Béatrice Lefebvre-Côté, 3e cycle, Université de Montréal
Résumé : Marqueurs de chaque décennie, les repas de fête structurent et scandent Les années (2008) d’Annie Ernaux, témoignant de l’évolution des conversations et de la perpétuation du rituel des repas familiaux. À partir de ces scènes de repas étudiées en ordre chronologique, cet article se propose d’étudier comment, derrière un discours objectif sur la fête comme rituel, la narration met en scène l’évolution de sa propre place autour de la table et au sein du récit. Cette mutation dans les rôles à table, qui relève en partie de l’avancée dans les âges de la vie, permettra de réfléchir à la posture énonciative de la narration qui, au fur et à mesure que les rites se transforment, déplace son regard d’une perspective plus objective et collective des repas à une approche plus intime.
Marqueurs de chaque décennie, les repas de fête structurent et scandent Les années1 d’Annie Ernaux, surgissant de façon régulière – une trentaine de pages sépare chacun d’entre eux – et témoignant de l’évolution des conversations et de la perpétuation du rituel des repas familiaux. Dans cette « autobiographie impersonnelle » (A, p. 240) que l’auteure dresse des années 1940 au début des années 2000, les scènes de repas sont attribuées à une narration au « on » et au « nous », qui met à distance l’expérience personnelle de l’auteure pour la « fondre dans une totalité indistincte » (A, p.238). Cette recherche du collectif s’incarne dans différents regards jetés à partir de la seconde moitié du XXe siècle, où les points de vue historique, sociologique et ethnologique s’interchangent et se complètent. Alors que la relation d’Annie Ernaux à l’histoire et à la sociologie s’est déclarée ouvertement depuis Une femme (1987), par sa volonté d’écrire « quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire2 », celle qui la noue à l’ethnologie s’est développée par petites touches successives, de La honte, où elle se fait « ethnologue [d’elle]-même3 », aux Années. Ainsi, les scènes de repas de fête, colonne vertébrale du livre, donnent à voir un regard ethnologique, attentif à la perpétuation et à l’évolution de rituels et aux différents rôles que les individus sont appelés à jouer en groupe. Non seulement ces scènes témoignent du passage du temps au fil de la seconde moitié du XXe siècle, mais elles condensent les événements historiques, les discours sociaux et les biens de consommation du moment4. Elles apparaissent comme des ponctions au milieu des décennies, prélevant l’état de la « transmission orale de la mémoire familiale5 » comme le remarque Jérôme Meizoz. Si le repas est un lieu traditionnel de transmission, il est également un moment de transformation, que la succession des scènes dans Les années expose par leurs différences entre elles. Dans ces scènes de repas, étudiées en ordre chronologique, il s’agira d’observer comment, derrière un discours objectif sur la fête comme rituel, la narration met en scène l’évolution de sa propre place autour de la table et au sein du récit. Cette mutation dans les rôles à table, qui relève en partie de l’avancée dans les âges de la vie, permettra de réfléchir à la posture énonciative de la narration qui, au fur et à mesure que les rites se transforment, déplace son regard d’une perspective plus objective et collective des repas à une approche plus intime.
1. Une distance ambiguë
D’entrée de jeu, un décalage s’observe entre la narration au « on » et au « nous » et le regard scientifique adopté pour décrire les repas de fête en termes de rites. Par son attention aux rituels et aux rôles qu’ils attribuent dans une famille, la narration touche au domaine d’études des ethnologues, dont l’interrogation « centrale est celle de savoir comment faire société : comment se construisent et se disent des manières d’être ensemble6 ? ». Définie comme une « science de l’altérité, une science de l’autre – des autres7 », l’ethnologie impose une distance qui ne concorde pas avec la focalisation interne qu’impliquent les pronoms « on » et « nous ». L’ethnologie se distingue encore davantage de l’entreprise autobiographique, qui développe plutôt « une réflexion critique sur la genèse du sujet, sur son identité, sur sa précarité, sur ses mutations8 ». Les pronoms « on » et « nous » renvoient ainsi à un sujet collectif, auquel appartient la narration, et non à une société extérieure. Comme le souligne Emmanuel Bouju à propos du système des pronoms dans Les années, le « “on” […] n’est pas un impersonnel neutre, c’est un collectif qui assure la continuité entre ces divers arrêts sur mémoire9 ». Quant au pronom « nous », il est, d’après Émile Benveniste, « un “je” dilaté au-delà de la personne stricte, à la fois accru et de contours vagues10 », qui « annexe au “je” une globalité indistincte d’autres personnes11 ». Ces deux voix s’expriment de l’intérieur de la collectivité qu’elles décrivent, à partir d’une subjectivité qui ne correspond pas à l’altérité recherchée par l’ethnologue. Pour autant, le « on » et le « nous » ne peuvent être assimilés à une seule personne, qui serait une seule narratrice. Le projet d’« autobiographie impersonnelle » (A, p. 240), décrit à la fin des Années, témoigne d’une volonté de rompre le lien entre la narration et une personne biographique. Cette rupture s’exprime dans l’éclatement des voix entre le « on », le « nous » et le « elle »12. Dans les scènes de repas de fête, l’emploi des pronoms « on » et « nous » joue avec cette ambiguïté de la distance : sans être liés à une personne singulière, les pronoms relèvent d’une voix de l’intérieur de la situation décrite, contraire au recul objectif revendiqué par l’ethnologie13.
