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Introduction

Emma Gauthier-Mamaril et Madeleine Savart, directrices du dossier


Je ne demande pas où mènent les routes ; c’est pour le trajet que je pars.

Anne Hébert, Le torrent1

Lancer une revue, c’est entreprendre un trajet critique sans nécessairement savoir où celui-ci nous mènera. Le premier numéro a sans doute un caractère inaugural et, en d’autres circonstances que celles des règles de distanciation physique, un lancement aurait pu avoir lieu, où auteurs·rices, collègues, ami·e·s et curieux·ses se seraient joint·e·s à l’équipe de la revue Fémur pour célébrer la publication de ce numéro. Bien que la crise sanitaire actuelle nous oblige à reporter un tel événement, il est toujours possible de souligner cette première parution en réfléchissant à la direction qu’elle esquisse. « À toute idée de trajet s’associent les images d’un départ et d’un but2 », écrit Jean Starobinski : c’est en creusant cette notion que les analyses proposées par les contributeurs et les contributrices donnent le ton de la mission critique de Fémur.

Le nom trajet vient du verbe latin trajicio, qui signifie « lancer, jeter au-delà, faire passer d’un endroit à un autre, effectuer une traversée3 ». Construit avec le préfixe tra-, ce verbe latin exprime l’idée d’un déplacement à partir d’un point défini vers un ailleurs. Il charrie un sens dynamique, sans que les bornes physiques de ce déplacement soient définies, si ce n’est par opposition au point de départ. Le participe passé du verbe est rapidement substantivé dès l’Antiquité sous la forme trajectus et voit son sens restreint à la « traversée d’un fleuve4 », c’est-à-dire au parcours entre deux points distincts. À l’impulsion ouverte vers l’inconnu exprimée par le verbe s’oppose la détermination spatiale précise du déplacement dans sa forme nominale. De nos jours, ce sens précis est celui du terme traversée, apparu à la fin du XVIIe siècle, tandis que la notion de trajet, attestée dès le XVIe siècle, est riche de plusieurs sens combinant ces nuances sémantiques. Le Centre national des ressources textuelles et littéraires (CNRTL) enregistre deux définitions : le trajet est à la fois le « [f]ait d’aller d’un lieu à un autre, à pied ou en utilisant un moyen de transport » et un « [e]space, [une] distance géographique à parcourir ou parcouru(e)5 ». Là où, en latin, les sèmes du mouvement et de l’étendue étaient pris en charge par deux formes lexicales distinctes (infinitive et participiale substantivée), en français moderne, ceux-ci sont réunis en un seul terme.

Ce rapide parcours étymologique nous permet de mettre en lumière l’ambivalence de la notion : mieux, cela nous invite à l’explorer pour aller au-delà d’une idée intuitive de ce que peut être un trajet et en étudier diverses formes. Les déplacements peuvent être structurés de plusieurs manières : ils peuvent être singuliers ou doubles et peuvent suivre des progressions linéaires, parallèles, ou croisées, continues ou irrégulières. Le trajet peut être un parcours vers quelque chose, sans que ce dernier soit toujours déterminé à l’avance. Il est parfois errance, empruntant des chemins de traverse, des détours qui peuvent nous faire revenir sur nos pas. Le circuit l’épuise dans son ensemble, là où l’étape et la station n’en retiennent qu’une portion. Il peut enfin être conçu en termes de cheminement, progressif ou lent, ou encore comme pérégrination ou expédition, souvent plus lointaines et riches en aventures, voire en difficultés. Loin d’être exhaustif, ce panorama d’autres termes regroupés sous l’hyperonyme trajet invite à sortir d’une définition trop stricte. Les contributeurs·rices de ce numéro ont interrogé cette notion polysémique en posant des gestes critiques variés et dans des corpus et des genres différents : de l’Antiquité à l’extrême contemporain, les auteurs·rices ont travaillé la notion du trajet en analysant tour à tour des romans, de la poésie, des relations, des correspondances, des carnets et des essais critiques. Nous les en remercions : cette diversité nous a permis d’agencer les articles du dossier en une réflexion organisée qui fait honneur à la richesse conceptuelle du trajet.

Les travaux critiques sur la littérature viatique6 montrent bien que le déplacement d’un personnage permet à de multiples enjeux discursifs de se croiser : tout au long du fil narratif spatio-temporel se tissent des moments de découvertes, d’apprentissages et d’évolutions qui engendrent de nombreux mouvements rétrospectifs. La prise de distance géographique avec la société d’origine du narrateur, qui peut également être celle du lecteur réel, ouvre souvent à une réflexion narrative sur les cadres socioculturels qui structurent individus et sociétés. Cette perspective est ici investie dans un texte d’Ancien Régime et dans un roman contemporain, chacun la présentant différemment.

