Ulysse Carrière-Bouchard, 2e cycle, Université de Montréal
Résumé : Cet essai propose de réfléchir à l’ode de Pindare au moyen d’un appareil conceptuel tiré de Deleuze et Guattari. Il permet ainsi de détailler l’organisation de l’ode comme ritournelle, c’est-à-dire comme un processus de création de sens autour d’un axe central. En analysant la première néméenne, on pourra voir dans le texte pindarique comment s’opère ce processus. Au moyen d’un trajet qui décrit le monde connu comme territorialité et temporalité, ce processus, la ritournelle, forme un réseau sémantique cohérent et immanent, et qui donne son sens à un événement particulier, celui de la victoire aux jeux.
Les territorialités sont donc de part en part traversées de lignes de fuite qui témoignent de la présence en elles de mouvements de déterritorialisation et de reterritorialisation. D’une certaine manière, elles sont secondes. Elles ne seraient rien elles-mêmes sans ces mouvements qui les déposent. Bref, sur l’Œcumène ou l’unité de composition d’une strate, les épistrates et les parastrates ne cessent de bouger, de glisser, de se déplacer, de changer, les unes emportées par des lignes de fuite et des mouvements de déterritorialisation, les autres par des processus de décodage ou de dérive, les unes et les autres communiquant au croisement des milieux. […] Assurément il ne fallait pas confondre ces mouvements relatifs avec la possibilité d’une déterritorialisation absolue, d’une ligne de fuite absolue, d’une dérive absolue. Les premiers étaient stratiques ou interstratiques, tandis que celles-ci concernaient le plan de consistance et sa déstratification.
— Deleuze et Guattari, Mille plateaux
Ce que Pindare écrit, ce sont des épinicies, des odes qui célèbrent une victoire aux concours sportifs, comme les jeux olympiques. Né au début du VIe siècle et mort en 438 av. J.-C., il écrit au tournant de l’époque archaïque et classique, moment florissant pour cette forme poétique. L’épinicie tracasse, on ne saisit pas trop ce qu’elle cherche, ce qu’elle produit, et selon quel processus — car sa forme est changeante, instable, difficile à définir ; on s’est même longtemps demandé si elle avait seulement une forme. En effet, l’épinicie telle que pratiquée par Pindare prend forme à une époque où les genre et formes littéraires sont en passe de se définir, mais n’y sont pas encore arrivés. La forme littéraire, dans le cas de l’épinicie, donne donc lieu à des variations extrêmes, d’un texte l’autre. Longtemps on a cherché dans Pindare un mode d’organisation transcendant, qui partirait d’un plateau supérieur à la poésie elle-même, pour l’organiser ; quelque chose comme une forme littéraire, ou un ensemble cohérent de conventions rhétoriques. De tels principes organisateurs transcendants, on en a cherché, et on en a trouvé : ce fut au début du XIXe siècle la Grundgedanke, « pensée fondamentale » qui organisait l’entièreté de l’ode ; au début du XXe, la symbolic unity ; dans les années soixante, les formalistes parlèrent d’un ensemble de encomiastic conventions ; et le « nouvel historicisme », enfin, chercha ce principe organisateur dans les questions d’horizon d’attente, de performance et de réception.
Cependant, avec l’appareil conceptuel fourni par Deleuze et Guattari, il est possible d’approcher Pindare d’une manière autre, sans chercher un principe organisateur transcendant, c’est-à-dire, un principe qui serait extérieur à l’élaboration immédiate de l’œuvre, mais bien plutôt en cherchant un principe immanent, qui serait contenu dans le processus d’organisation interne du texte lui-même et de ses lieux. Ce processus d’organisation pourrait bien n’être rien d’autre que la création, dans le poème, d’un monde cohérent, formé par un ensemble de trajets où chaque lieu prend son sens dans sa relation avec les autres. Cet ensemble produirait à son tour un surcodage de la victoire aux jeux, faisant d’elle le pôle central qui organise un monde, tout en étant, simultanément, posée comme centre par ce même monde.
Une clef de lecture de l’épinicie et de son sens nous est peut-être donnée par Pindare au début de sa cinquième isthmique. Il s’y adresse à Théia, une divinité primordiale, la mère du soleil, de la lune, et de l’aube ; son nom signifie, littéralement, « celle qui brille », et on la retrouve, dans l’hymne homérique à Hélios, sous le nom d’Euryphaessa, « celle au vaste éclat ». L’ouverture, splendide, mérite qu’on la cite.
