Emilie Ollivier, 3e cycle, Université de Nantes
Résumé : À travers la trajectoire d’un tramway ayant rythmé son enfance, Claude Simon présente, dans son ultime ouvrage, un parcours personnel : la trajectoire mémorielle d’un écrivain marqué par des images obsédantes liées à la violence et à la radicalité des expériences de guerre. Cette œuvre témoigne, dans une forme condensée, d’une démarche littéraire productrice d’images dont le surgissement est intimement lié au mouvement. Le trajet du tramway engendre à la fois un mouvement littéraire et mémoriel dans cette quête paradoxale de permanence de l’auteur. Face à l’errance de la mémoire, au surgissement ponctuel du souvenir, quel trajet l’œuvre et l’écriture empruntent-elles pour témoigner de l’intériorité et de cette quête ?
Publié en 2001, Le Tramway1 est le dernier roman de Claude Simon et, en tant qu’ultime ouvrage, il s’inscrit dans la lignée esthétique de son œuvre entière. Cette esthétique semble cependant ici s’établir dans sa forme paroxystique, tant au niveau de la construction de l’ouvrage que dans la reprise de thèmes que Simon n’a eu de cesse de développer tout au long de sa carrière littéraire, tels que la souffrance liée aux guerres mondiales et partagée par deux générations, la violence des relations familiales et des rapports sociaux de classe dans le monde de province qui l’a vu grandir ou encore la maladie et le rapport complexe aux corps qu’elle peut impliquer.
Dans Le Tramway, on retrouve des formes d’écriture chères à Claude Simon, telles que le développement et le croisement de multiples trames narratives et temporelles, ou une esthétique de tableaux et d’images en lieu de places et de descriptions. Cependant, la particularité de cet ouvrage est de présenter une écriture guidée par un itinéraire bien défini, un trajet pluriquotidien : celui du Tramway qui a sillonné la ville de Perpignan de 1900 à 1955 et dont les allées et venues ont rythmé la jeunesse de l’auteur. Dans cette œuvre condensée, plus courte que celles qui ont contribué à sa reconnaissance littéraire, c’est à travers le mouvement du tramway que se construit le mouvement littéraire du souvenir. Le moyen de transport instaure une structure au sein de l’œuvre, mais également, du moins pour l’une de ses trames narratives, une circonscription géographique :
Si le terminus pour ainsi dire domiciliaire de la ligne du tramway se situait presque au cœur de la ville, par contre, à son autre extrémité, les rails couverts de rouille disparaissaient, quelques mètres après un butoir, sous une couche de sable dont le vent de mer les recouvrait. (T. 38)
Au sein de cet espace, que délimitent et définissent les passages du tramway dans les souvenirs de l’écrivain, seront également progressivement convoqués d’autres espaces et d’autres temporalités, antérieures à sa vie ou appartenant au présent de l’écriture. En effet, la trame narrative s’ouvrant dans l’incipit est elle-même déjà ancrée dans le passé. La lecture met progressivement au jour la trame du récit-cadre, où l’écrivain, alité à l’hôpital, se remémore les trajets incessants du tramway. En amorçant son ouvrage par le biais du souvenir, l’écrivain semble encourager une lecture mouvante de son œuvre.
La structure du texte permet d’interroger les rapports entre les mouvements de la mémoire, de l’écriture et de la circulation du tramway au sein du texte. En établissant le mouvement comme objet central de son roman, Simon y instaure donc une dynamique particulière. La régularité du trajet du tramway et la précision du rythme évoquent, semble-t-il, un mouvement errant de la mémoire, et, en opposition, un surgissement violent de cette dernière. De plus, les mises en regard de différentes typologies du mouvement – au sein de la syntaxe, au sein de la diégèse, envisagées à travers des objets ou des personnages –, de variations de rythme, construisent progressivement un mouvement plus général de l’œuvre. Dans quelle mesure le projet général du Tramway répond-il paradoxalement, et malgré les inflexions textuelles et diégétiques de mouvement, à une quête auctoriale de permanence, entendue ici à la fois comme arrêt prolongé du mouvement, recherche de stabilité et sensation d’achèvement ? C’est dans une logique d’analyse à la fois de la structure de l’œuvre et des choix stylistiques propres à Simon que cet article se propose d’étudier ce projet auctorial. C’est en premier lieu la figure du tramway elle-même qui nous intéressera en tant qu’elle est présentée dès l’ouverture comme élément marqueur du souvenir permettant de rythmer les mouvements dans l’espace. Ces mouvements permettront, dans un second temps, d’interroger les rapports entre les surgissements de la mémoire individuelle et de la mémoire collective qui semblent s’entremêler dans les différentes trames narratives du texte. Nous constaterons ensuite que ces mouvements spatiaux, textuels et mémoriels instaurent une mise en avant et une interrogation de la violence, élément récurrent de l’œuvre simonienne. Ces divers éléments nous permettront enfin de mettre au jour une tension de ce texte, en tant que dernier ouvrage de Simon, vers une forme paradoxale de permanence.
