradition s’inscrit dans une veine de l’écologiquement acceptable.
Fémur : Maintenant que vous le soulignez, le marché de Noël, bien plus que des kiosques et des produits locaux, apparaît être un espace d’« altérité magique », qui fait consommer « merveilleusement bien ». À partir de ce même regard d’ethnocriticienne que vous posez sur le syncrétisme de Noël, quels rapports établissez-vous entre littérature et fête ?
Sophie Ménard : Je crois qu’une des questions fondamentales que pose la littérature, et plus particulièrement le roman moderne et contemporain, c’est celle du « vivre-ensemble ». Une de nos hypothèses en ethnocritique repose sur l’idée que des logiques culturelles labiles informent les textes dans leur texture, leur forme, leur structure. Parmi les faits qui organisent nos sociétés, les rites festifs prennent, sans contredit, une place importante. Du berceau à la tombe, ils règlent les trajectoires de vie. De plus, la fête produit de la sociabilité : elle est le moment d’une réaffirmation de l’identité collective et des fondements culturels de la vie sociale. Elle met en jeu et elle célèbre les rapports qui unissent l’individu à sa communauté. On comprend dès lors pourquoi elle est aussi présente dans les textes littéraires. Par exemple, dans L’Assommoir (1877), qui est un roman de Zola sur lequel j’ai beaucoup travaillé, Coupeau, le mari de Gervaise, et ses amis ivrognes revendiquent un droit à la fête en déployant des rituels inventifs de boisson, pendant lesquels les « bons zigs » rivalisent d’imagination pour affirmer leur appartenance au groupe. Ils vont faire la Saint-Lundi, qui consiste pour les ouvriers français à refuser de travailler le lundi ; ils célèbrent la sainte Touche, jour où ils touchent (et boivent) leur paie ; ils inventent leur propre calendrier folklorique ; ils proclament des rois carnavalesques : « [Mes-Bottes] venait d’être proclamé empereur des pochards et roi des cochons, pour avoir mangé une salade de hannetons vivants et mordu dans un chat crevé.11 » Bref, les rites des buveurs sont vivants, ils fabriquent du sens et du lien ; et, dans l’imaginaire social du roman zolien, l’acte ritualisé du boire et de la gouaille pocharde donne accès au pouvoir des mots, de la solidarité et de la communication. La fête est ici la ruse des dominés, qui résistent à l’oppression du monde du travail.
Fémur : C’est donc toute la dimension sociale de la fête à l’œuvre dans les textes que l’ethnocritique étudie. En plus de cette sociabilité festive dans le roman, y a-t-il d’autres aspects de la fête qui vous intéressent ?
Sophie Ménard : En fait, la fête peut avoir de multiples sens (sociaux, mais aussi temporels, spatiaux, etc.) dans un texte littéraire : je dirais qu’elle génère des « effets de culture », pour reprendre un concept ethnocritique, c’est-à-dire qu’elle renvoie, dans un contexte culturel et historique précis, à un ensemble de pratiques, d’us et de coutumes. Fêter un anniversaire au XIXe siècle n’a pas la même signification qu’aujourd’hui : la fête soulignant la naissance d’un individu est un rite qui a été inventé récemment ; avant on célébrait les personnes le jour de leur fête patronale, soit, pour moi, le 25 mai, jour de la Sainte-Sophie. Cela dit, on donnait souvent à l’enfant le nom du saint correspondant au jour de sa naissance. C’est le cas de Gervaise Macquart, l’héroïne de Zola dans L’Assommoir, dont le célèbre anniversaire, qui occupe un chapitre important du roman, où le potlatch festif fait basculer le destin de l’héroïne dans la débauche et les dettes, est fêté le 19 juin, jour de la Saint-Gervais. À l’époque de Zola, c’est un système culturel connu et généralisé ; or, le lecteur ou la lectrice d’aujourd’hui a perdu contact avec ce savoir (c’est mon travail de le contextualiser et de le resémantiser).
