Marie-Hélène Perron, 2e cycle, Université McGill
Résumé : Le texte suivant s’attardera sur la filiation entre deux recueils de poésie québécoise : Poésies (1904) de Nelligan et Les îles de la nuit (1944) d’Alain Grandbois. Séparés par environ quarante années, ces deux recueils sont tous deux emblématiques du recours à l’Extrême-Orient qu’effectue la littérature québécoise de la première moitié du vingtième siècle. Dans le cas de Nelligan, comme dans le cas de Grandbois, l’Extrême-Orient est un passage obligé dans le trajet qui mène vers l’investissement du soi. Passer par l’Asie, physiquement ou en imagination, leur permettra ultimement de se libérer du poids du temps qui pèse sur leur écriture.
L’Extrême-Orient1 offre une présence assez constante dans l’histoire littéraire du Québec. Apparaissant au début du XXe siècle dans les Poésies (1904) d’Émile Nelligan comme assez proche de l’« abstraction idéale et immuable2 » qu’Edward W. Saïd déconstruira dans son Orientalisme (1976), l’Extrême-Orient n’eut dès lors de cesse d’être invoqué dans les œuvres des poètes québécois tout au long du XXe siècle, de Jean-Aubert Loranger à Alain Grandbois, de Josée Yvon à Serge Patrice Thibodeau3. Horizon éloigné, visité presque exclusivement en imagination par ceux qui le mettent en scène, il est gouverné par ce que la théorie postcoloniale reconnaît comme « toute une batterie de désirs, de répressions, d’investissements ou de projections4 ».
Le trajet effectué vers l’Extrême-Orient par la poésie québécoise est à ses débuts strictement textuel. Les référents orientaux des poèmes de Nelligan sont issus d’un imaginaire construit par d’autres auteurs, principalement français, tirant leurs sources et leur inspiration de récits de voyages rapportés, déjà représentations5. Au tournant de la seconde moitié du siècle, pourtant, un recueil de poésie est publié pour la première fois par un auteur du Québec ayant effectué un trajet réel vers les pays d’Extrême-Orient : Les îles de la nuit (1944) d’Alain Grandbois. Étudiés côte à côte, les recueils de Grandbois et de Nelligan posent la question suivante : quel impact produit une connaissance de première main6 du référent extrême-oriental sur sa représentation poétique ?
Passer par l’Extrême-Orient, pour le sujet poétique de Nelligan et de Grandbois, c’est avant tout s’offrir la chance d’échapper à la concrétude immédiate du monde qui les entoure. Le trajet est, dans les deux cas, une fuite. Ce qu’il permet, je l’appellerai ici échappée temporelle. En se frayant un accès vers un autre espace-temps, le sujet poétique des deux recueils se libère de la linéarité du sien, soit celle qui le mène à une finalité inévitable. Une fois passé par l’Extrême-Orient, le soi peut alors entreprendre un autre trajet : celui vers son intériorité personnelle et créatrice.
Le trajet de Nelligan : matériel et imaginé
Émile Nelligan et son unique recueil de poésie, paru en 1904, ont frappé l’imaginaire culturel québécois de manière si marquée qu’il n’y a plus rien de hasardeux à déclarer qu’ils ont tous deux accédé au rang de « mythe7 ». Que ce statut leur soit accordé parce que Nelligan se serait imposé comme figure du destin national, ou parce que le complexe discursif entourant son œuvre, cette « matrice narrative8 » constituée progressivement au fil du siècle, aurait « tissé des liens avec l’histoire, la politique, le littéraire et la société dans son ensemble9 », il n’est plus question de le contester, ni de contester que les Poésies aient laissé un véritable « héritage nelliganien10 » étendu sur maintenant plus d’un siècle. Nelligan est le premier poète québécois, au sens où « pour la première fois au Canada français », il était quelqu’un se présentant exclusivement comme poète, souhaitant consacrer « toute sa vie à la poésie », en faire une « vocation » et une « façon d’être11 ». À la lumière du relevé des référents extrême-orientaux présents dans ses poèmes et de l’explicitation de leurs fonctions, une approche critique thématique permettra de jeter un regard nouveau sur ces manifestations de l’Extrême-Orient, parmi les premières à l’œuvre dans l’histoire littéraire québécoise. Celles-ci s’imposent, par le statut de leur auteur et de son œuvre, comme une des sources ou origines d’une tendance remarquée dans les recueils du XXe siècle, comme celui d’Alain Grandbois, Les îles de la nuit.