La figure initiale du tramway
Dès le titre de ce roman, le tramway, à la fois en tant qu’objet et moyen de transport, est mis en avant comme élément principal, fil conducteur de l’œuvre. Ce tramway est ponctuellement présenté pour lui-même, mais lors de la majorité de ses occurrences dans le texte, c’est dans son rapport à ses usagers et à travers ses trajets, ses modalités de mouvement, qu’il est mis en avant. À mesure que progresse la lecture, son rôle évolue dans la construction diégétique de l’œuvre, le lecteur étant amené à comprendre que l’auteur écrit depuis un lit d’hôpital au sein duquel il attend d’être transféré vers un autre espace. Il est en « TRANSIT » – ce terme, marqueur du mouvement et utilisé à plusieurs reprises en majuscules, permet d’appuyer le lien mémoriel avec l’objet que constituer le tramway. Ce mouvement subi par la figure du narrateur, et sur lequel nous reviendrons, permet d’initier la réminiscence initiale motrice de l’œuvre : celle d’un tramway marquant l’espace de l’enfance.
Initialement, le tramway est présenté en tant qu’objet mécanique au système complexe. Dans la première page du roman, c’est à travers de multiples mentions d’éléments précis et physiques de l’appareil – « cadran en arc de cercle », « ergot solidaire de la manette », « volant de fonte », « les freins », « la poignée de la manette », « colonne à section ovale au haut de laquelle se trouvait ce sommaire tableau de bord » (T. 11) – que se construit sa description initiale, aux allures d’hypotyposes. Dans son article « L’effet de réel2 », Barthes décrivait cette figure rhétorique, déjà utilisée par les orateurs antiques, comme « chargée de ’’mettre les choses sous les yeux de l’auditeur”, non point d’une façon neutre, constative, mais en laissant à la représentation tout l’éclat du désir (cela faisant partie du discours vivement éclairé, aux cernes colorés : illustratis oratio) ». Cette dimension visuelle, illustrative, est primordiale chez Simon, qui a souvent affirmé son attrait pour la peinture et les arts visuels3. La cabine du tramway se dessine donc dès l’incipit dans l’esprit du lecteur, à travers de fortes suggestions visuelles et loin d’une construction logique et progressive de la description : il est question ponctuellement d’éléments singuliers donc, mais également de formes, d’« arc de cercle », d’« ovale », de directions, « sur la droite », de « bruit », ou de couleurs, « brune », « grisâtre ». Simon met progressivement en place une image du tramway comme élément ayant fait partie intégrante de sa réalité. Il tente ainsi de faire ressurgir la matérialité de l’objet dans l’esprit de son lecteur.
Au-delà de cette description factuelle et immobile, faisant office de présentation initiale, la figure du tramway est progressivement évoquée dans son entièreté et à travers son parcours, son mouvement qui semble guider celui du de la mémoire et de sa restitution dans la trame textuelle. Dans le souvenir du narrateur, le tramway avait pour mission de « relier ces deux pôles d’attraction populaires qu’étaient, d’une part, le cinéma aux criardes affiches et, d’autre part, cette ’’plage mondaine” en desservant au passage ces orgueilleuses maisons de campagne » (T. 41) Se développent ainsi au sein du texte des descriptions précises de scènes de vie dans ces lieux desservis, ou, si l’on veut, révélés par le passage même du véhicule. Les espaces et les images convoqués par le texte – car il est question de manière récurrente de cette plage, de ce cinéma ou de ces quelques maisons « de campagne » dans lesquelles évoluent les personnages –, suivent l’itinéraire du tramway. La description de ses trajets permet de faire émerger au sein du texte des espaces traversés par lui, ancrés à son image dans le souvenir du narrateur. C’est uniquement par le biais du parcours pluriquotidien du véhicule qu’adviennent de nouveaux espaces dans cette trame initiale du récit.