μᾶτερ Ἁλίου πολυώνυμε Θεία, σέο ἕκ
ατι καὶ μεγασθενῆ νόμισαν
χρυσὸν ἄνθρωποι περιώσιον ἄλλων:
καὶ γὰρ ἐριζόμεναι
νᾶες ἐν πόντῳ καὶ ὑφ᾽ ἅρμασιν ἵπποι
διὰ τεάν, ὤνασσα, τιμὰν ὠκυδινά-
τοις ἐν ἁμίλλαισι θαυμασταὶ πέλονται:Mère du soleil aux nombreux noms, Théia,
À cause de toi, les hommes honorent
L’or, comme plus puissant que toute autre chose ;
Et en rivalisant,
Les navires sur la mer, et sous le joug, les chevaux
C’est par l’honneur que tu leur confères, ô reine,
Qu’ils deviennent des merveilles dans les concours aux tourbillons rapides.
La déesse Théia est la source de la lumière, de l’éclat, et donc de la gloire, et aussi de tout ce qui a de la valeur. Mais surtout, plus outre, elle est la déesse du sens. Par l’honneur qu’elle confère, dans la brillance des choses, le réel s’élève jusqu’à devenir merveille. Cela, Pindare le dit encore ailleurs, dans sa huitième pythique, avec des vers qui sont restés ses plus célèbres :
ἐπάμεροι: τί δέ τις; τί δ᾽ οὔ τις; σκιᾶς ὄναρ
ἄνθρωπος. ἀλλ᾽ ὅταν αἴγλα διόσδοτος ἔλθῃ,
λαμπρὸν φέγγος ἔπεστιν ἀνδρῶν καὶ μείλιχος αἰών:
Créatures d’un jour ! qu’est-ce qu’un homme ? que n’est-il pas ?
L’humain est le rêve d’une ombre. Mais lorsque vient un rayon divin,
Un éclat brillant repose sur les hommes, et une douce éternité.
Cette lumière est la poésie de Pindare comme surcodage, comme excès de sens. Il existe une intimité profonde entre Théia et la poésie de Pindare, car elles sont un même processus ; celui qui transforme la matière aveugle et muette, le bois des navires et les tissus, muscles, et os des chevaux en merveilles. Pindare fait de son ode un processus actif qui produit sans cesse du sens, trop de sens, un excès de sens, du sens qui déborde de partout, décode et recode. C’est-à-dire que l’œuvre poétique de Pindare a notamment pour fonction d’organiser un monde de façon cohérente au moyen de trajets de déterritorialisation et de reterritorialisation, jusqu’à arriver à la création d’un réseau de territorialités organisées autour de la victoire. Mais de cette victoire elle-même, jamais un mot. On avait pensé au XVIIIe siècle que Pindare tâchait de relever son sujet en évitant d’en parler directement, y privilégiant des préoccupations plus élevées ; on se trompait. La victoire aux jeux est le vide central autour duquel s’organise l’ode. Il n’y a rien à en dire — ce sera ainsi au poème de Pindare de changer ce vide en merveille. Et cela prendra la forme d’une ritournelle.
La ritournelle, comme l’entendent Deleuze et Guattari, est une machine à différence : au sein du chaos, elle forme un centre stable, qui se distingue du milieu extérieur ; puis, son centre déterminé, elle organise un espace en repoussant à l’extérieur le chaos ; enfin, elle s’ouvre vers le dehors, en laisse passer quelque chose à l’intérieur, ou s’y élance elle-même. C’est le trajet paradoxal de la ritournelle ; sans cesse, elle crée une nouvelle territorialité, avant d’y laisser pénétrer quelque chose d’extérieur, ou bien de sortir elle-même vers ce dehors ; ce mouvement est toujours recommencé, toujours à recommencer. Deleuze et Guattari donnent l’exemple d’un enfant dans le noir, apeuré, qui pour se rassurer se chante une comptine, une ritournelle. Il se crée son espace, il l’habite. La ritournelle est toujours territoriale — on se trouve un axe, un point central, autour duquel on trace un territoire, et on en échappe, par des lignes de fuite, qui rejoignent d’autres territorialités, d’autres agencements. On en trouve un autre exemple dans le chant des oiseaux, les urinations des chats, ou les appels des loups. Dans tous les cas, que la ritournelle soit musicale ou physique, il s’agit de délimiter un espace qui devien le sien. Le chat urine pour définir un espace en opposition avec un dehors, et les cris des loups remplissent la même fonction, celle de produire, autour d’un centre, un espace, pour ensuite le parcourir. Le premier aspect de la ritournelle consiste donc en une tentative de former cet espace différencié du chaos ; la ritournelle crée un chez-soi, elle garde le chaos à l’extérieur. C’est ensuite qu’elle parcourt cet espace délimité, qu’elle l’organise, qu’elle l’informe. Le chat repasse sans cesse pour uriner dans son territoire, les oiseaux chantent et se répondent entre eux ; il s’agit alors non plus seulement d’avoir marqué la limite extérieure, la bordure d’un territoire, mais bien d’en organiser l’intérieur. Enfin, la ritournelle opère une ouverture, elle s’ouvre sur le dehors. C’est l’explication qui en est donnée dans Mille plateaux — plus tard dans Qu’est-ce que la philosophie, Deleuze-Guattari la décrivent sous un autre angle, encore tripartite : la ritournelle se cherche un territoire, se déterritorialise, puis se reterritorialise.