Si la distance fait défaut, la manière de décrire les repas de fête comme un « rite » (A, p. 116 ; 191 ; 137 ; 232) et de les penser par rapport à une organisation familiale répond pourtant bel et bien aux idées développées en premier lieu par les ethnologues. La narration ne superpose pas pour autant une grille d’analyse ethnologique aux scènes de repas. Elle emprunte le regard de l’ethnologue pour effectuer un pas de côté par rapport à son expérience personnelle. Pour les ethnologues comme pour les sociologues qui ont repris le terme, le rite « apparaît répétitif dans ses occasions, ses contenus, et relativement invariable dans ses formes, une erreur, une omission ou une variante dans la série des opérations suffisant, aux yeux des acteurs et selon les remarques des ethnographes, à en expliquer les échecs14 ». Répétitif dans sa forme, le rite implique cependant une transformation pour celui qui le vit : « Dans son acception anthropologique, le rite est un ensemble d’actes destinés à assurer une transformation15. » La narration des Années s’inscrit donc dans cette tension entre une observation à distance des repas, attentif aux répétitions et aux entorses à la tradition, et une expérience intime, qui constate, de fois en fois, que son rôle change autour de la table.
2. En périphérie de l’âge adulte, ou l’enfance de la mémoire
Avec la première scène de repas, celle des « jours de fête après la guerre » (A, p. 22), la narration décrit la position sociale périphérique des enfants, à qui les parents parfois « oubliaient de […] répondre » (A, p. 22), trop préoccupés par « le temps où l’on [les enfants] n’était pas, où l’on ne sera jamais, le temps d’avant » (A, p. 22-23). Cette première scène de repas sert de modèle, de version originale d’un rite sur lequel la narration au « on/nous » ne peut agir en raison de son jeune âge, mais qu’elle pourra transmettre et transformer au fil des décennies. Le déroulé de la seconde moitié du XXe siècle concorde avec une traversée des âges de la vie, où chaque moment de fête concrétise le passage d’un rôle à un autre au sein du cercle familial.
L’attention de la narration se porte tout d’abord sur les enfants, assignés au rôle d’apprentis face au savoir commun de la Seconde Guerre mondiale, raconté par le « ils » vague des adultes. Même si les enfants « n’écout[ent] pas et se dépêch[ent] de quitter la table » (A, p. 25), ils s’imprègnent des récits de leurs aînés et de « ce temps non vécu ils garderaient le regret tenace » (A, p. 25). Tout en gravitant à l’extérieur des conversations des adultes, les enfants se font le réceptacle d’une mémoire qui est à son tour transmise dans Les années. Leur place à table les positionne d’emblée dans un récit historique plus large et fait du repas de fête le « moment privilégié où l’enfant se situe dans le monde familial et dans l’Histoire16 », comme le souligne Annie Ernaux en entretien. À propos de cette première scène de repas, Barbara Havercroft remarque que « le “on” et le “nous” y ont une valeur référentielle analogue, celle du “nous” exclusif (“moi” et “eux”), renvoyant à Ernaux et à d’autres enfants de sa génération17 ». La division du discours, entre le « ils » qui parle et le « on/nous » qui écoute, participe à un « système de transmission de savoir18 » :
Les composantes de la transmission narrative – ici, les oscillations et la pluralité grammaticale – servent donc de support d’une transmission plus globale, un legs communiqué à la fois sur le plan intratextuel aux enfants destinataires et sur le plan extratextuel aux lectrices et aux lecteurs qui reçoivent tout un ensemble de faits et d’impressions sur la France et sur le monde des années 1940 à nos jours19.
Cette mémoire n’est toutefois pas celle des événements de la guerre, mais celle de la manière de les narrer, dans un ordre figé, presque rituel20, qui commence par les éléments anecdotiques chronologiques, de l’ordre des « bicyclettes et […] carrioles sur les routes à la Débâcle » (A, p. 23) aux « Boches en fuite traversant la Seine à Caudebec sur des chevaux crevés » (A, p. 23). Selon un déroulement répété maintes fois, les adultes « embray[ent] » (A, p. 24) avec la Première Guerre mondiale, puis « remont[ent] en des temps où eux-mêmes n’étaient pas encore, la guerre de Crimée, celle de 70 » (A, p. 25). « Pour finir » (A, p. 25), ils entonnent des chants patriotiques. C’est donc une façon de se remémorer le passé que la narration reprend, tout en exposant les zones d’ombre de cette chorégraphie mémorielle.
Alors que les enfants deviennent adolescents, « [à] la moitié des années cinquante » (A, p. 59), ils se retrouvent au seuil de la vie adulte, mais « ne se sent[ent] pas encore prêts à entrer de plein droit dans la conversation générale » (A, p. 59). Certains produits qui leur étaient jusqu’alors interdits – « le vin, les liqueurs et les cigarettes blondes autorisées au dessert » (A, p. 59) –, les sortent de la position périphérique de l’enfance et « marqu[ent] le début de leur intronisation dans le cercle des adultes » (A, p. 59). Le point de vue de la narration se déplace au moment même où le rituel des repas subit sa propre transformation. Dans les conversations, le souvenir de la guerre est moins vif, puisque même si la guerre « fini[t] par revenir sur le tapis » (A, p. 59), l’époque est tournée vers l’avenir : « [q]uelque chose s’en était allé avec des grands-parents décédés qui avaient connu les deux guerres, les enfants qui poussent, la reconstruction achevée des villes, le progrès et les meubles à tempérament » (A, p. 60). Au sein de cette énumération, le vieillissement normal des individus se couple à l’histoire spécifique des années d’après-guerre (« la reconstruction achevée des villes ») et aux changements de la vie matérielle (« les meubles à tempérament »). Le repas de fête tient à la fois du rite, avec l’idée d’« intronisation », voire d’initiation dans un cercle, et de marqueur des changements sociaux d’une époque. Le regard de l’ethnologue ne peut alors être pris séparément de celui d’une sociologue, attentive à l’amélioration de la vie matérielle, et celui d’une historienne, préoccupée par la perception collective du passé21.