Le tramway est souvent évoqué pour lui seul, en tant que figure agissant à la fois sur le plan de la diégèse et sur le plan de la construction typologique du texte. L’humain est toutefois également impliqué dans son mouvement : celui qui le fait progresser dans l’espace ou celui qui l’utilise comme un moyen de se déplacer. Dès la seconde page du texte, suivant la description initiale, s’ouvre ainsi une description de la cabine du « wattman » et du privilège dont profitent certains voyageurs (le narrateur inclut) de prendre place dans cet espace précis de l’appareil. Le tramway est donc tantôt sujet de l’action, tantôt moyen utilisé par le narrateur pour se déplacer physiquement dans l’espace. De plus, on constate aussi que, dans un double mouvement, le tramway est tantôt élément convoqué pour lui-même, tantôt lié aux personnages qui l’empruntent ou le font fonctionner. Son statut au sein de l’œuvre est pluriel, au même titre que son action, en termes d’évocation et de construction générale.
Cependant, s’il est initialement présenté comme un moyen de transport, un vecteur de mouvement physique dans un espace donné en lien avec l’activité humaine, il semble également prendre une dimension plus immatérielle à mesure qu’avance le texte, donnant ainsi lieu au mouvement mémoriel de l’auteur.
En effet, le tramway est initialement présenté comme objet du souvenir observé par des « yeux d’enfant » (T. 13) ou à travers un « esprit d’enfant » (T. 12), et c’est à partir de ce souvenir des trajets que se construit un mouvement vers d’autres d’autre trames narratives. Le tramway se fait point de départ mémoriel du texte. À travers son mouvement, c’est toute une « époque » (T. 15) qui surgit au sein de l’écrit, marquée par un milieu particulier qu’a connu Simon, par « une classe provinciale aisée et d’un niveau culturel moyen » (T. 15) . Or, nous l’avons évoqué, si le tramway est un marqueur mémoriel associé à un espace et à des personnages particuliers, il devient également, au sein du texte, l’agent de surgissement d’un autre espace-temps du souvenir de l’auteur, alité à l’hôpital. Au-delà des réminiscences de l’enfant, le mouvement infléchi par le tramway provoque un mouvement bien plus vaste du texte. L’ouvrage et sa trame se construisent par associations de la mémoire, à travers différentes strates spatio-temporelles parfois antérieures à la vie même du personnage ou, tout au contraire, ancrées dans le temps de la rédaction. Ainsi, le récit glisse progressivement d’un parcours précis et défini, celui du tramway à travers la ville s’inscrivant dans la réalité d’un souvenir précis de l’enfance, à un mouvement d’errance de la mémoire à travers d’autres espaces.
Errements de la mémoire : articulation des souvenirs individuels et de la mémoire collective
Dans Le Tramway, la figure du tramway et les êtres qu’il implique dans son mouvement vont jouer le rôle de multiples impulsions mémorielles. Les pages 15 à 20 nous intéresseront principalement ici, à titre d’exemple d’une dynamique présente dans toute l’œuvre. Grâce à la reprise d’éléments précis au sein de la narration, surgissent par associations d’idées d’autres souvenirs qui se situent hors de l’espace-temps lié aux mouvements du tramway. C’est notamment le cas de l’avant de l’appareil et des « deux ou trois collégiens admis à se tenir dans l’étroite et prestigieuse cabine » (T. 16) qui permettent au narrateur d’évoquer son expérience de la Seconde Guerre mondiale à travers des sensations similaires. Celui-ci mentionne une sensation de privilège à occuper cet espace, sensation qui, dans le cas du souvenir de guerre, prendra progressivement un caractère dérisoire, voire déceptif, proche du dégoût. Simon construit donc ce lien dans le texte à travers deux strates de souvenirs qui se succèdent, celle de l’enfance et celle de la guerre,
taciturne assemblée dont, des années plus tard, je devais me souvenir avec le même sentiment de dérisoire privilège (quoique sachant qu’il n’y avait là qu’une tolérance) d’appartenir à une sorte d’élite dans l’étroite et étouffante puanteur du vestibule d’une baraque refermée la nuit par des gardiens et où chaque soir se tenaient cinq ou six ombres aux vêtements eux aussi élimés et souillés (T. 16-17)
Ce glissement temporaire du texte, qui revient finalement à la figure du wattman, est la marque du surgissement mémoriel de la guerre. Les mouvements de la mémoire sont pluriels et non linéaires, et le texte se construit à leur image : si la guerre a pu être l’occasion de remémorations enfantines, les deux strates du souvenir sont désormais liées et la mention du tramway permet l’évocation d’espaces-temps liés à la guerre à travers une sorte de boucle mémorielle. Ce qui était un souvenir au moment de vivre la guerre en demeure un, mais il est depuis lié à l’expérience de la guerre elle-même. Ce sont donc des strates de mémoire qui se chevauchent et se convoquent mutuellement au sein du texte en mouvement mimétique de la mémoire du narrateur.