Si la poésie chez Nelligan est « naturellement exotique12 », c’est qu’elle lui provient tout d’abord d’ailleurs, et qu’elle lui permet d’échapper au cadre régionaliste qui aurait pu la restreindre. Nombreux sont les critiques à avoir remarqué les influences françaises, parnassiennes et symbolistes à la source des vers de Nelligan, et certains les ont même déplorées : c’est le cas de Louis Dantin, qui lui reproche d’avoir « emprunté à d’autres poètes, non des formes, mais des sujets, des inspirations dont il n’avait que faire, au lieu de cultiver sa riche et puissante originalité13 ». Dans une complainte aux accents régionalistes, Dantin regrette que Nelligan n’ait pas donné de « cachet canadien à ses ressouvenirs étrangers14 ». Ce sont pourtant ces « ressouvenirs », allant du Proche et du Moyen jusqu’à l’Extrême-Orient, qui nous intéressent.
Les mentions significatives de l’Extrême-Orient au sein du recueil de Nelligan se situent toutes dans la section « Pastels et porcelaines15 ». Dantin la qualifiait de « poésie du mobilier […] artificielle et bien usée16 ». Que les référents extrême-orientaux se manifestent dans cette section n’a rien de surprenant lorsqu’on considère, avec Edward W. Saïd, que l’Orient est « partie intégrante […] de la culture matérielle de l’Europe17 ». Chez Nelligan, tout ce qui se rapporte à lui est matériel : il est question, dans cette section, d’un soulier aux boucles de « soie18 » (« Le soulier de la morte »), d’un châle « japonais » (« Vieille romanesque »), de services en porcelaines « du Japon » (« Vieille armoire »), et de tissus de sofas « de Niphon » (« Éventail »). Tous réfèrent vraisemblablement au Japon, ce qui compte tenu des inspirations françaises de Nelligan, semble lié la mode des arts décoratifs du Japonisme. Rappelons que le Japonisme prit son essor en Europe lors de la seconde moitié du XIXe siècle, après l’ouverture forcée du Japon au reste du monde19. L’exportation massive d’estampes et autres artefacts d’art qui en résulta fit que l’esthétique matérielle japonaise connut une popularité toute particulière en France de 1860 à 1890, popularité qui s’étiola vers la fin du siècle. L’intérêt de la scène littéraire française pour le Japon suivit de près cette tendance. Il se poursuivit même au-delà au début du XXe siècle, mais en invoquant le Japon différemment, comme avenue potentielle pour explorer de nouvelles formes. Par exemple, les poètes de La Nouvelle revue française, dans les années 1920, explorèrent le haïku et le uta. Entre 1896 et 1899, années où Nelligan rédige son œuvre, le Japonisme matériel des arts visuels et décoratifs paraît quant à lui déjà démodé aux auteurs français auxquels Nelligan emprunte ses référents, conséquence des « chronologies déphasées qui rythment les durées respectives des littératures française et québécoise20 ».