C’est pourquoi la ritournelle est si appropriée pour l’étude de la poésie de Pindare : il y établit des pôles territoriaux autour desquels il organise son poème, avant de procéder à de brusques sauts, qui font passer la narration non seulement à un autre lieu, mais encore qui la font avancer elle-même. Et c’est autour de ces pôles et des relations qu’ils entretiennent entre eux que naît un réseau qui ordonne un monde. Ce mode opératoire m’a ainsi apparu se prêter particulièrement bien à une analyse qui s’appuie non seulement sur le concept de ritournelle, mais aussi sur ceux de déterritorialisation et de reterritorialisation. Pour étrange qu’elle puisse sembler, cette approche n’est pas vaine. Elle permet, au moyen d’une pensée non-linéaire et non transcendantale comme celle de Deleuze et Guattari, d’analyser la poésie d’un auteur non-linéaire. Grâce à cet appareil méthodologique, les moyens d’expression et les pratiques discursives de Pindare peuvent bénéficier d’une approche qui fasse une place importante à une conception dynamique des déplacements géographiques, symboliques et poétiques de son œuvre.
L’épinicie de Pindare, en tant que processus de création de sens, s’organise comme ritournelle. Je commencerai par présenter de façon relativement abstraite le fonctionnement comme ritournelle de l’épinicie de Pindare, avant d’en donner une analyse directement dans le texte. Ainsi, autour de l’évènement lui-même, soit la victoire aux jeux, l’épinicie forme un territoire, d’abord par accumulation ; alors, le chaos reste à distance, dehors. Pindare forme un territoire autour de l’axe, du point central qu’est la victoire aux jeux. C’est dans ce territoire qu’il procède ensuite à un organisation de l’espace délimité ; il y forme des liens, jusqu’à ce qu’en émerge une logique immanente, qui est précisément la structure de l’épinicie individuelle. Ce sont des mouvements de déterritorialisation qui constituent un réseau en constante élaboration. Puis, des mouvements de reterritorialisation : c’est l’ensemble de ce réseau qu’il a tracé, qu’il vient ensuite rabattre sur la victoire aux jeux, pour la surcoder. Mais il n’y a pas que la simple énonciation de différentes territorialités qu’on rabattrait sur un objet — il y a la construction d’un réseau sémantique, d’un régime de signes, et toujours un excès, qui est plus que la somme des parties. Et cet excès déborde sans cesse l’expression, fait signe vers un dehors. On en trouve un exemple immédiat dans la première néméenne de Pindare, un de ses plus célèbres poèmes.