Les rites ne sont pas les seuls à évoluer. Les adolescents changent de façon à non seulement progresser dans les âges de la vie, mais à se distancier de leur monde d’origine. Si au milieu des années cinquante, ils « répugn[ent] farouchement à dévoiler des goûts musicaux [que les adultes] ne pouvaient comprendre » (A, p. 61), la moitié des années soixante marque le déplacement social de ces adolescents devenus jeunes adultes. Ainsi, le décalage entre les parents et leurs enfants ne se situe plus dans les goûts, mais dans une manière d’être et de concevoir l’avenir qui est désormais étrangère au reste de la famille :
[L’]on renonçait à leur parler de nous, de nos cours, veillait à ne les contredire en rien, comme si déclarer qu’on n’était pas sûr d’avoir plus tard une bonne situation, ni d’être dans l’enseignement, allait faire s’effondrer leurs croyances, leur paraître une insulte et les faire douter de nos capacités (A, p. 85).
Renoncer au doute et préserver les apparences, voilà peut-être ce qui assure la transformation d’habitudes individuelles en traditions familiales. De la même manière, la phrase de fin de repas « encore un que les Boches n’auront pas » (A, p. 86) devient une « simple citation » (A, p. 86) au milieu des années soixante, alors qu’aux décennies précédentes, elle conservait encore son sens littéral.
3. L’entre-deux générations, ou l’effacement du passé
Au tournant des années soixante-dix, le rituel des repas se voit momentanément remis en question. Devenus eux-mêmes adultes et même, déjà parents, les jeunes d’hier s’affranchissent de l’influence exclusive de leurs propres parents et s’ouvrent sur de nouveaux modèles de repas. La nouveauté arrive par la « fondue bourguignonne – dont on avait trouvé la recette dans Elle – » (A, p. 96), loin des conversations habituelles sur « la meilleure façon d’apprêter le lapin » (A, p. 85) ou encore, par la présence de convives sans liens de parenté. Elle ne paraît pas choisie pour ce qu’elle apporte de mieux ou de différent, mais pour le contrepoids qu’elle offre face aux rituels figés : « Se retrouver ce soir d’été entre individus sans liens, loin des repas familiaux et des rites dont nous avions la détestation donnait le sentiment exaltant de s’ouvrir à la diversité du monde. On se sentait redevenus adolescents » (A, p. 116). Si la narration associe l’exaltation à la jeunesse, ce retour à l’adolescence semble également lié à la prise de distance face aux rites familiaux. Alors que plus jeune, le « on » souhaitait être introduit au cercle des plus vieux, les nouveaux adultes envient la position périphérique de l’adolescent, à qui on ne demande rien et qui lui-même n’attend rien des traditions. Au début des années soixante-dix, le repas de fête perd provisoirement son rôle de marqueur social et de témoin des âges de la vie, pour être l’incarnation d’un « style de vie dont on s’était offert toute la soirée à nous-mêmes le spectacle » (A, p. 116).
Une fois le spectacle et l’exaltation passés, la narration constate à la fin des années soixante-dix que la « tradition [des repas de fête] se maintenait malgré la dispersion géographique des uns et des autres » (A, p. 134). Le véritable changement réside alors dans le passé qui disparaît de la conversation : « la mémoire raccourcissait » (A, p. 134) et « [l’]égrènement des souvenirs de la guerre et de l’Occupation s’était tari » (A, p. 135), observe la narration. Contrairement à la scène de repas initiale, ce n’est plus le « ils » vague des adultes qui assure la transmission d’un savoir, mais le « on », qui renvoie à la voix narrative ernalienne et aux membres de sa génération. Le changement de pronom souligne également le nouveau rôle de la voix narrative dans les repas et le passage d’une « détestation » (A, p. 116) du rite à la « douceur lasse d’une tradition accomplie » (A, p. 136) :
Et nous, à l’orée de la décennie quatre-vingt, où nous atteindrions les quarante ans, dans la douceur lasse d’une tradition accomplie, […] on était saisis fugitivement par l’étrangeté de la répétition d’un rite où l’on occupait maintenant la place du milieu entre deux générations. Un vertige de l’immuable, comme si rien n’avait bougé dans la société (A, p. 136-137).
Le « vertige de l’immuable » du rite succède étrangement au sentiment que le « lien avec le passé s’estompait » (A, p. 135), comme si en s’estompant, le passé n’avait laissé comme trace qu’une impression d’immuabilité. Par ce double constat de la perte de mémoire du passé et de « l’étrangeté de la répétition » (A, p. 137), la narration pose en fait la question de la perception du présent. En l’absence d’un sentiment d’historicité, le rituel ancien du repas de fête semble avoir toujours été « présent ». Alors que la narration se fait attentive à ce qui change entre chaque décennie en termes d’objets de consommation, de discours social et de rapport aux évènements historiques, la scène de repas donne l’impression d’être figée dans le temps, « comme si rien n’avait bougé dans la société » (A, p. 137).