Le vieux ou l’ancien
Cela transparaît dans les quatre poèmes de la section faisant référence au Japon. Chacun d’entre eux contient un lexique associé très explicitement au passé ; on sent que le recours aux référents matériels japonais est déjà d’ancienne mode. Dans « Éventail », le « bocart des sophas de Niphon » (« E ») se situe dans un salon d’une ancienneté marquée jusqu’à la surenchère : le vers « Dans le salon ancien à guipure fanée » (« E ») revient par trois fois à l’identique. Le soulier aux boucles de soie du poème « Le soulier de la morte » est quant à lui « d’ancienne mode » (« SM ») ; il gisait « au fond d’une commode ». La « Vieille romanesque » du poème suivant, Mademoiselle Adèle, qui enserre autour d’elle un « châle japonais », est le « modèle » du « cloître d’anciennetés » (« VR ») dans lequel elle reste pour lire. Elle feuillette un roman « jaunissant », comme elle le faisait « à vingt ans »: par cette lecture, entourée de son châle qui, comme elle, rappelle les temps passés, la « vieille » (« VR ») Mademoiselle Adèle peut effectuer une sorte de retour dans le temps. Finalement, dans la « Vieille armoire » du dernier poème, ce « reliquaire » de bois « aux odeurs d’anciennes laines », se trouvent de « vieilles porcelaines » qui dorment, des « services du Japon qui disent l’autrefois ». Par-delà la connotation démodée que le Japon des arts décoratifs porte, son association aux « anciennetés » (« VR »), « qui disent l’autrefois » (« VA »), suit un des topos par excellence de l’orientalisme : l’Orient existerait dans une temporalité différente, éloignée, selon une culture ancienne, ancestrale et archaïque qui serait éternellement figée dans un passé immuable. La temporalité ancienne à laquelle les référents japonais appartiennent est aussi un rappel constant de la mort, finalité escomptée de chaque chose. On relève des termes comme « défunts », « deuil » et « morte » (« SM »), « froid et funèbre » (« SM »), « froides comme des yeux de morts » (« VA »), et même « embaumée » (« SM »), soit cet étrange état entre vie et mort. Les choses du passé résistent au temps, matériellement et poétiquement : c’est la particularité extrême-orientale.
Si ces référents japonais paraissent associés au passé et à la mort, il ne faut pas considérer leur spécificité temporelle comme péjorative : elle est constamment magnifiée, alors que les termes renvoyant au passé et à la mort sont superposés à des termes associés à la richesse et à la vie. L’étoffe des sophas de Niphon n’est pas passive, éteinte, ou défunte ; elle « fleurit » (« E »). Le motif de la floraison, soit de la naissance (ou de la renaissance) est repris dans deux des autres poèmes : la vieille armoire qui contient le service de porcelaine japonaise a fait naître, sur « des lèvres de roi », de « vieux jardins fleuris » (« VA ») ; et la vieille romanesque est installée pour lire « près de ses pots de fleurs » (« VR »). Ces reliques anciennes, mais en quelque sorte toujours vivantes et florissantes, ont aussi beaucoup de valeur : le brocart des sofas est « tout peint de grand lys d’or » (« E »), le soulier aux boucles de soie est « gris et or » (« SM »), et le service de porcelaine de la vieille armoire, conservé dans un espace aux « parfums de choses d’or », est, lui, « vénéré », car il a servi à de « riches repas » de « rois » et de « belles châtelaines » (« VA »). Précieuses et vivantes malgré le temps qui a passé, les anciennetés orientales ont quelque chose de fascinant, et interpellent le poète au point de le mener à l’écriture. L’usage de l’Extrême-Orient et de la temporalité particulière qui y est attachée permet, ultimement, la création et l’expressivité individuelle.
La mémoire et le souvenir
Ces objets anciens, bien qu’étrangers, n’évoquent pas de paysages lointains et grandioses, qui offriraient au poète matière à être transporté ailleurs ; ils permettent plutôt au poète de plonger en lui-même, en son « intériorité pathétique21 » par les procédés personnels et subjectifs que sont le rêve, l’imagination et le souvenir. Dans ces quatre poèmes, l’intime occupe tout l’espace, et le référent oriental, par sa présence étrange mais précieuse entre vie et mort, permet d’y accéder. Le soulier aux boucles de soie est un « soulier du souvenir », qui rappelle au poète les malheurs que son « âme » (« SM ») a vécus durant toute l’année suivant la mort de l’être aimée. La vieille romanesque, enrobée de son châle, « divague », « disperse » et « rêve », tant « attendrie » qu’elle ne remarque plus les visages « moqueur[s] » (« VR ») qui l’observent du dehors de sa fenêtre. Elle feuillète, « comme à vingt ans […] un roman de Dumas » : répétition d’un geste qui plonge le soi dans sa mémoire et son propre passé. Les services à thé, dans la vieille armoire « reliquaire d’antan », « disent l’autrefois » et permettent au poète d’accéder à la « spectrale mémoire » (« VA ») des temps passés. Finalement, « quand l’heure vibre en sa ronde effrénée », les objets de la pièce où se trouvent les sophas de Niphon revivent comme au « soupçon » (« E ») de leurs anciens propriétaires : le passage du temps permet leur résurrection. D’aussi loin que proviennent les artefacts japonais évoqués par Nelligan, ces derniers n’ouvrent pas un passage vers le monde extérieur dans toute son immensité, mais bien vers ce qui est enfoui dans le soi, par la référence à la rêverie ou au souvenir.