L’ode est composée pour Chromius, qui avait été le général du tyran de Géla, Hippocrate, puis de son successeur Gélon, et enfin, à la mort de ce dernier, qui était passé au service de Hiéron. Hiéron, qui régnait alors depuis Syracuse sur la majeure partie de la Sicile, l’avait en 476 nommé gouverneur de la ville d’Etna. L’ode s’ouvre ainsi, avec un vers de trois mots : « ἄμπνευμα σεμνὸν Ἀλφεοῦ », que je peux traduire ainsi : « lieu sacré où vint à nouveau respirer l’Alphée ». Le premier mot, ἄμπνευμα, ampneuma, signifie littéralement « respiration vers le haut ». Il convient pour le comprendre d’éclairer un certain épisode mythologique. Alphée était un dieu fleuve, coulant dans le Péloponnèse, qui poursuivait une jeune nymphe, Aréthuse ; il la pourchassa jusqu’à Ortygie, l’île rattachée à Syracuse, où elle fut métamorphosée en source, par Artémis. Or l’Alphée lui-même, qui avait poursuivi Aréthuse à travers tout le monde grec, se mit à couler sous la mer, pour réémerger sur l’île d’Ortygie, dans ce qui deviendrait désormais la source Aréthuse. Ces trois mots de Pindare racontent toute cette histoire : ἄμπνευμα, ampneuma, ce néologisme, c’est l’émergence de l’Alphée, qui, après avoir longtemps coulé sous terre, réémerge et peut respirer à nouveau, en arrivant à Ortygie. Mais c’est aussi une triple ligne de fuite : celle, d’abord, de l’Alphée qui échappe au Péloponnèse et erre horizontalement à travers tout le monde grec à la poursuite d’Aréthuse ; puis celle des Doriens, peuplade grecque qui vint en Sicile du Péloponnèse pour y fonder Syracuse ; et enfin, celle de Chromius, qui remporte la victoire au chariot à Némée dans le Péloponnèse et la ramène en Sicile. L’Alphée se cherche une territorialité, se déterritorialise, puis enfin se reterritorialise à Ortygie, comme la source Aréthuse, qui relie physiquement le continent qu’ont quitté les Doriens aux cités qu’ils ont fondées en Sicile. Tous ces trajets organisent les différentes territorialités non seulement comme un itinéraire discursif, mais encore comme un réseau cohérent. Empruntant ces différents trajets, les personnages mythiques de la poésie de Pindare se mettent en marche et parcourent le monde grec, l’écoumène, non pas portés par un but, avec un Ithaque qui attendrait au loin, mais plutôt portés par le seul désir de parcourir sans cesse ce territoire, d’en déterminer les extrémités. L’errance est absolue, elle ne cherche pas tant à relier un point A à un point B, qu’à visiter tous les lieux de la terre grecque. Cet élan me rappelle celui du narrateur de On the Road, si bien résumé dans cette question qu’on lui pose : « Tu vas quelque part, ou tu fais juste aller ? ». À proprement parler les trajets de Pindare ne mènent nulle part ; et c’est peut-être pour cela que les classiques se sont tant interrogés sur la forme de son œuvre. Elle ne mène nulle part, elle n’est pas linéaire — elle erre. Et pourtant il se dégage de toute cette errance, de ces trajets sans cesse recommencés, une logique profonde.
Pindare poursuit, dans les vers suivants :
κλεινᾶν Συρακοσσᾶν θάλος Ὀρτυγία,
δέμνιον Ἀρτέμιδος,
Δάλου κασιγνήταRejeton de l’illustre Syracuse, Ortygie,
Lit d’Artémis
Sœur de Délos
De l’Alphée et d’Aréthuse, Pindare passe à Ortygie, qu’il relie à Syracuse, puis à Artémis. Cette mention d’Artémis permet de reterritorialiser Ortygie par rapport à un autre agencement territorial, celui des centres sacrés de la Grèce : Délos, à l’est, vers l’autre extrémité du monde grec, au centre des Cyclades, répond symétriquement à Ortygie comme « σεμνὸν », lieu sacré. Pindare trace horizontalement un espace sacralisé, qui réunit en un seul plan de consistance les temporalités mythiques, historiques, et contemporaines. Ce plan de consistance, Deleuze et Guattari l’expliquent comme « ignorant la substance et la forme : les heccéités, qui s’inscrivent sur ce plan, sont précisément des modes d’individuation qui ne procèdent ni par la forme ni par le sujet1. » C’est-à-dire que les individualités qui s’y meuvent ne sont individuées que par ce qui, en leur étant immanent, fait qu’elles sont elles-mêmes. Il ne se trouve sur ce plan que des évènements et heccéités : Syracuse, Ortygie, Artémis, Délos. Et ainsi, grâce aux mouvements de déterritorialisation qui opèrent à un niveau physique, Pindare arrive à déterritorialiser également les temporalités, pour les mêler ensemble sur un seul plan. Il poursuit : « μεγάλων