Au-delà de la sensation, un autre élément ponctue le texte et fait émerger chez Simon les strates de souvenirs agencées de manière complexe : le tabac. Si le tabac est lié à la figure du wattman, qui attend la fin de son service pour rallumer son « mégot réduit à moins d’un centimètre de papier dentelé de noir » (T. 17), dans ce que l’on pourrait qualifier de trame narrative mémorielle initiale, le tabac est également présent au sein des souvenirs de guerre comme une « valeur marchande » (T. 17). Ainsi, si les souvenirs et les mouvements de la mémoire se caractérisent par leur pluralité, les éléments permettant de les convoquer au sein du texte sont également multiples. À partir de l’image initiale du trajet du tramway, ce sont des éléments ponctuels, des parties de ce tout, qui contribuent au surgissement des souvenirs personnels. C’est en cela que l’écriture peut être envisagée comme errante, comme mimétique des errements de la mémoire et inscrite dans un mouvement de divagation, dans un tâtonnement en quête de restitution du réel et des sensations.
Outre les errements d’une mémoire individuelle, le tramway est également le lieu de surgissement d’une mémoire collective. Son trajet est marqué par un passage près du « monument aux morts élevé à l’entrée du square municipal » (T. 19), mais également près d’un rassemblement de blessés de guerre. Ainsi, s’il a pu occasionner le surgissement dans le texte du souvenir de la Seconde Guerre mondiale et du vécu de Simon, il est également lié au souvenir collectif et public de la Première Guerre mondiale dans l’espace-temps de l’enfance. Là encore, en plus du lien que constitue le trajet du tramway, et comme pour établir une connexion mémorielle, le tabac resurgit : les personnages ont tous des mégots « de cigarette roulée à la main » (T. 19). De là, ou par le lien du tabac ou encore celui du corps souffrant et marqué par la guerre, le texte glisse à nouveau dans le domaine de la mémoire personnelle du narrateur en évoquant l’expérience de guerre de son propre père, « le seul homme qu[e sa mère] eût jamais aimé » (T. 20) et celui qui a également vécu une expérience de violence absolue lors de la Première Guerre mondiale. C’est à travers une forme de circularité que la mémoire personnelle appelle la mémoire collective, et inversement.
Se mêlent donc les mouvements du tramway et des images obsédantes de corps blessés, marqués par la violence, et d’espaces ou d’individus liés à l’expérience de la guerre, pour ainsi construire, à partir d’une simple évocation initiale, un imaginaire d’enfance ancré entre mémoire individuelle et mémoire collective. La simple image du tramway n’est pas uniquement présente pour elle-même au sein du texte et n’est pas simplement un élément à forte puissance évocatoire, elle est aussi le point de départ et le vecteur de la mémoire au sein du texte, qui accompagne continuellement le mouvement. Ces mouvements d’aller-retour entre mémoire collective et individuelle dans l’œuvre de Simon s’expliquent, selon Rainer Warning, par la mise en place dans les textes d’
une analogie qui par des caractéristiques comme le temps, la destruction, le désarroi, la violence et la destruction a tendance à rendre tout comparable à tout : le destin collectif au destin individuel, c’est-à-dire la guerre à l’amour et l’amour à la guerre, sa propre histoire à celle de ses ancêtres, le présent donc à des passés qui remontent jusqu’à des temps immémoriaux4.
La restitution du souvenir, telle qu’elle se présente dans Le Tramway par des allées et venues entre les lieux et les périodes de la vie de l’écrivain et entre des souvenirs personnels ou liés à la vie en collectivité, se construit donc à travers la perception de ce qui est destructeur et violent.
Un parcours renouvelé vers la violence
De l’évocation d’un trajet factuel, du mouvement régulier d’un appareil bien précis, le texte glisse progressivement vers l’errance mémorielle : la construction du texte mime la violence du souvenir et la difficulté de restitution de l’expérience traumatique en se structurant autour des évocations du tramway. Ce recours stylistique à une forme d’éclatement peut être perçu comme le résultat d’un mimétisme de la complexité du souvenir, mais peut également être envisagée comme le seul moyen possible d’exprimer la violence évoquée par ces mêmes souvenirs. En effet, si le texte met en scène une mémoire errante et éclatée s’inscrivant dans de multiples espaces-temps, les souvenirs sont marqués, chacun à leur manière, par une violence radicale. Cette dernière transparaît essentiellement à des moments où il est question de corps en souffrance.