L’Extrême-Orient de Nelligan est caractérisé par ses spécificités temporelles, entre passé et présent, vie et mort, à la fois floraison et embaumement. Il permet ainsi au poète de s’extirper du temps linéaire dans lequel il existe. L’ouverture de cet espace poétique hors du temps est ce qui permet l’accès à l’intériorité personnelle, en provoquant souvenirs, rêves et imagination. Il libère l’écriture de la pensée de la mort qui peut la saisir, et permet un trajet vers un lieu où l’investissement du soi est finalement possible.
Le trajet de Grandbois : géographique et universel
>Alain Grandbois poussera lui aussi son sujet-poète à chercher cette échappée temporelle qui mène vers le soi écrivant. Écrivain voyageur par excellence de l’histoire littéraire québécoise, il emprunte toutefois un autre trajet vers l’Extrême-Orient pour y arriver : celui-ci n’est plus seulement textuel ou imaginé, mais bien géographiquement concret. Grandbois est entendu par la critique québécoise comme l’écrivain qui fit « les voyages les plus extraordinaires et celui dont l’écriture même est la plus profondément marquée par les déplacements, les errances ou les transmigrations22 ». « Objet unique23 » de la littérature québécoise, le premier de ses recueils de poésie, Poëmes (1934), fut publié en plein cœur de la Chine, à Hankéou, et la critique ne manque pas de soulever que l’espace chinois s’inscrit « au cœur de l’œuvre poétique de Grandbois24 ». De ce recueil, disparu selon certaines versions dans un typhon, selon d’autres dans son transport au retour de la Chine25, il ne serait resté que quelques copies. Jacques Brault mentionne toutefois que les sept pièces du recueil ont été incorporées (avec quelques variantes) aux Îles de la nuit. Ces poèmes sont ainsi entourés d’une aura de mythe et d’exotisme qu’explicite bien Marcel Fortin, reprenant le commentaire de Willie Chevalier :
Tout se passe comme si la critique québécoise en quête du Livre, du texte fondateur (et mythique) de la modernité poétique locale, l’avait découvert dans cet objet englouti insaisissable: les Poëmes d’Hankéou — objet « exotique » dont, juste retour des choses, « presque toute l’édition gît quelque part dans les eaux asiatiques26. »
Contrairement à Nelligan qui n’est jamais lui-même allé en Extrême-Orient, Grandbois, qui y a publié son premier recueil, n’invoque aucun référent extrême-oriental explicite dans la version finale de Les îles de la nuit. Alors qu’il a écrit des œuvres en prose se situant en Extrême-Orient directement avant (Les voyages de Marco Polo, 1941) et après (Avant le chaos, 1945) ce recueil, Grandbois n’use ni de la forme poétique orientale, ni de ses référents, pour « exotiser » les vers de ses poèmes. Considérant ses manuscrits avec sévérité, il laisse toutefois de côté beaucoup de vers contenant des référents orientaux. Entre autres, ceux-ci, des plus évidents : « comme la brume de Shanghai tu nais / dans le matin », ou « jonques de Huang-P’u / pareilles à des veuves résignées27 ». Une fois ces vers écartés, la version finale du recueil ne contient ni indication géographique précise, ni repère historique, ainsi qu’aucune mention d’objets, de plantes ou d’animaux d’Asie. Grandbois semble être préoccupé par la volonté de « ne pas faire de récits trop exotiques28 » et d’éviter « le pittoresque d’autres latitudes et d’autres mœurs pour le plaisir d’un dépaysement imaginaire29 ». Que son objectif ait été d’inventer « un langage neuf, une forme neuve, sans véritable filiation reconnue30 » ou non, Les îles de la nuit semblent surtout être une manifestation du désir de trouver, en passant par l’Extrême-Orient, non plus l’autre, ni le même, mais bien « un autre soi-même31 », libéré du poids du temps qui l’écrase. Pour accéder à ce soi, Grandbois n’a pas besoin, tel Nelligan, d’invoquer explicitement des référents extrême-orientaux ; il lui suffit plutôt, comme l’explique Jacques Brault en préface, de se « dépayser, d’aller là-bas32 ».