Dans son article sur L’Histoire des Sévarambes (1677-1679) de Denis Veiras, Erik Stout se propose d’envisager de concert le cheminement vers le savoir du Capitaine Siden, narrateur et personnage principal, et celui de Sévarias, fondateur de la civilisation sévarambe que le voyageur et son équipage découvrent en abordant les terres australes. En analysant les répercussions collectives de ces deux quêtes individuelles, E. Stout nuance l’utopie sévarambe : selon lui, cette société repose sur des modalités autoritaires d’acquisition et de transmission du savoir. Quand bien même c’est une vérité univoque et exclusive qui en est le fondement, elle n’est pas unanime chez les Sévarambes : Stout souligne alors qu’une réflexion sur les chemins de la connaissance peut germer chez le lecteur, dès lors que celui-ci est en mesure de saisir les difficultés et les épreuves exposées dans le roman. Étudiant The Road (2006), de Cormac McCarthy, Apolline Christakis explore les méandres de la détresse psychologique et de l’insécurité ontologique du père, qui essaie de protéger son enfant alors même que les deux sont condamnés à marcher dans un monde dévasté et hostile. C’est pourtant ce lien filial qui semble les soutenir dans leur quête d’un monde qui n’existe plus. Ils deviennent alors des figures allégoriques de la possibilité d’un salut malgré l’inhumanité des autres personnages, donnant ainsi l’espoir de conserver les valeurs de la compassion et de la charité.

Là où ces deux articles s’intéressent au déplacement spatial, dans la mesure où celui-ci engendre et supporte des cheminements intellectuels, la suite du dossier se concentre davantage sur l’étude de trajectoires spirituelles individuelles, souvent teintées de religiosité. Cette réflexion s’appuie majoritairement sur l’étude d’écrits intimes — de la correspondance aux carnets et à la poésie lyrique — propices à l’expression de l’intériorité et des doutes concernant la voie à suivre pour connaître Dieu ou retrouver le soi. Ici encore, le dialogue entre des textes de différentes époques permet d’abord de mettre de l’avant les similitudes et les différences formelles et conceptuelles entre deux parcours mystiques féminins, l’un du XVIIe siècle et l’autre du XXe siècle, puis d’envisager deux parcours poétiques québécois situés chacun aux seuils de la première moitié du XXe siècle.

Stéphanie Guité-Verret analyse dans la Relation de 1654 et la correspondance de Marie de l’Incarnation les paradoxes d’un voyage au Canada effectué par une religieuse cloîtrée, de même que l’oscillation entre le monde terrestre et le monde spirituel qui en découle. En s’attachant à la cartographie de l’intériorité qui se dessine dans les écrits de l’Ursuline, S. Guité-Verret explique que la fondation d’un nouveau lieu religieux conduit celle-ci à l’anéantissement de soi par l’expérience mystique : alors même qu’elle est physiquement arrivée en Nouvelle-France, l’Ursuline poursuit son errance vers l’ailleurs divin où elle souhaite se perdre. Tandis qu’il y a chez Marie de l’Incarnation un double trajet, soit la traversée en bateau et l’errance mystique, celui auquel s’attache Tasnîm Tirkawi dans l’œuvre de Simone Weil est exclusivement spirituel. Sans se déplacer physiquement, Weil circule entre des traditions intellectuelles et culturelles diverses dont elle s’imprègne pour définir sa propre voie. Selon T. Tirkawi, la philosophe élit la méthode platonicienne comme moyen d’élévation à la connaissance spirituelle, puis dispose son âme à la reconnaissance du divin en se nourrissant de la souffrance christique. C’est alors son regard sur le monde qui porte la trace de son transport vers Dieu. La lecture comparative des poèmes d’Émile Nelligan (1914) et d’Alain Grandbois (1944) que propose Marie-Hélène Perron nous apprend encore qu’un trajet peut être une fuite vers un ailleurs qui permet d’atteindre le soi. Nonobstant les différentes méthodes mobilisées par ces poètes vis-à-vis l’incorporation (ou l’absence d’incorporation) de références asiatiques dans leurs textes, l’autrice montre que chacun recourt à un imaginaire qui lui est culturellement éloigné, non pas dans une tentative d’aller vers autrui, mais plutôt pour échapper au temps et pour se retrouver soi-même. Le voyage vers un ailleurs est ici loin d’être synonyme d’un effort de communier avec le divin, contrairement aux écrits de Marie de l’Incarnation ou de Simone Weil : il présente plutôt un type de pérégrination vers l’intime, qui revient vers une intériorité poétique telle une boucle.