C’est en premier lieu la guerre, que nous avons évoquée plus haut, qui est responsable de cette souffrance des corps. Elle a mutilé des hommes qui s’exposent désormais dans le domaine public, sur le passage du tramway, et deviennent ainsi des éléments à part entière du paysage narratif. De plus, la narration nous apprend que la guerre a également été la cause de la mort du père du narrateur. La violence transparaît progressivement dans un paysage beaucoup plus quotidien du narrateur, rythmé par le tramway et ses trajets. Entre les pages 34 et 36, ce dernier évoque des scènes liées à ses trajets quotidiens et met en scène une forme d’alternative de situation liée au mouvement du véhicule, notamment au moment de sa sortie de classe. Il présente la situation à travers deux mouvements. « Si je manquais ce tram de quatre heures » (T. 34) est rappelé, à la page suivante, par : « lorsque, par chance, je ne manquais pas le tramway de quatre heures » (T. 35). Le narrateur présente ainsi deux alternatives, deux façons de faire l’expérience du tramway, mais qu’il puisse ou non prendre le tramway, il se retrouve irrémédiablement face à des corps marqués par la violence : une « douloureuse et lourde jambe à la rotule broyée qu’il [le mari d’une cousine] avait ramenée de la guerre » (T. 35) dans le premier cas, et, dans le second, une « momie à tête d’épervier, à la peau d’un jaune cireux, au nez autrefois bourbonien maintenant devenu semblable à quelque bec d’oiseau de proie et dont le regard durci par la souffrance avait quelque chose de presque méchant » (T. 36). Qu’il progresse ou non dans l’espace, que le narrateur puisse l’emprunter ou non, le tramway conduit à côtoyer quotidiennement des corps dont l’état résulte d’une violence physique du monde : les corps offerts au regard de l’enfant qu’il est sont fragmentés, dépersonnalisés, et se réduisent à des « rotule[s] », des « jambe[s] », des « nez », des « tête[s] » qui sont, dans leur évocation, nécessairement renvoyés à leur « souffrance » ou à leur destruction. Ici, ce sont moins les individus que retrouve le narrateur qui importent pour eux-mêmes, mais leurs corps mis en avant par les mouvements réguliers du tramway.
C’est à travers cette violence faite aux corps que se dévoile, au sein de la narration, une seconde trame enchâssée, tant sur le plan diégétique que sur le plan de la construction physique : celle du temps de l’écriture. Cette seconde trame, alternant avec la trame propre au tramway et à son potentiel de surgissement mémoriel, apparaît dès la page 23. Le narrateur, loin des mouvements du souvenir, se trouve alité et souffrant dans un hôpital :
Et de nouveau cela s’est produit, non pas brusquement mais d’une manière en quelque sorte insidieuse, c’est-à-dire que lorsque j’en prenais conscience la chose avait commencé, enserrant peu à peu mon bras comme une sorte de reptile aux anneaux superposés enroulé sur lui-même peut-être la deuxième ou troisième fois depuis que j’étais là. (T. 23)
Là encore, ce n’est pas tant la souffrance d’un individu qui est mise en avant, mais bien la violence faite à son corps qui se fait mouvante, à l’image d’un animal progressant dans l’espace et se concentrant sur un membre précis, au même titre que les corps adultes fragmentés dans la trame du souvenir d’enfance. Face aux mouvements animalisant prêtés au corps, c’est l’immobilité qui semble, dans cet espace-temps, être vecteur de souffrance. Nous l’avons évoqué, le seul terme en majuscules de l’œuvre est « TRANSIT », modulé et répété à travers l’écrit et témoignant de l’évolution dans l’espace du corps du narrateur au sein de l’hôpital, mais il n’en reste pas moins un mouvement subi par un personnage alité. Enfin, la violence faite à son corps est d’autant plus subie qu’elle est liée à sa propre vieillesse qu’il compare d’abord avec celle d’un temporaire voisin de chambre, puis, grâce à l’image d’un « tragique visage au bec de rapace » (T. 59), à celle sa mère. Ainsi, qu’il s’agisse de ses souvenirs d’enfance, de ses réminiscences de guerres, ou de la situation depuis laquelle il écrit, chaque moment semble empreint d’une radicale violence mise en lien, dans son surgissement, avec l’idée du mouvement.