Les départs impossibles
Les poèmes des Îles de la nuit présentent un désir marqué du sujet-poète de se connecter au monde qui l’entoure, et ce désir se traduit par autant d’efforts et de départs constants en sa direction. Ces départs sont toujours infructueux, car le monde se présente sans cesse dans un non-sens qui rend impossible tout véritable rapport sain avec lui. Le « je » évoque à de nombreuses reprises l’envie qu’il a de se rapprocher des autres, lorsque par exemple il dit tenter « d’atteindre ce formidable secret du bout de la nuit / Et cette aube légendaire des autres33 ». Il entreprend des départs vers le reste du monde, seul – « Ah je poursuivais l’interminable route / les villes derrière moi et les hommes sous la pluie » (IN, 63) – ou accompagné – « N’étions-nous pas partis […] / Nos yeux vissés plus loin que les éternités […] / N’étions-nous pas partis comme ces voiles pour des mers indéfinies » (IN, 30-31). Les références à ces trajets qu’il a effectués vers quelque chose de « plus loin que les plus lointains horizons » (IN, 53) se font toujours au passé. Le présent révèle qu’ils ont tous été effectués en vain, car très tôt, le poète voit « s’évanouir les mondes », et constate « que les grands oiseaux des promesses s’abattaient d’un coup » (IN, 66).
Les départs vers ce « plein d’appels lointains » (IN, 52) semblent être propulsés par une « faim de durer » (IN, 53), d’aller « au-delà des régions dévorées par le temps » (IN, 48). Durer, toutefois, est impossible pour le sujet-poète, comme pour tous les hommes : la mort menace toujours à l’horizon. C’est ce qui explique pourquoi ces départs sont nécessairement voués à l’échec. Le monde ne répond pas aux attentes du « je », et se présente ainsi à lui comme vide de sens, incapable d’offrir un quelconque réconfort à sa détresse. L’aube est « hypocrite », le ciel empli de « mortelle incohérence » (IN, 49) ; la « terre et la mer / Glissent dans le temps » (IN, 39) ; les « horizons » sont « morts » (IN, 35). Le contact avec les autres se présente comme tout aussi décevant que le contact avec le monde matériel : « Oh je sais j’ai tenté de leur parler ils me / répondaient dans une langue étrangère » (IN, 63). Les relations sont impossibles pour le poète car elles sont écrasées par le poids du temps. Il déclare à son aimée : « Ce qui me vient de toi […] / malgré ton sourire comme un départ de barques blanches […] / La nuit me l’enlèvera » (IN, 45). Ainsi, comme l’exprime Richard Gingras, « les constats qu’imposent au Je la contemplation froide du réel et l’appréhension lucide du temps […] entrent en conflit direct avec sa faim de lumière et d’éternité34. »
La fuite hors du temps
Le temps est chez Grandbois « prédateur35 ». Il n’est pas possible d’arrêter sa course, ni de le fuir ; il vole tout, et plonge le poète dans une « angoisse36 » profonde face à la mort. C’est le temps qui empêche le poète d’entretenir un rapport sain avec le monde, car il le force à toujours vivre dans la crainte de tout perdre : « Ce qui hier existait / Ce qui nous est aujourd’hui accordé / tout nous dépasse et nous vole » (IN, 38). Le poète, dans la hâte, peut tenter d’échapper à l’emprise du temps, mais cela le fait vivre dans un constant état d’alarme et d’inquiétude. Lorsqu’il prie son aimée d’essayer de fuir avec lui, il dit entendre « avec épouvante le tonnerre du temps éclater dans [s]es veines » (IN, 67). Il craint le passage du temps avec une nervosité qui lui fait sans cesse répéter ses appréhensions : « Est-ce déjà l’heure / Ma tendre peur / Est-ce l’heure l’heure / De demain » (IN, 39). Les moments qu’il passe avec son aimée sont envahis par la hantise de « toutes les choses possibles de l’instant qui ne seront jamais » (IN, 27) : la linéarité du temps nourrit cette hantise. Cette crainte de la temporalité linéaire, qui mène à une finalité inéluctable, pourrit la relation du sujet à l’instant présent. La mort ternit d’angoisse le peu de vie à laquelle le sujet et son aimé ont droit.