Si les scènes de repas ont constitué jusqu’à présent le cœur de la présentation de la voix narrative en ethnologue, cette scène de l’« entre deux générations », à la moitié du livre, montre également un autre ethos, entendu comme l’« image de soi que l’orateur [ou l’énonciateur] construit dans son discours22 », qui traverse l’ensemble des Années, celui de l’historienne. Car si Annie Ernaux pose « des questions d’histoire, pour l’histoire23 » tel que le relève Judith Lyon-Caen, elle le fait à partir d’un « territoire inaccessible au travail ordinaire de l’historien24 », celui des « modes de constitution et de présence des “contextes” dans les vies singulières, [de] l’interrogation sur les modalités socialement et historiquement variables du souvenir, [et des] métamorphoses des figures du passé dans le présent de la vie sociale25 ».
Or, ces « questions d’histoire » ne restent pas sans réponse dans Les années. Elles donnent naissance à des réflexions qui s’apparentent à la pensée de l’historien François Hartog. Ainsi, lorsque dans la scène de repas de la fin des années soixante-dix, la narration constate que « [le] temps des enfants remplaçait le temps des morts » (A, p. 136), elle rappelle une conclusion similaire de François Hartog, à propos du souci du présent : « Les morts n’ont plus leur place, voire plus de place. La mort ne tardera pas à devenir obscène26. » La voix narrative des Années poursuit même sa réflexion quelques pages plus loin, lorsqu’elle énonce, à la décennie quatre-vingt, qu’« [il] fallait que la merde et les morts soient invisibles » (A, p. 153), comme si elles relevaient de la même obscénité. Elle souligne du même coup le changement survenu depuis les années 1940, où « [on] vivait dans la proximité de la merde » (A, p. 39). À propos des années quatre-vingt, la narration relève que « [la] généalogie s’emparait des gens » (A, p. 152) pour décrire le besoin soudain de « “se ressourcer” » (A, p. 152) et l’« exigence des “racines” » (A,“ p. 152), comme pour pallier l’évanouissement progressif du passé constaté à la décennie précédente. Une fois encore, François Hartog dresse un portrait similaire pour comprendre la nouvelle relation que le présent entretient avec le passé : « Vers le milieu des années soixante-dix, une autre faille se fit jour. Ce présent, déjà inquiet, se découvrit en quête de racines et d’identité, soucieux de mémoire et de généalogie (on sait la place prise par les recherches généalogiques aux Archives)27 ».
Ces exemples, certes anecdotiques, n’illustrent pas qu’une curieuse proximité de vocabulaire. Ils montrent des observations similaires, enjointes à la même explication : le rapport distendu au présent trouble la relation au passé, au point de le rendre tantôt invisible – « le temps des enfants remplaçait le temps des morts » (A, p. 136) –, tantôt hyper-visible – « [de] tous côtés montait l’exigence des “racines” » (A, p. 152) –, sans possibilité d’entre-deux. Par ces références aux discours historiques, ethnologiques et autobiographiques, la narration montre moins sa maîtrise de ces disciplines que la pluralité de son regard. Ni historienne, ni ethnologue, ni tout à fait autobiographe, elle se situe à la croisée de ces approches, dans une position qui, tout en la distinguant, participe de son ambition de dire une époque dans sa totalité.
4. Des « expériences communes sans trace consciente », ou l’ethnologie du collectif
À partir du milieu des années 1990, la voix narrative n’observe plus seulement que les « références au passé se raréfiaient » (A, p. 151), mais constate plutôt que « le passé indifférait » (A, p. 189). Pourtant, la narration ne prétend plus, comme au milieu des années quatre-vingt, que les adultes de sa génération sont les « contemporains […] de [leurs] enfants » (A, p. 151). S’ils se refusent à transmettre une mémoire du passé, contrairement à leurs parents et à leurs grands-parents avant eux, ils se reconnaissent tout de même un rôle d’éducation et de perpétuation de connaissances, surtout en matière de nourriture :
[On] avait réussi à réunir un dimanche midi les enfants bientôt trentenaires […] autour d’un gigot d’agneau – ou de tout autre plat dont, faute de temps, d’argent ou de savoir-faire, on savait qu’ils ne mangeaient pas hors de chez nous – et d’un saint-julien ou d’un chassagne-montrachet – pour éduquer le goût de ces buveurs de Coca-Cola et de bière (A, p. 189).
Les savoirs de la table deviennent ce qui perdure au fil du passage des générations et des âges de la vie. Au contraire des connaissances sur la guerre, l’éducation gustative n’obéit pas à un « devoir de mémoire » – la voix narrative associe plutôt cette expression à une « obligation civique, le signe d’une conscience juste, un nouveau patriotisme » (A, p. 151) – ni à un respect des traditions. Elle est le marqueur d’une différence d’âge et de statut, entre ceux qui disposent de « temps, d’argent ou de savoir-faire » et les autres. Chacune des scènes de repas précédentes peut ainsi apparaître comme la recherche d’une place dans l’équilibre familial. La perte graduelle de mémoire du passé va alors de pair avec l’affranchissement de certaines coutumes qui pèsent sur la nouvelle génération : celle des chants patriotiques, disparue dès les années cinquante ; celle de l’évocation de la « guerre, d’Auschwitz et les camps, [et] les événements d’Algérie, affaire classée » (A, p. 116), depuis les années soixante-dix ; celle du souvenir des morts, évanouie depuis les années quatre-vingt. La voix narrative se retrouve dans une position de médiatrice d’une tradition, dont le maintien relève d’une « réussi[te] » (A, p. 189) et procure une « satisfaction de nourricière occasionnelle » (A p. 190) :
[Nous] éprouvions la douceur d’un rite qui nous avait tant pesé, au point d’avoir voulu le fuir définitivement – dont, par-delà la rupture conjugale, les décès des grands-parents, l’éloignement général, on assurait la continuité avec une nappe blanche, l’argenterie et une pièce de viande, en ce dimanche de printemps 95 » (A, p. 191).