δ᾽ ἀέθλων / Μοῖσα μεμνᾶσθαι φιλεῖ », « la Muse aime à immortaliser les grands affrontements ». Cette mention de la Muse lui permet de passer immédiatement à une autre territorialité ; s’adressant à lui-même ou à la Muse, il commande : « σπεῖρέ νυν ἀγλαΐαν τινὰ νάσῳ », « sème aujourd’hui de la splendeur sur cette île », qu’il qualifie comme l’île « que Zeus seigneur de l’Olympe donna à Perséphone ». Pindare place donc la Sicile dans une position remplie de sens, en la triangulant par rapport au centre religieux de Délos, et par rapport à l’Olympe. Ensuite, grâce à cette même phrase, il effectue un trajet vertical, qui nous mène au royaume des morts, où règne Perséphone ; l’île est située, sur un axe vertical, à un niveau intermédiaire entre le royaume des dieux (l’Olympe) et celui des morts. C’est par une suite de mouvements de déterritorialisation par lesquels on passe sans cesse de la Sicile, à Syracuse, et à Ortygie, que le poème en vient à reterritorialiser son objet dans un nouvel agencement territorial. La Sicile est désormais un pôle autour duquel s’organisent horizontalement les centres sacrés de la Grèce, et verticalement le monde des dieux et celui des morts. Ce faisant, il mêle en une seule temporalité le mythe, l’histoire, et le présent : Zeus a donné à Perséphone la Sicile, avec un peuple « amoureux de la guerre bardée de bronze, un peuple se mariant souvent aux feuilles d’or des oliviers d’Olympie ». Tout en permettant de relier le peuple qui vit alors en Sicile avec un passé mythologique et divin, la mention d’un dernier centre du monde grec, Olympie, apparaît ici pour achever ce processus de formation d’un agencement territorial.
Assez vite, Pindare passe à la narration d’un épisode du mythe d’Héraclès, le qualifiant de « ἀρχαῖον λόγον », « discours ancien », qu’il met en marche « dans les vastes hauteurs de l’excellence ». Il s’agit d’un évènement peu marquant — Héraclès à peine né, Héra lui envoie deux serpents qu’il étrangle. Pindare y pousse la liberté syntaxique du grec ancien jusqu’à faire sauter l’organisation syntaxique de la phrase.
ὁ δ᾽ ὀρ-
θὸν μὲν ἄντεινεν κάρα, πειρᾶτο δὲ πρῶτον μάχας,
δισσαῖσι δοιοὺς αὐχένων
μάρψαις ἀφύκτοις χερσὶν ἑαῖς ὄφιας:
ἀγχομένοις δὲ χρόνος
ψυχὰς ἀπέπνευσεν μελέων ἀφάτων.Lui, droit,
Il releva droit la tête, et s’essaya pour la première fois aux batailles
En les tenant les deux par le cou
dans ses deux mains irrésistibles, les serpents :
Et par leur étranglement le temps
Expira leurs âmes de leurs membres indicibles.
La structure de la phrase fait d’abord tomber « le temps » là où le sujet devrait être « Héraclès » — c’est le temps, et non le héros, qui étrangle les serpents. Mais il y a plus grave : cette substitution affecte également les serpents, puisque le sujet qui « expire son âme » est bien le temps, et non les serpents. Héraclès et les serpents sont ensemble dissous dans une seule temporalité, un devenir absolu, où les sujets disparaissent dans un plan de consistance. Ce qui agit et ce qui subit l’action est confondu — Pindare a complètement rompu sa syntaxe pour nous le faire sentir. L’espace de la ritournelle s’est ouvert sur le dehors ; elle y jaillit, et il n’y a plus de sujet, ni de forme. Son trajet, débuté par l’établissement d’un pôle central, puis poursuivi par les connections établies entre différentes territorialités, s’accomplit ici dans ce jaillissement sur le dehors. Là-dessus, Deleuze et Guattari sont clairs : « Un livre n’existe que par le dehors et au-dehors2. »
Plus loin dans le poème, Pindare raconte une intervention de Tirésias, qui affirme à Amphitryon qu’après de longs travaux, Héraclès vivra en paix pour l’éternité (τὸν ἅπαντα χρόνον). Ce temps qui apparaît deux fois, c’est une éternité comme force active, un dehors. Cet endroit où la ritournelle avait jailli, elle l’avait longuement préparé par son jeu de déterritorialisations et de reterritorialisations des agencements territoriaux et des temporalités. Il avait fallu d’abord construire une seule temporalité réunissant les temps mythiques, historiques et contemporains, et ce précisément au moyen d’un jeu d’agencement territoriaux (la source Aréthuse, l’Alphée, la Sicile, Zeus, Héraclès). Ainsi, à différentes territorialités avaient été associés différentes temporalités. Les trajets reliant ensemble ces territorialités, peu à peu, avaient non seulement uni un monde cohérent, mais fondu ensemble tous ces temps.