Le poète alors s’interroge : à quoi bon l’existence dans le monde, s’il est impossible d’échapper au temps? Si « tout cela est trop tard » (IN, 73), alors « Pourquoi POURQUOI » (IN, 55) s’acharner ? Au milieu de toute cette angoisse, une échappée se présente toutefois, qui permettrait de survivre au temps, et donc de s’en libérer : le songe. Il atteint chez Grandbois un rang d’idéal : « Rien n’est plus parfait que ton songe / Tu t’abîmes en toi et tu crées / Le paysage ultime de ta beauté / tout le reste est mensonge » (IN, 38). Le poète affirme vouloir « la vie même de [s]on songe », car songer lui permet d’inventer, de « créer » un « univers » qui possède « sa propre clarté », qui lui appartient à lui seul, et qui sera « englouti » (IN, 73) avec lui lors de sa perte. Le monde réel peut être aussi matière à songe et à écriture, et c’est en le disant, en le sortant du « silence », qu’il est possible de le faire échapper au temps et de l’inscrire dans l’éternité.
Comme le remarque Brault, « il n’y a de délivrance possible que par la poésie, non seulement littéraire ou artistique, qui donne accès à une autre vie au sein de la vie37 ». En sortant du silence le temps qui s’écoule, le moment présent peut être nouvellement apprécié en tant qu’« instant magnifié », qui offre « une éternité miniature, un concentré d’extase, fugace certes mais réel aux corps – et – âmes qui l’éprouvent et du coup s’illimitent38 ». La destinée humaine n’a donc de sens chez Grandbois que si elle parvient à capturer l’instant présent, pour se libérer du poids du temps et de la mort, inévitables. Dans l’instant présent, il est enfin possible d’apprécier le monde sous une nouvelle clarté, qui s’offre au poète lorsque celui-ci prend le temps d’y songer. Le poète des Îles de la nuit dit avoir dû traverser le monde pour en venir à trouver sa vérité ; cela fait écho à Grandbois, qui a traversé le monde pour en venir à l’écrire. Dans les deux cas, le trajet vers l’Extrême-Orient permet l’atteinte d’un état idéal, où l’être n’est plus sous l’emprise fatale du temps, mais où il a trouvé sa vérité, et où l’écriture, la manifestation du soi intérieur, est enfin possible.
Échapper au temps, afin d’atteindre le soi
Si quelque quarante ans séparent les recueils de poésie de Nelligan et de Grandbois, et que les différences entre leurs approches de l’écriture de l’Extrême-Orient sont importantes, leurs similitudes sont plus que significatives. Nelligan, n’étant jamais lui-même allé en Asie, invoque à outrance les référents matériels appartenant à cette région du monde. Grandbois, qui a publié son recueil de poésie en Asie, ne fait jamais mention de référents extrême-orientaux d’aucune sorte dans ses poèmes. Les deux ouvrages, toutefois, témoignent d’un rapport complexe à la progression du temps, constante, qui rapproche tout être de sa fin inévitable. Les deux recueils, également, passent par l’Extrême-Orient pour trouver une échappatoire à la mort, et aux mauvais sentiments qu’elle inspire. Cette échappatoire est la même dans les deux cas : elle se trouve dans la recherche, l’atteinte, et finalement l’expression de l’intériorité créatrice.