Dans ce passage, la disparition des personnes se retrouve sur le même plan que les biens matériels qui semblent, en comparaison, immuables. Le glissement de la phrase de la « rupture conjugale » à une « pièce de viande » donne un sentiment de continuité entre les deux énumérations. Or dans la syntaxe tout comme dans la scène de repas, le « on » agit comme point de pivot et sert de courroie de transmission entre le passé des personnes et le présent des objets. Les trois éléments énumérés sont de ce fait asymétriques, car même si la « nappe blanche, l’argenterie et une pièce de viande » paraissent de moindre importance que « la rupture conjugale, les décès des grands-parents [et] l’éloignement général », ce sont ces choses matérielles qui font perdurer le rite et remplacent les disparus. Toujours rythmé par l’ordre des mets (le plat de résistance d’abord [A, p. 189], ensuite le champagne [A, p. 190] et pour finir, le café et les cigarettes [A, p. 191]), le repas ne suit plus le déroulement prévisible de la toute première scène des années 1940, car les paroles rituelles sur la guerre et le passé se sont évanouies en même temps que ceux qui les proféraient.
La narration ne fait plus l’inventaire des coutumes perdues, comme elle avait pu le faire pour les décennies précédentes. L’aspect rituel des repas cède progressivement la place aux gestes simples de se réunir, manger – « heureux de pourvoir encore au plus ancien et fondamental de leurs besoins, la nourriture » (A, p. 191) – et éprouver du plaisir ensemble – « [le] soir, on se rappelait le plaisir qu’ils avaient eu de manger chez nous » (A, p. 191). La répartition entre les enfants, en périphérie de la conversation, et les adultes, appartenant à un « cercle » (A, p. 59) auquel il fallait être intronisé, semble elle-même caduque. La voix narrative constate qu’à certains égards, c’est elle qui n’est pas « initié[e] » (A, p. 190) au langage informatique des plus jeunes et que ce sont eux qui lui « transmettaient l’usage » (A, p. 190) des « mots en circulation chez les jeunes » (A, p. 190). La hiérarchie entre d’une part, les adultes qui transmettent, et d’autre part, les enfants qui apprennent, paraît abolie. En filigrane de cette circulation nouvelle de la connaissance s’observe un changement de « régime d’historicité », puisque la valeur accordée au savoir du passé est remplacée par l’émergence d’un savoir apparu simultanément au progrès technologique. La maîtrise de l’ordinateur et autres « mémoires » (A, p. 190) et « programmes » (A, p. 190) ne relève ni de l’expérience, ni de la traversée des âges de la vie, mais d’une mise à jour perpétuelle des connaissances.
Par-delà l’évolution du rite, le regard ethnologique de la narration s’interroge sur ce qui structure la parenté : « Et regardant, écoutant ces enfants devenus adultes, on se demandait ce qui nous liait, ni le sang ni les gènes, seulement le présent de milliers de jours ensemble, des paroles et des gestes, des nourritures, des trajets en voiture, des quantités d’expériences communes sans trace consciente » (A, p. 191). L’attention apportée au « présent de milliers de jours ensemble », plutôt qu’au sang et aux gènes, laisse entendre que ce qui lie véritablement les individus entre eux est l’expérience commune. Ce lien de l’expérience commune permet d’ouvrir l’étude ethnologique hors de la famille immédiate et de considérer ce qui unit les gens dans leur ensemble. Partant du particulier – les photos décrivant le « elle », les repas de famille – au général, elle donne ainsi l’impression à la critique journalistique (qui assure la première réception des Années pour un large lectorat) que « pour peu qu’on soit né au mitan du siècle précédent, c’est un peu de sa propre existence qu’on voit défiler au fil des pages28 ».
Cependant, cette impression d’une « “totalité indistincte” dans laquelle Annie Ernaux “semble se fondre”, et son lecteur avec29 », pour reprendre les mots de Philippe Lançon, n’est pas provoquée uniquement par les objets et les événements que l’auteure remet en mémoire, mais également par le choix même d’une narration qui évacue le « je ». Comme l’énonce Emmanuel Bouju, la recherche d’une figure collective passe par l’effacement du « moi » dans l’énonciation même, laissé en sous-entendu dans le « nous » :
[La] première personne du singulier s’est réfugiée dans l’implicite, silenciée pourrait-on dire dans la décision d’une « énonciation dilatée » (pour faire écho au nous comme je « dilaté » de Benveniste) : une énonciation qui trouve son aboutissement non seulement dans le nous mais aussi et surtout dans l’articulation entre le elle, le on et le nous30.
Souvent assimilés l’un à l’autre31, le « on » et le « nous » des Années renverraient ainsi à la parole d’Annie Ernaux émise au sein du groupe des enfants de sa génération.