Outre sa dimension historique et sociale, je conçois la fête textualisée comme un marqueur de temps : selon sa nature, elle peut faire partie d’une séquence cyclique (la fête calendaire est répétée chaque année : Noël, le jour de l’An, la fête des Rois, le Carnaval, etc.) et/ou linéaire (elle marque le passage des années : la première communion, le mariage, etc.). On peut aussi songer dans des textes plus contemporains à toutes les fêtes familiales, amicales et professionnelles (bref, les fêtes ordinaires) qui forment une nouvelle tresse calendaire : c’est en orchestrant son propre calendrier festif que le sujet moderne accomplit ses rites et ses initiations. Et la présence et les occurrences festives dans un texte ne sont pas de simples « effets de réel », pittoresques ou folkloriques. L’ethnocritique les prend au sérieux : elle va les lire comme des éléments structurants qui organisent les temporalités et la socialité romanesques. C’est bien souvent sur une ethno-chronologie des rites et des fêtes que se construisent certains romans, notamment les romans de mœurs comme Madame Bovary12, qui véhiculent un ensemble de pratiques périodiques, cycliques, festives, saisonnières, générationnelles propres à la vie collective et individuelle.
Pour bien faire, il faudrait distinguer la fête du rite, mais, pour le dire vite, les rites mentionnés s’accompagnent presque toujours d’une dimension festive. De façon générale, il me semble que les trajectoires de vie de plusieurs personnages gagnent à être lues comme la succession de séquences biographiques qui mettent en jeu des pratiques rituelles et que les lecteurs et lectrices gagnent à cerner les imaginaires culturels et festifs qui travaillent les récits.
Fémur : Bien que plusieurs rites, tels le baptême, la noce, la pendaison de crémaillère ou la fête de retraite annoncent joie et prospérité, est-il possible de dire que la fête n’est pas toujours festive ?
Sophie Ménard : Oui, je dirais que les fêtes ne sont en effet pas toujours joyeuses. Trois fêtes noires, parmi d’autres, me viennent en tête : les fêtes solennelles des Morts, de la Toussaint ou du jour du Souvenir célèbrent la mémoire des défunts. Selon Claude Gaignebet, c’est un processus de circulation des âmes qui a conféré traditionnellement au calendrier festif sa dynamique et ses rythmes singuliers13. Guillaume Drouet, dans sa lecture ethnocritique des Misérables d’Hugo, a inventé la notion de « chronothanatope » pour parler, dans la littérature, de ces espaces-temps qui favorisent le passage des morts : la nuit de Noël dans le grand roman d’Hugo serait un de ces chronothanatopes. Elle génère l’irruption de l’altérité dans la monotonie des jours, et elle est une période liminaire, où les frontières anthropologiques entre les vivants et les morts, entre le féminin et le masculin, entre le visible et l’invisible sont poreuses.
Un texte que j’adore est Le Père Noël supplicié de Claude Lévi-Strauss dans lequel le célèbre anthropologue décrypte, dans les rites et croyances liés aux deux fêtes de la noirceur que sont l’Halloween et Noël, « derrière l’opposition entre enfants et adultes, une opposition plus profonde entre morts et vivants14 ». Étant des non-initiés, encore imparfaitement incorporés au groupe social et familial, les enfants personnifient, lors de ce cycle calendaire festif, les morts. Cette altérité enfantine qui prend l’image de la mort se saisit peut-être mieux pour nous aujourd’hui pendant l’Halloween où, déguisés en squelettes, morts-vivants, monstres, fantômes, les enfants courent les rues la nuit (c’est un monde à l’envers). En apportant des offrandes aux enfants qui les exigent, les adultes apaisent les défunts, qui, comblés de bonbons à l’Halloween et à la Saint-Nicolas, de cadeaux à Noël et d’étrennes au jour de l’An, quittent, reconnaissants, l’univers des vivants, jusqu’à l’automne suivant. Joie enfantine et crainte du retour des morts s’allient dans ce cycle calendaire où les nuits se font de plus en plus longues.
Fémur : À la fête correspondrait donc aussi un imaginaire plus sombre, que vous exprimez bien par l’expression de « fête noire ». Cela fait écho, il nous semble, à l’idée de « ratage » dont vous parlez souvent dans vos travaux, pour décrire le phénomène d’un rite raté : comment s’observe le « ratage » lors de la fête et comment le comprendre ?