Grandbois et Nelligan, en tant que poètes québécois parmi les plus étudiés du XXe siècle, témoignent par leur œuvre du fait que les références à l’Extrême-Orient peuvent difficilement être comprises comme des tentatives d’élargissement des horizons des auteurs ; ce qui est plutôt cherché est une plongée vers le soi. Cette plongée n’est pas à considérer comme un repli, mais comme une occasion d’explorer, ce qui permettra éventuellement l’ouverture de l’intérieur. Car cet intérieur, progressivement libéré du poids du temps, à la suite de son passage par l’Extrême-Orient, demeure mystérieux : l’identité créatrice, dépouillée de ce qui l’encombrait, reste à définir. La poésie de la seconde moitié du siècle continuera d’invoquer l’Extrême-Orient, et certains auteurs, comme Jacques Brault, reprendront même le trajet vers l’intériorité qu’effectuent Grandbois et Nelligan. Toutefois, depuis Grandbois, l’Extrême-Orient apparaît moins comme une « cohérence fabriquée39 » textuellement, et plus comme un espace à n’invoquer qu’en véritable connaissance de cause. La quête identitaire n’a plus à passer par l’ailleurs pour se réaliser ; devenue collective plutôt qu’individuelle à la faveur de la Révolution tranquille, elle paraît moins centrale à l’entreprise poétique aujourd’hui. Les trajets des poètes se multiplient, se dédoublent, se percutent, et le temps dans lequel ils s’effectuent apparaît moins que jamais comme linéaire.
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Entendu tout au long de cet article comme référent géographique et littéraire, aux contours vagues, regroupant généralement entre autres la Chine, le Japon et l’Inde. Voir Edward W. Saïd, L’Orientalisme: l’Orient creé par l’occident, Trad. Catherine Malamoud, Paris, Éditions du Seuil, 1980, p. 53.↩
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Ibidem, p. 39.↩
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Loranger, Yvon et Thibodeau, entre autres, ne seront pas utilisés pour cette analyse, mais leurs Signets et autres poèmes (Montréal, Les Herbes rouges, 2001 [1922]), Travesties-kamikaze (Montréal, Les Herbes rouges, 1976) ou Le quatuor de l’errance (Montréal, L’Hexagone, 1995) sont des recueils référant directement à l’Extrême-Orient qui pourraient éventuellement intéresser le lecteur.↩
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Ibidem, p. 39.↩
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Sur les auteurs français desquels Nelligan tire ses sources, voir Paul Wyczynski, Émile Nelligan : sources et originalité de son œuvre, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1960, (« Visages des lettres canadiennes »).↩
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Le voyage permet un témoignage d’autopsie (du grec ancien αὐτοπτικός) soit « voir par soi-même au présent », qui est une connaissance de première main, contrairement à la lecture, par exemple, du récit de voyage d’un autre, connaissance de seconde main. À ce sujet, voir François Hartog, Évidence de l’histoire : ce que voient les historiens, Paris, Éditions EHESS, coll. « Cas de figure », 2005.↩
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Laurent Mailhot, La littérature québécoise depuis ses origines, Montréal, Typo, coll. « Essai », 1997, p. 66.↩
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Pascal Brissette, Nelligan dans tous ses états : un mythe national, Montréal, Fides, coll. « Nouvelles études québécoises », 1998, p. 31.↩
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Ibidem, p. 36.↩
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Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2007, p. 165.↩
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Ibidem, p. 160.↩
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Ibidem, p. 162.↩
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Louis Dantin, « Préface », in Poésies, Montréal, Boréal, 2008, p. 25.↩
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Ibidem, p. 27.↩
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Huitième section du recueil d’après l’édition princeps, établie par Louis Dantin en février 1904.↩
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Ibidem, p. 26.↩
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Edward W. Saïd, op. cit., p. 30.↩