5. « Le plus ancien pilier », ou le temps de la transmission
À la fin de cette traversée de la seconde moitié du XXe et de cette avancée dans les âges de la vie, la voix narrative au « on/nous » s’efface de plus en plus pour laisser la parole aux « ils » des « enfants bientôt quadragénaires » (A, p. 228), eux-mêmes devenus parents. Cette scène de repas finale reprend à certains égards la scène initiale, où la parole appartient surtout au « ils », qui adopte à son tour le rôle de professeur : « [Ils] voula[ient] nous apprendre mais n’acceptant pas qu’on leur apprenne, laissant transparaître leur certitude que notre savoir des choses n’était plus en phase avec le monde autant que le leur » (A, p. 229). Le passage des âges refait ainsi basculer la voix narrative dans une position périphérique – elle sent que « quelque chose de l’enfance se rejouait ici » (A, p. 231) –, accentuée peut-être par l’importance d’être « en phase avec le monde ». Pourtant, la narration semble y trouver son compte, loin du malaise éprouvé par les étudiants des années soixante et de la détestation ressentie durant les années soixante-dix. Elle se voit accorder un rôle de modératrice, chef d’orchestre discrète d’une jam session ritualisée :
On écoutait, intervenait discrètement, soucieuse de tenir le rôle de modératrice, d’empêcher l’exclusion de « pièces rapportées », en se plaçant au-dessus des connivences de couple et de filiation, attentive à détourner les prémices de discorde, tolérant les moqueries sur notre ignorance technologique. On se sentait la cheftaine indulgente et sans âge d’une tribu uniformément adolescente – ne parvenant pas à réaliser qu’on était grand-parent, comme si pour toujours ce titre était dévolu à ses grands-parents à soi, une sorte d’essence à laquelle leur disparition ne changeait rien (A, p. 230-231).
Non seulement la voix narrative au « on » adopte un vocabulaire qui évoque l’ethnologie, avec la « cheftaine » et la « tribu », mais elle emploie volontairement ces attributs au féminin, pour la première fois notable du récit, à l’exception de son titre de « nourricière occasionnelle » (A, p. 190) reçu à la décennie précédente. Certes, quelques réflexions, notamment sur l’avortement (A, p. 111-112 et p. 173), suggéraient une présence féminine derrière le « on/nous ». Le récit montre néanmoins une voix impersonnelle qui se module au gré des discours qu’elle rapporte, se faisant nécessairement féminine au moment d’aborder l’évolution des conditions des femmes (« nous étions prises d’une grande fatigue » [A, p. 173]), mais demeurant au masculin « neutre » pour les discours plus généraux. Le passage au féminin dans la dernière scène de repas ne paraît pas dicté par le sujet abordé, mais semble se rapporter à la personne même de la narration, « modératrice » (A, p. 230), « attentive » (A, p. 230), « cheftaine indulgente et sans âge » (A, p. 230). Il marque le moment où la narration finit par rejoindre le présent de l’écriture, où la décennie 2000 coïncide avec la mise en mots et la publication des Années. À la fin de ce repas, c’est la figure même de l’écrivaine qui sera convoquée par la dernière photographie et l’exposition du projet d’écriture qui porte Les années.
Avant la toute dernière séquence narrée au « elle », le repas de fête, par son déroulement ritualisé, propose une première fin au récit. L’après-repas avait déjà été mis en scène à quelques reprises dans les décennies précédentes, comme au début des années soixante-dix, lorsque le « on » s’endormait sur un lit de camp avant de savoir s’il valait mieux « faire l’amour avec son voisin de droite ou son voisin de gauche, ou rien » (A, p. 116) ou, comme au milieu des années quatre-vingt-dix, lorsque le « on » repensait aux enfants trentenaires qui venaient de quitter et les sentait « fragiles dans un avenir informe » (A, p. 191). Pour cette dernière scène, la narration se clôt plutôt sur le rite en tant que tel et les gestes obligés de l’après-fête : « Le silence nous tombait dessus. On enlevait la rallonge de la table, démarrait le lave-vaisselle. On ramassait un vêtement de poupée abandonné sous une chaise » (A, p, 131-132). Même si elle retourne à une position plus périphérique dans les conversations, elle demeure celle qui assure la continuité du rite : « Nous nous sentions dans la plénitude fatiguée d’avoir, une fois encore, “bien reçu” tout le monde, franchi harmonieusement les étapes du rite dont nous étions maintenant le plus ancien pilier » (A, p. 232). Contrairement à certaines scènes antérieures, où la narration pouvait jeter un regard extérieur et critique sur le repas, elle devient par son ancienneté celle qui incarne le rite, tant par son rôle d’hôte que celui de « modératrice » (A, p. 230) et de « cheftaine » (A, p. 230). Tout comme la voix narrative a su traverser les âges et les rites d’initiation consécutifs de la vie adulte, elle devient ici celle qui franchit – et en tant qu’hôte, fait franchir – « harmonieusement les étapes du rite » (A, p. 232) à l’ensemble de ses convives. Elle agit comme passeuse de traditions.