Sophie Ménard : Je crois que la littérature raconte bien souvent des rites et fêtes qui tournent mal, voire des déficits de la socialisation. Les bons rites ne font pas les bons romans, eux qui aiment davantage le désordre symbolique. Le projet de recherche que je mène en ce moment porte sur les récits de malheur(s) au XIXe siècle et repose sur cette idée, empruntée à l’ethnologue Yvonne Verdier, que le malheur sanctionne les failles dans le vivre-ensemble, notamment dans les rites. Je vous donne un court exemple : dans la nouvelle La Vénus d’Ille de Mérimée (1837), il me semble qu’on peut établir un lien direct entre les nombreux ratés par rapport à la norme coutumière du mariage et la mort, lors de la nuit de noces, de l’époux. Un des scripts culturels non respectés est que la mariée est en deuil : ce mariage endeuillé ne devrait point avoir « de fête » ni « de bal » (le texte le répète à deux reprises). Or, célébration, danse, plaisanteries grivoises, alcool il y aura. Toutes ces frasques festives placent le mariage sous un mauvais augure, ce qui sera confirmé par une série de malheurs allant de la mort de l’époux jusqu’aux vignes du village qui gèleront.
Fémur : Parmi les exemples de fêtes qui créent du désordre en littérature, il est possible de penser au carnaval qui, tout en offrant une soupape à la société, porte en lui-même un aspect subversif. Comment l’ethnocritique travaille-t-elle avec les études de Bakhtine sur le carnavalesque ?
Sophie Ménard : Oui, le carnaval est un bon exemple, c’est une « fête à l’envers » pour reprendre le titre du livre de Daniel Fabre15 ; soit une fête qui inverse les rapports de pouvoir et l’ordonnancement social : les fous se prennent pour des rois, les hommes se déguisent en femmes, le privé se publicise, le familier devient étranger, etc. C’est un désordre ritualisé, pourrait-on dire.
Quant à Bakhtine, il est en quelque sorte la figure tutélaire de l’ethnocritique. Comme je le mentionnais plus tôt, ses travaux sur le carnavalesque ont été essentiels à notre compréhension des relations unissant la littérature et une culture populaire, comique, festive. Celle-ci, faite de rires, de la valorisation du bas matériel et corporel, d’une perception carnavalesque, coexiste avec une culture sérieuse, monologique, légitime. De nombreux travaux ethnocritiques ont tiré parti de la réflexion heuristique de Bakhtine sur le carnavalesque, dont le livre important de Marie Scarpa, Le Carnaval des Halles16. Dans « La Carnavalisation littéraire : de Bakhtine à l’ethnocritique17 », un des articles les plus complets sur le sujet, cette ethnocriticienne, spécialiste de ces questions, explique tout ce que l’ethnocritique doit à Bakhtine (le dialogisme, la polyphonie, etc.). L’ethnocritique ne cherche pas à reconduire, en les appliquant à d’autres corpus, les apports théoriques de Bakhtine sur le carnavalesque. Elle tente de prolonger les hypothèses bakhtiniennes en ancrant la fête rituelle dans « la logique des configurations socio-historiques » pour ensuite étudier « son “buissonnement symbolique” à l’œuvre dans l’œuvre18 ». Pour l’expliquer rapidement, il s’agit pour nous d’opérer une conjonction entre l’idée d’une perception carnavalesque du monde et les travaux des ethnologues (Van Gennep, Gaignebet, Fabre) sur le cycle Carnaval-Carême-Pâques, soit de penser le Carnaval dans un cycle calendaire et festif plus large que celui pris en compte par le penseur russe. C’est le continuum anthropologique (Bakhtine dirait « la dialogisation ») entre des logiques carnavalesques et des logiques quadragésimales (quadragesima d’où s’origine le mot « carême »), et leur réécriture, qui intéressent l’ethnocritique.
Fémur : Comme vous le dites, la perception carnavalesque, les rires et les excès cohabitent avec une culture monologique et légitime. Est-ce qu’une telle coexistence du rire et du sérieux se retrouve dans la vie des ethnocriticiens ? Peut-on encore fêter avec insouciance lorsque l’on adopte le regard de l’ethnocritique ?