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« Le soulier de la morte » dans Émile Nelligan, Poésies, Montréal, Boréal, 2008, p. 173. Après cette phrase, toutes les références à l’œuvre poétique de Nelligan se feront dans le corps du texte de l’analyse, entre parenthèses, par les initiales du poème concerné. Seront aussi cités « Vielle romanesque » (175), « Vieille armoire » (176) et « Éventail » (169).↩
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Rappelons que l’arrivée du commodore Matthew Perry en 1853 mit fin à la politique d’isolement (sakoku) imposée par le shogunat Tokugawa. À ce sujet, consulter Andrew Gordon, A modern history of Japan : from Tokugawa times to the present, New York ; Oxford, Oxford University Press, 2003.↩
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Réjean Beaudoin, Le roman québécois, Montréal, Boréal, coll. « Boréal express », 1991, p. 10.↩
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Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, op. cit., p. 162.↩
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Nicole Deschamps et Jean Godin, « Présentation. Alain Grandbois, lecteur du monde », Études françaises, Vol. 30 / 2, 1994, p. 9‑13, p. 9.↩
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Jacques Blais, Présence d’Alain Grandbois, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Vie des lettres québécoises », 1974, p. 75.↩
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Nicole Deschamps et Jean Godin, op. cit., p. 12.↩
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Marcel Fortin (, « Le livre englouti ou la fortune critique des Poëmes d’Hankéou (1936-1965) », Études françaises, Vol. 30 / 2, 1994, p. 73‑81, p. 74‑75.) relève quelques prétendues causes de sa disparition : un « typhon imprévu », des « bandits communistes », et un « naufrage ». Jacques Brault, dans la préface aux Îles de la nuit, (, « Préface », in Les îles de la nuit, Montréal, Typo, 1994.), reprend cette dernière explication. Biron, Dumont et Nardout-Lafarge ne font mention que d’une « disparition » lors du transport du recueil en Chine (, Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, op. cit., p. 256.).↩
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Marcel Fortin (, op. cit., p. 78.), citant Willie Chevalier, « Notre personnalité du mois: Alain Grandbois », Le Digeste français, Vol. 136, 1951, p. 67. Compte rendu d’entrevue.↩
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Jacques Brault, op. cit., p. 9.↩
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Martin Robitaille, « Alain Grandbois et Paul Morand au Shanghai Club », Études françaises, Vol. 30 / 2, 1994, p. 41‑50, p. 49.↩
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Pierre Emmanuel, « Le droit à l’universel », Liberté, Vol. 2 / 3-4, 1960, p. 154‑155, p. 154.↩
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Martin Robitaille, op. cit., p. 49.↩
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Mounia Benalil et Gilles Dupuis, « Orientalisme et contre-orientalisme dans la littérature québécoise », Voix et Images, Vol. 31 / 1, 2005, p. 9‑13, p. 9‑13.↩
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Jacques Brault, op. cit., p. 16.↩
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Alain Grandbois, Les îles de la nuit, Montréal, Typo, 1994, p. 62. Dorénavant, toutes les références à ce recueil de Grandbois se feront dans le corps du texte de l’analyse, entre parenthèses, par les initiales IN et le numéro de page d’où la citation a été prise.↩
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Richard Gingras, Quête d’un au-delà du bout de la nuit l’opposition thématique ouverture-fermeture dans les Îles de la nuit d’Alain Grandbois, Mémoire de maîtrise, Université Laval, 2000, p. 22.↩
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Jacques Brault, op. cit., p. 10.↩
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Jacques Brault, Alain Grandbois, Paris, P. Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1968, p. 166.↩
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Jacques Brault, op. cit., p. 14.↩
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Ibidem, p. 14.↩
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Edward W. Saïd, op. cit., p. 35.↩
Marie-Hélène Perron est candidate à la maîtrise au Département des littératures de langue française, de traduction et de création de l’Université McGill. Elle rédige actuellement son mémoire, qui portera sur la représentation et l’influence de l’Asie au sein de quatre recueils de poésie québécoise du vingtième siècle.