En définitive, l’attention accordée au rite, comme marqueur du passage des âges, bascule vers le point de vue intime de ceux qui vivent et font perdurer le rite, après l’avoir considérablement adapté, au fil des décennies. Si la narration emprunte aux discours de l’ethnologue et de l’historienne d’une scène de repas à l’autre, elle ne renonce pas pour autant au regard de l’autobiographe, qui s’intéresse non seulement à l’histoire vécue, mais également à la manière de la vivre. Lors de la discussion qui suit la communication d’Emmanuel Bouju sur l’autorité pronominale dans Les années, Annie Ernaux note que « presque tous les repas de fête s’achèvent dans le texte par l’intrusion d’une pensée à soi, de femme en général, mais parfois des parents ou des grands-parents, de façon indéterminée32 ». Dans ces scènes de repas où la place des uns et des autres est négociée d’une décennie à l’autre se glisse presque toujours une réflexion de l’intime, qui fait bifurquer le regard surplombant du collectif. L’entrelacement des savoirs et des approches des sciences sociales ne peut s’abstraire du point de vue littéraire, essentiellement autobiographique, d’Annie Ernaux. Comme le note Judith Lyon-Caen, Annie Ernaux avoue ses dettes envers les sciences sociales, mais en les rabattant du côté de la littérature : « [l]’écriture d’Annie Ernaux concerne l’histoire et la sociologie : elle “parle” à l’une et à l’autre, elle les connaît, elle les regarde, et elle le manifeste ; elle les déplace aussi, en montrant ce que ces savoirs ne peuvent dire, en proposant sa propre sociographie ou sa propre historiographie33 ».
C’est ainsi que dans cette vaste entreprise d’« autobiographie impersonnelle » (A, p. 240), les réflexions sur l’histoire et le discours ethnologique sont entrecoupés de passages où la voix narrative au « elle » s’interroge sur la manière de rendre par l’écriture son expérience des décennies écoulées et propose une série de projets d’écriture, dont Les années apparaît comme l’aboutissement. Le rôle de passeuse acquis au fil des repas devient au final celui de la narration. Effacée, « interven[ant] discrètement, soucieuse de tenir le rôle de modératrice » (A, p. 230), comme dans la dernière scène de repas, la narration assure à son tour la transmission d’une mémoire qui dépasse le cercle des convives pour « [sauver] quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais » (A, p. 242). Saisi avec la distance des rites et de voix narratives impersonnelles et collectives, le passé récent se fait de plus en plus intime à mesure que l’écart historique s’amenuise et que le temps remémoré rejoint celui de l’écriture. Tout converge vers ce début des années 2000 et ce dernier âge de la vie. Pourtant, par la structure répétitive et le retour à une position périphérique autour de la table, la narration montre que le cycle se perpétue, avec ou sans elle, avec ou sans le livre qui s’achève.
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-
Annie Ernaux, Les années, Paris, Gallimard, 2008. Désormais abrégé en A, suivi du numéro de page.↩
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Annie Ernaux, « Une femme », in Écrire la vie, Paris, Gallimard, 2011, (« Quarto »), p. 553‑597, p. 597.↩
-
Annie Ernaux, « La honte », in Écrire la vie, Paris, Gallimard, 2011, (« Quarto »), p. 211‑267, p. 224.↩
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À propos des scènes de repas dans la littérature, voir Geneviève Sicotte, Le festin lu : le repas chez Flaubert, Zola et Huysmans Le festin lu :le repas chez Flaubert, Zola et Huysmans, Montréal, Liber, 2008, (« Petite collection Liber »). Geneviève Sicotte note que le « [le] repas littéraire est engagé dans un double faisceau de relations. D’une part, il appartient à un discours social où des contraintes précises, bien que souvent implicites, informent la représentation. Il participe à cet ensemble discursif porteur de normes et de valeurs qu’il peut chercher à reconduire, à imiter, à parodier, à critiquer, à nier Ibidem, p. 16 ».↩
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Jérôme Meizoz, « Annie Ernaux, temporalité et mémoire collective », in Dominique Viart et Laurent Demanze, (éds.). Fins de la littérature 2. Historicité de la littérature contemporaine, Paris, Armand Colin, 2012, p. 181‑193, p. 183.↩
-
Sylvaine Camelin et Sophie Houdart, L’ethnologie, Paris, Presses universitaires de France, 2018, (« Que sais-je ? »), p. 3.↩
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Ibidem, p. 3‑4.↩
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Philippe Gasparini, « Autofiction vs autobiographie », Tangence, 2011, p. 11‑24, p. 11.↩
-
Emmanuel Bouju, « Une phrase pour soi » : mémoire anaphorique et autorité pronominale (dans Les années d’Annie Ernaux) », in Francine Best, Bruno Blanckeman et Francine Dugast-Portes, (éds.). Annie Ernaux : le temps et la mémoire, Paris, Éditions Stock, 2014, p. 388‑406, p. 392.↩
-
Emile Benveniste, « Structure des relations de personne dans le verbe », in Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966, (« Tel »), p. 225‑236, p. 235.↩
-
Ibidem, p. 235.↩
-
En 2012, lors du colloque de Cerisy qui lui a été consacré, Annie Ernaux parle d’une substitution du mot « narratrice » par « écriture » pour dépersonnaliser le texte qu’elle écrit : « Dans le manuscrit, j’avais d’ailleurs écrit d’abord “la narratrice” à la place de “l’écriture” » dans la phrase « [C]’est avec les perceptions et les sensations reçues par l’adolescente brune à lunette de quatorze ans et demie que l’écriture peut retrouver ici quelque chose qui glissait dans les années cinquante » (A, p. 54). Voir Florence Bouchy, « Expérience et mémoire du quotidien », in Francine Best, Bruno Blanckeman et Francine Dugast-Portes, (éds.). Annie Ernaux : le temps et la mémoire, Paris, Éditions Stock, 2014, p. 87‑103, p. 108.↩