Ce retour à la souffrance de la mère dont il a été témoin comme enfant est également le marqueur d’une autre forme de brutalité, davantage symbolique : une violence de classe. C’est à travers la double convocation du corps vieillissant de la mère, de sa « violence désespérée » (T. 37), et du parcours du tramway à travers les lieux de vie et les espaces sociaux de la ville, qu’elle est développée. C’est en effet sur cette ligne de tramway que « maman avait loué deux pièces au carrelage crissant de sable. » (T. 42) Si cet espace de vie s’oppose radicalement aux « orgueilleuses maisons de campagne cachant leurs créneaux et leurs tours » (T. 41), il se trouve cependant sur le même trajet et est relié par le même tramway. S’il n’est pas fait mention à proprement parler de violence dans les rapports sociaux au sein de la ville, le fait que le tramway parcourt ces espaces fortement marqués architecturalement par leur rapport à l’argent constitue en lui-même une forme de violence, non dans le trajet lui-même, mais dans ce que peut renvoyer l’absolu décalage entre les espaces traversés aux yeux d’un individu issu d’un espace défavorisé. À ce sujet, Vincent Joos va jusqu’à évoquer un système de « castes5 ». Pour lui « cette position se lit par exemple dans l’agencement géographique de la ville et des lieux hermétiques qui la composent. » Si le tramway traverse ces espaces, Simon, dans son souvenir, n’a accès qu’à certains d’entre eux, et le trajet du tramway dessine une cartographie de l’espace à travers des rapports de classes implicites et fortement marqués qui impliquent une violence symbolique à la fois pour les personnes exclues de ces espaces, mais également entre les personnes issues de la même classe luttant continuellement pour leur persistance en son sein.
La souffrance, qu’elle soit physique ou psychologique, est donc toujours fortement marquée par le mouvement : celui du tramway, premièrement, signe de l’évolution progressive dans un espace empreint de violence sociale, mais aussi dans le traitement même des personnages, qui, à cause de la vieillesse ou de la guerre, sont ancrés dans une impossibilité de mouvement, à l’image du narrateur dans sa chambre d’hôpital. Se construit donc, au sein de chaque trame évoquée – qu’il s’agisse de l’enfance marquée par le souvenir de la guerre et l’appartenance à une classe défavorisée, ou de l’expérience de la souffrance physique propre à Simon –, un paysage quotidien imprégné de violence. Le narrateur est ainsi tantôt témoin de cette dernière, tantôt sa victime physique.
La permanence comme destination de l’œuvre
C’est à partir de l’idée d’une impossibilité de mouvement, présente principalement dans la trame narrative du temps de l’écrit, que se construit, dans un mouvement paradoxal, une quête auctoriale de permanence.
Nous l’avons évoqué, ce dernier roman réinvestit des motifs récurrents de l’œuvre simonienne : la mort, la violence faite aux corps, la guerre et les rapports sociaux réapparaissent comme des marqueurs obsédants de la mémoire. De plus, la figure du tramway se pose ici comme fil conducteur de l’écrit, mais permet également de faire le lien avec l’œuvre entière de Simon. Annie Clément-Perrier, dans son article « Un si ”fatidique” tramway » dresse le portrait d’un lecteur attentif :
Il retrouve dans le dernier roman simonien ce tramway qu’il avait entr’aperçu au chapitre VII de L’Acacia, le temps de l’impressionnante annonce d’une mort jetée au vent, [il] retrouve le ”simple hangar” de bois (de ”planches” dans L’Acacia), abritant la motrice, les mêmes rails disparaissant dans le sable, les mêmes villas bordant la plage6.
Cependant, Clément-Perrier remarque également que certains éléments sont manquants, notamment, une scène décrite se déroulant à la « plage mondaine ». Le tramway est donc bien une figure centrale du récit et il permet, au sein de cet ouvrage ultime, de mettre en perspective l’œuvre entière de Simon. C’est en effet ce qui subsiste des motifs mémoriels récurrents de l’œuvre qui nous intéresse ici et l’on constate qu’il s’agit non pas d’éléments contingents et passagers, tels qu’une scène d’échange entre des personnages, ou liés à leurs occupations quotidiennes, mais ce sont plutôt des éléments marqueurs d’une forme de permanence, tels que les lieux, les éléments architecturaux. Il est question du tramway lui-même, de ses trajets réguliers, mais surtout de décors naturels ou de bâtiments, d’éléments architecturaux, que ceux-ci servent de lieu d’arrêt pour le tramway où de lieu de vie pour les personnages.