On l’a vu au départ — l’ode commence par définir un agencement territorial autour de la victoire aux jeux, et dans cet espace, elle forme des réseaux organisés par des mouvements de déterritorialisation et de reterritorialisation ; enfin, elle s’ouvre sur le dehors, ou bien y jaillit. Ce fut d’abord l’Alphée et son planomène, avec Aréthuse, Ortygie, Délos, l’Olympe, la Sicile, tout cela s’organisant à l’intérieur despace délimité. C’était tout un devenir divin, héroïque et historique qui s’agençait autour de la victoire ; on y voyait passer Perséphone qui assurait la fertilité de la Sicile, puis la fuite d’une nymphe et d’un fleuve qui liait au Péloponnèse Syracuse et son île d’Ortygie, et en arrière, le mouvement des Doriens, qui viendraient fonder la cité. Les temporalités se fondaient ainsi dans un plan de consistance où tout communiquait. Des retours en arrière comme en avant, avec le passé mythique comme la prophétie portant sur l’avenir, avaient formé différents trajets cette fois temporels, qui étaient venus organiser l’espace et le temps, autour de l’axe de la victoire aux jeux. Au départ, il s’était agi de territoires, où la narration nous faisait passer de l’un à l’autre ; puis il était devenu apparent que le trajet concernait également la marche du temps. Enfin, la ritournelle en était arrivée à une ouverture. Elle avait joué avec les temporalités ; et soudain elle s’élançait dans le dehors, par un mouvement de déterritorialisation absolue, une ligne de fuite qui emportait l’organisation du langage derrière elle. Et puis on comprend : d’abord l’Alphée et sa réémergence, puis à la fin Héraclès qui recevrait la vie éternelle, tout cela mêle dans un jeu inextricable le passé et l’avenir, avec, au centre, le temps, comme agent immédiat et éternel.
Cette économie interne de l’ode, c’est celle de la ritournelle, dont le matériau, disent Deleuze-Guattari, est le temps. La Muse, avait dit de son côté Pindare, aime à immortaliser les grands concours. Car immortaliser, pour Pindare, c’est brancher sur des agencements territoriaux et sur des devenirs l’évènement dont il fait le centre de son poème, le pôle qui régit tout un monde, et que tout un monde régit. Ainsi, autour de la victoire aux jeux comme pôle central, est venue se développer une multiplicité de trajets, tantôt formés de mouvements de déterritorialisation, tantôt soumis à des processus de reterritorialisation. Ces trajets avaient ensemble produit un monde cohérent ; ils parcouraient la surface lisse de l’ode, y traçaient des lignes de fuite, et l’ouvraient enfin sur un dehors. Il s’agissait de décrire la surface du monde connu, et par ce parcours, de l’organiser selon une logique immanente, une logique en devenir constant, définie et redéfinie sans cesse par son propre développement. C’est là la forme de la ritournelle : autour du centre qu’est la victoire aux jeux, Pindare organise tout un espace, un ensemble de territorialités, par une suite de trajets, d’allers et de retours, avant enfin de l’ouvrir sur le dehors, de s’y projeter.
Comprendre la poésie de Pindare sans faire référence à un régime transcendantal, à un principe organisateur extérieur, c’est laisser parler sa poésie, la sienne comme la nôtre. Ce n’est pas interroger un passé comme passé, pour en faire l’autopsie, c’est dialoguer avec sa présence. Mais cela ne revient pas à se demander « en quoi Pindare est-il encore pertinent aujourd’hui », position réactionnaire comme celle qui revient à s’extasier sur une supposée « expérience humaine » partagée de tous temps. Et puis ce n’est pas non plus de fantasmer une origine, une fondation, placée chez les poètes et penseurs de la Grèce ancienne — pensée impérialiste et simplement erronée. C’est accepter de se retrouver avec chaque nouveau vers dans un nouveau lieu, et c’est se mettre, soi, devant la présence d’une parole, en suivre les mouvements, les intensités et les affects, et, peut-être, y répondre.
Ulysse Carrière-Bouchard réalise une maîtrise en études classiques à l’Université de Montréal, sous la direction d’Elsa Bouchard. Son mémoire porte sur les liens entre l’immortalité et la parole poétique chez Pindare, poète de la Grèce archaïque.