Sophie Ménard : Il est vrai que je regarde les rites festifs différemment. Comme tout le monde, je fais la fête avec mes ami.e.s, mes proches, ma famille ; et, bien évidemment, je laisse alors tomber le masque de l’ethnocriticienne et de la professeure d’université. Je ne me questionne pas sur les sens de la pratique festive : je la vis. Précisément, l’authenticité de la fête ou du rite repose sur l’ignorance de son sens. C’est ce que dit Yvonne Verdier lorsqu’elle écrit que « l’intérêt véritable de la coutume est ignoré des participants19 ». Et c’est le propre d’une culture vivante de ne pas respecter à la lettre l’ordre rituel, d’en revisiter et d’en réinventer les formes. Je me rappelle avoir assisté à un mariage d’une lointaine cousine en Outaouais où, pendant la fête, on avait demandé à tous les célibataires (hommes et femmes de plus de 25 ans) d’enlever leurs chaussures et de danser sur scène. C’était un des moments les plus festifs et comiques du rituel matrimonial (peut-être moins pour ceux et celles qui dansaient en bas et dont la famille se moquait !). Surprise de ce rite que je ne connaissais pas, j’avais interrogé certaines des personnes plus âgées du groupe afin de comprendre le sens de cette danse. Or, personne n’avait de réponse à mes questions, qui d’ailleurs leur apparaissaient bien curieuses. Pour elles, la réalisation du geste rituel allait de soi : on faisait cette danse, car on l’avait toujours exécutée.
Évidemment, pour répondre à votre question, je peux difficilement m’empêcher d’adopter un regard savant lorsque j’observe (de plus loin) des pratiques festives. Concernant cette danse sans souliers, je m’étais dit à l’époque qu’on conviait tous ceux et celles qui précisément n’avaient pas trouvé chaussure à leur pied (les vieilles filles et les vieux garçons). J’ai été ravie de voir publier quelques années plus tard un essai de l’ethnologue québécois Jean-Pierre Pichette portant sur ce rituel matrimonial des Franco-Ontariens qu’il a appelé « La danse de l’aîné célibataire20 ».
Par ailleurs, il est plaisant d’assister et de participer pour la première fois à une fête qu’on ne connait que dans les livres. Pour ma part, cela m’est arrivé à Metz, lors du défilé de la Saint-Nicolas, le 6 décembre, qui n’est pas vraiment une fête qu’on célèbre au Québec. De voir saint Nicolas et le père Fouettard lancer des bonbons aux enfants dans la foule m’a touchée, comme si tout d’un coup la culture lue devenait vivante.
Fémur : En terminant, si vous aviez une fête à choisir de célébrer, quelle serait-elle ?
Sophie Ménard : Si je regarde différemment les manières de faire la fête depuis que je pratique l’ethnocritique, mon champ d’expertise me donne aussi l’envie de faire un vrai carnaval français, comme celui de Dunkerque et de me mêler à la foule en liesse. Ou mieux, j’aimerais faire la Mi-Carême à L’Isle-aux-Grues, qui est au Québec un des derniers carnavals traditionnels encore vivants. Sans être nostalgique, je trouve que la tournée de Mi-Carême à l’Isle-aux-Coudres dans Pour la suite du monde21 de Pierre Perrault est une des plus belles scènes de cinéma ethnographique. Je voudrais bien participer, une fois, à cette immersion costumée et festive et me transformer en Mi-Carême. En même temps, je sais qu’aujourd’hui ce serait impossible, pour moi, de vivre pleinement la fête, car pour faire totalement son expérience, il faut appartenir au groupe d’interconnaissance : le but de la fête carnavalesque est de se déguiser, et d’aller boire des coups et danser chez les voisins sans qu’ils ne vous reconnaissent. C’est ce que Perrault dit magnifiquement : « L’homme dans un village est intimement prisonnier de son visage. Souvent, il rêve d’un autre visage qui lui permettrait de se démontrer, de surprendre, d’étonner. C’est pourquoi on a imaginé la Mi-Carême. Chacun cherche à découvrir l’homme libéré qui se cache derrière un masque.22 » La fête est une affaire ici de proches : la famille, les voisins, le village où tout le monde se connait de génération en génération. Dès lors, je ne pourrais qu’adopter la « posture » ethnologique et savante de l’observation participante, soit intégrer un groupe et participer avec lui à ses rites en tant qu’étrangère, ce qui me plaît du point de vue intellectuel ; mais cette posture m’éloignerait tout de même de l’authenticité carnavalesque et festive où il s’agit de faire l’expérience de la liberté, du désordre, du renversement, du dérèglement, de la folie, du relâchement.
Fémur : Merci Sophie Ménard d’avoir accepté de réfléchir pour la revue Fémur aux liens passionnants qui unissent l’ethnocritique, la littérature et la fête. Il ne nous reste plus qu’à vous souhaiter d’avoir l’occasion de célébrer à nouveau avec vos proches, avec ou sans souliers, avec ou sans regard ethnocriticien !
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