Cette recherche de la permanence comme projet général de l’œuvre se retrouve également dans la mise en exergue du roman d’une citation de Conrad : « … pour lui le sens d’un épisode ne se trouve pas à l’intérieur, comme d’une noix, mais à l’extérieur, et enveloppe le conte qui l’a suscité, comme une lumière suscite une vapeur… » (T. 9) Cette phrase invite à la lecture de la construction générale du texte, de son mouvement, plutôt que de détails isolés de l’intrigue, pris pour eux-mêmes. La notion d’extérieur peut être envisagée à travers la volonté de se concentrer sur la forme de l’œuvre elle-même, sur sa capacité à appréhender le réel. Josiane Paccaud-Huget évoque la parenté entre les auteurs dans leur rapport au mot et à son sens : « Il est moins pris dans un système de signification close que, par les vertus du son et du rythme, ”branché” sur le souffle silencieux de la pulsion. L’écrivain travaille au littoral du signifiant7. » « Il est moins pris dans un système de signification close que, par les vertus du son et du rythme, ”branché” sur le souffle silencieux de la pulsion. L’écrivain travaille au littoral du signifiant. » Ainsi, à l’image de la vision du récit annoncée par Marlow dans Au cœur des ténèbres8, le récit simonien ne vaut pas pour ses mots, pour le sens clos qu’ils pourraient renfermer, mais bien pour cette « vapeur » qui enveloppe ce qui est dit et qui se rapprocherait, sur le plan de la forme, de ce qui est suggéré sur le fond, comme nous l’avons étudié. Cela permet de faire écho au traitement de la violence du quotidien et d’illustrer la tension entre mouvement et permanence. Simon construit donc son œuvre à la frontière du « signifiant » et questionne, dans la construction générale de l’ouvrage en récits enchâssés comme dans la construction de ses phrases, la pertinence de la signification. Lui-même, lors d’un entretien, décrivait déjà cette logique d’écriture, empreinte de doute et de difficulté à restituer le réel violent qui l’avait gouverné lors de la rédaction de L’Acacia et de La Route des Flandre. Il explique avoir « essayé de donner un équivalent verbal de ce brouillard d’impressions semi-somnambulique où tout se mélangeait9. » Le langage se doit donc de mimer le réel, et le texte tente de faire écho au vécu. Cependant, l’expérience de vie étant elle-même empreinte de doute et de ce « brouillard d’impressions », le texte ne peut que s’en faire le miroir. Pour illustrer cela, Josiane Paccaud-Huguet précise que « les incessants ”as if”, ”as though” de Marlow, les insistants ”comme si” du narrateur du Tramway énoncent la sempiternelle inadéquation du langage au réel. Car il s’agit tout autant d’esquisser que d’esquiver ce réel10. »
Ce « réel » apparaît donc toujours comme fuyant, car non tout à fait accessible au langage. C’est dans cette fuite que se créerait une logique du récit : le sens général de l’œuvre se trouve mis en valeur dès l’exergue, qui peut être envisagée comme une indication de lecture donnée par l’auteur. Le tramway et ses mouvements, se faisant les doubles des mouvements littéraires et des surgissements mémoriels au sein du texte, sont les témoins du temps qui passe inexorablement, mais également des éléments qui lui résistent, qui subsistent en son sein. En témoignent à la fois les reprises dans Le Tramway d’éléments marqueurs de permanence présents dans d’autres ouvrage, mais également la conclusion du récit. C’est à travers la dualité entre mouvement et immobilité fatidique qu’il est possible de lire la dernière phrase de l’œuvre comme un tentative conclusive de cette démarche :
Comme si quelque chose de plus que l’été n’en finissait pas d’agoniser dans l’étouffante immobilité de l’air où semblait toujours flotter ce voile en suspension qu’aucun souffle d’air ne chassait, s’affalant lentement, recouvrant d’un uniforme linceul les lauriers touffus, les gazons brûlés par le soleil, les iris fanés et le bassin d’eau croupie sous une impalpable couche de cendre, l’impalpable et protecteur brouillard de la mémoire. (T. 132)
Ici, plus question de mouvement, de trajet ou de figure active. La nature est établie dans une permanence absolue, comme en témoignent les termes « immobilité », « suspension », « fanés », ou encore « croupie ». Cependant, cette immobilité latente, entendue ici comme une finalité, se rapproche d’un figement funèbre. Le mouvement tout entier du texte guide à la fois l’écrivain se faisant narrateur et le lecteur au sein du « protecteur brouillard de la mémoire », rappelant la « vapeur » évoquée par Conrad. Ce brouillard semble se rapprocher d’un voile mortuaire, qui envelopperait l’espace et se maintiendrait dans le temps, comme on peut l’observer dans la formule « n’en finissait pas d’agoniser ». L’œuvre s’achève sur un figement qui n’est cependant pas une résolution, ni le vecteur d’un sens plus élevé, mais qui constitue plutôt une tentative d’achever un projet général qui s’est étendu sur différents ouvrages. S’il n’éclaircit pas absolument les mystères et la complexité du souvenir, le texte tend vers une forme de permanence qui s’affirme comme l’unique possibilité au moment de dresser son tableau final. En effet, une fois que le mouvement du tramway a cessé, au sein du texte et dans ce réel si insaisissable, et que le narrateur lui-même est voué à une forme d’immobilité dans son lit d’hôpital, c’est tout le texte qui se retrouve, à travers cette ultime description, voué à une forme d’immobilité.