-
C’est pour tenir compte de cette ambiguïté énonciative recherchée (qui agit comme pacte de lecture impersonnelle qui ne dupe personne) et de la multiplicité des voix pronominales que le reste de l’article emploiera l’expression « la narration » et non « la narratrice ».↩
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Claude Rivière, « Pour une approche des rituels séculiers », Cahiers internationaux de sociologie, Vol. 74, 1983, p. 97‑117, p. 101.↩
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Clémentine Raineau, « Du rite de passage au souci de soi : vers une anthropologie de la jeunesse ? », Siècles. Revue du Centre d’histoire « Espaces et Cultures », Vol. 24, mai 2006, p. 25‑37, p. 28.↩
-
Annie Ernaux et Dominique Viart, « Repas de famille. Entretien avec Annie Ernaux », Elfe XX-XXI, Vol. 7, 2019.↩
-
Barbara Havercroft, « L’autobiographie (im)personnelle et collective. Enjeux pronominaux de la transmission narrative dans Les années d’Annie Ernaux », in Frances Fortier et Andrée Mercier, (éds.). La transmission narrative : modalités du pacte romanesque contemporain Montréal, Nota Bene, 2011, (« Contemporanéités »), p. 129‑142, p. 137.↩
-
Ibidem, p. 137.↩
-
Ibidem, p. 137‑138.↩
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L’idée du rituel pose partiellement problème dans cette première scène, car bien que les gestes et les paroles se déroulent toujours dans le même ordre et qu’ils deviennent en un sens une coutume familiale, le repas ne suit aucune des manières formelles à table. Pour Annie Ernaux, ces scènes de repas de l’enfance ne sont pas ritualisées : « Alors que les repas que j’ai connus, repas ordinaires entre nous, ou repas de fête, se rapprochent de la grande description que fait Pierre Bourdieu du repas populaire dans La Distinction. Le repas populaire qui n’obéit pas à des rituels, où les manières de table sont absentes. Annie Ernaux et Dominique Viart, op. cit. » La lecture consécutive des scènes de repas dans Les années montre pourtant qu’il existe une forme de rituel, qui repose sur une transmission de la mémoire et des gestes, davantage que sur une étiquette et un art de la table.↩
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À cet égard, deux réflexions sur la perception du passé ressurgissent : « Les souvenirs des privations de l’Occupation et des enfances paysannes se rejoignaient dans un passé révolu. » (A, p. 60) et « Personne ne parlait des camps de concentration, sinon incidemment, à propos de tel ou telle ayant perdu ses parents à Buchenwald, un silence contristé suivait. C’était devenu un malheur privé » (A, p. 61). La première montre comment les strates mémorielles (ce qui appartient à l’enfance des grands-parents, ce qui appartient à la vie des parents, etc.) finissent par s’aplatir et se confondre dans le temps vague du passé. La seconde marque le passage d’une mémoire publique, celle des camps, à une mémoire privée, celle des victimes des camps.↩
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Ruth Amossy, L’argumentation dans le discours, 3e édition, Paris, Armand Colin, 2013, (« ICOM »), p. 82.↩
-
Judith Lyon-Caen, « Le temps qui vient, qui passe – et ce qu’il en reste dans Les années », in Francine Best, Bruno Blanckeman et Francine Dugast-Portes, (éds.). Annie Ernaux : le temps et la mémoire, Paris, Éditions Stock, 2014, p. 139‑157, p. 144.↩
-
Ibidem, p. 144.↩
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Ibidem, p. 144.↩
-
François Hartog, « Temps et histoire. “Comment écrire l’histoire de France ?” », Annales. Histoire, Sciences sociales, Vol. 50 / 6, 1995, p. 1219‑1236, p. 1223.↩
-
Ibidem, p. 1226.↩
-
Isabelle Martin, « La mémoire retrouvée », Le Temps, février 2008.↩
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Philippe Lançon, « La vie, un lieu commun », Libération, février 2008, p. 5. Lançon reprend des expressions d’Annie Ernaux à la page 238 des Années.↩
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Emmanuel Bouju, op. cit., p. 393. Emmanuel Bouju voit cependant dans le « nous » un « on resserré » : « Ce n’est pas là seulement la tournure courante de la langue contemporaine qui confond et associe on et nous : c’est une apposition volontaire pour réduire l’extension du « on » collectif, par ancrage générationnel (“Mais nous, à la différence des parents, on ne manquait pas l’école”) (A, p. 34) ».↩
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Ibidem, p. 394.↩
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Ibidem, p. 406.↩
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Judith Lyon-Caen, op. cit., p. 147.↩
Béatrice Lefebvre-Côté est étudiante au doctorat en littératures de langue française à l’Université de Montréal, en cotutelle avec l’Université Sorbonne Nouvelle, sous la direction d’Andrea Oberhuber (UdeM) et d’Alexandre Gefen (Paris 3). Elle a complété, à l’été 2019, un mémoire de maîtrise consacré à l’ethos de transfuge intellectuelle dans l’œuvre d’Annie Ernaux. Elle a entrepris depuis un doctorat qui porte sur l’articulation de l’autobiographie à la mémoire collective dans la littérature française, chez Simone de Beauvoir, Georges Perec, François Bon, Mathieu Riboulet et Annie Ernaux.