À travers la figure mouvante du tramway comme ligne conductrice de son récit, c’est ainsi un trajet vers la permanence que construit Simon, non comme sérénité, mais comme unique recours littéraire. Le tramway, figure initiale de l’écrit, se meut progressivement dans le texte et à travers la confrontation des œuvres de Simon, en figure directrice, centrale de l’ouvrage. Il permet, à travers ses mouvements physiques, de convoquer au sein du texte un autre mouvement : celui de la mémoire, du souvenir empreint de souffrance et de violence physique ou symbolique. Ces différents mouvements permettent de construire l’esthétique générale de cet ultime ouvrage : le surgissement des motifs réguliers de son œuvre et les errements de la mémoire mis en scène en son sein font du Tramway un texte qui tend vers une appréhension nouvelle du réel et du sens. La circulation est ainsi à la fois motif de l’œuvre et paradigme de construction permettant une réflexion au sujet de la mémoire, mais également au sujet de la possibilité de la retranscrire, de la cerner, à travers la littérature.
Bibliographie
ALPHANT, Marianne, « “Et à quoi bon inventer ?” suivi de “Le requiem acacia de Claude Simon”. Entretien avec Claude Simon et texte de Marianne Alphant », Cahiers Claude Simon, 2016, p. 19‑26, [En ligne : http://journals.openedition.org/ccs/289].
BARTHES, Roland, « L’effet de réel », Communications, Vol. 11, 1968, p. 84‑89, [En ligne : https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1968_num_11_1_1158].
CLÉMENT-PERRIER, Annie, « Un si “fatidique” tramway : À propos du roman de Claude Simon », Poetique, Vol. 136 / 4, 2003, p. 469‑486, [En ligne : https://www.cairn.info/revue-poetique-2003-4-page-469.htm].
CONRAD, Joseph, Heart of Darkness / Au cœur des ténèbres, Trad. Jean Deurbergue, Paris, Gallimard, coll. « Folio bilingue », 1996 [1899].
JOOS, Vincent, « La critique sociale dans Le Tramway de Claude Simon », Roman 20-50, Vol. 37, 2004, p. 125‑136.
PACCAUD-HUGUET, Josiane, « Conrad et Simon : une question de poét(h)ique », Cahiers Claude Simon, 2005, p. 37‑45, [En ligne : http://journals.openedition.org/ccs/444].
SIMON, Claude, Le Tramway, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Double», 2012 [2001], (« Double »).
WARNING, Rainer, « Les espaces de mémoire de Claude Simon : La Route des Flandres », Cahiers Claude Simon, 2005, p. 103‑133, [En ligne : http://journals.openedition.org/ccs/455].
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Claude Simon, Le Tramway, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Double », 2012 [2001], (mentionné dans la suite du texte par T., suivi du numéro de page correspondant à la citation).↩
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Roland Barthes, « L’effet de réel », Communications, Vol. 11, 1968, p. 84‑89, p. 87.↩
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À ce sujet, voir le 31ème séminaire de l’ALCS, « Claude Simon : peinture, dessin, illustration », qui s’est tenu le 3 février 2018 à Paris.↩
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Rainer Warning, « Les espaces de mémoire de Claude Simon : La Route des Flandres », Cahiers Claude Simon, 2005, p. 103‑133. p. 113.↩
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Vincent Joos, « La critique sociale dans Le Tramway de Claude Simon », Roman 20-50, Vol. 37, 2004, p. 125‑136, p. 125.↩
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Annie Clément-Perrier, « Un si “fatidique” tramway : À propos du roman de Claude Simon », Poetique, Vol. 136 / 4, 2003, p. 469‑486, p. 469.↩
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Josiane Paccaud-Huguet, « Conrad et Simon : une question de poét(h)ique », Cahiers Claude Simon, 2005, p. 37‑45, p. 44.↩
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Joseph Conrad, Heart of Darkness / Au cœur des ténèbres, Trad. Jean Deurbergue, Paris, Gallimard, coll. « Folio bilingue », 1996 [1899].↩
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Marianne Alphant, « “Et à quoi bon inventer ?” suivi de “Le requiem acacia de Claude Simon”. Entretien avec Claude Simon et texte de Marianne Alphant », Cahiers Claude Simon, 2016, p. 19‑26.↩
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Josiane Paccaud-Huguet, op. cit., p. 45.↩
Emilie Ollivier est doctorante en littératures comparées à l’Université de Nantes depuis 2019 sous la direction de Philippe Forest. Après avoir validé un master à l’université Paris X au sujet des quêtes d’identités autofictionnelles dans la ville de New-York, elle s’intéresse actuellement aux liens entre l’écriture de soi et les pratiques théâtrales. Ses sujets de recherches principaux s’articulent autour de ces deux axes au sein des œuvres du XXe et XXIe siècle (domaine franco-américain).