Les formes du trajet géographique, intellectuel et spirituel sont reprises dans le troisième pan du dossier, dans lequel le regard des autrices est davantage porté vers les motifs thématiques qui parcourent les œuvres. Dans son article, Francesca Caiazzo interroge la trajectoire du thème de la sexualité dans les romans d’Abdellah Taïa, ce qui l’amène à y distinguer trois cycles. Ces différents moments, qui rythment la production littéraire de l’écrivain, témoignent d’une progression dans son traitement du thème de la sexualité : au fil de ses œuvres, ce thème dévoile une dimension politique qui devient de plus en plus importante, traçant un passage de l’individuel au collectif. Pour sa part, Emilie Ollivier se penche sur Le Tramway (2001) de Claude Simon, insistant moins sur la notion de trajet comme passage ou traversée, mais plutôt en tant que retour. Elle s’attarde au mouvement de la remémoration, dressant un parallèle entre le circuit effectué par le Tramway et le trajet mémoriel que dessine la narration. Selon l’autrice, l’écriture de C. Simon est une invitation à réfléchir à la possibilité d’arriver à la fin du trajet, pour immédiatement constater que celui-ci est constamment à refaire.

Les idées du trajet rétrograde et de la reprise se retrouvent également dans les essais de ce dossier et ces textes à forme libre permettent de proposer des pistes de lecture plus personnelles. Mobilisant un appareil conceptuel fourni par Gilles Deleuze et Félix Guattari, Ulysse Carrière-Bouchard déchiffre les épinicies de Pindare pour y découvrir un « vide autour duquel s’organise l’ode ». En analysant la poésie de Pindare comme une ritournelle, l’auteur met au jour une structure immanente, un trajet qui n’a ni début ni fin, mais qui existe sous la forme de cercles concentriques : chaque anneau, tout en s’agrandissant, cède la place au suivant, conservant un périmètre fermé, mais dynamique. Rachel LaRoche observe elle aussi l’absence d’une progression linéaire dans le recueil d’essais Chemin faisant de Jacques Brault (1975, réed. 1992). Suivant de près l’écriture de ce critique, l’autrice comprend l’invitation qui lui est lancée : celle de « s’égarer pour parvenir à suivre une pensée toujours errante, fuyante ». L’analyse de ces essais met surtout en évidence le fait qu’un·e critique littéraire trace bel et bien un trajet dans son écriture. En ce sens, la critique littéraire doit être pensée comme création littéraire, instigatrice d’un nouveau parcours réflexif auquel le lecteur ou la lectrice est convié·e.

L’invitation lancée par le geste créateur est ce qui est au cœur de la démarche cinématographique de Félix Lamarche, cinéaste québécois indépendant. L’entretien qu’il nous a accordé conclut ce dossier consacré au trajet en revisitant certains des éléments qui sont soulevés par d’autres contributeurs·rices, tout en nous fournissant de nouvelles pistes pour approfondir une réflexion qui ne fait que s’entamer. Au cours de notre discussion, nous avons cherché à comprendre les liens développés dans son œuvre entre des trajets géographiques effectués par différents groupes de personnes — les équipages d’une expédition scientifique ou d’un cargo commercial, ainsi que des Gaspésien·ne·s exproprié·e·s de leurs terres — et les parcours de vies plus intimes qui s’y ancrent, s’y développent, s’y entremêlent. En s’essayant au documentaire aussi bien traditionnel qu’expérimental et en passant par la forme de l’essai documentaire, Lamarche exprime les multiples formes que peut prendre l’attention au sensible et invite le spectateur ou la spectatrice à le suivre dans ses propositions artistiques. Alors même que les enjeux politiques sont bien présents dans la trame narrative de ses films, sa caméra s’arrête le plus souvent sur la houle de la haute mer ou la cime des épinettes noires, tandis que les voix — tant celle du narrateur que celles des personnages — parlent en premier lieu de sentiment et offrent une réflexion plus sensible que théorique sur la complexité du rapport de l’être humain à la Nature. Bien conscient d’engager une méditation personnelle, le cinéaste fait fi de tout dogmatisme et insiste sur son rôle de « filtre » pour autrui.

Cette image du filtre, à travers laquelle le ou la récepteur·rice est invité·e à passer pour poursuivre son propre trajet interprétatif, nous semble capitale pour concevoir le geste critique qu’adopte ce dossier. Ni définitive, ni circonscrite, la réflexion s’oriente autant vers le trajet de gestes créatifs que vers la réception postérieure des œuvres et reste à poursuivre, car les cheminements erratiques, mémoriels et à la croisée de l’individuel et du collectif sont une pierre de touche de l’orientation critique que nous avons souhaité initier. Pour paraphraser Anne Hébert, il est inutile de se demander où mènent les routes, car c’est pour le trajet qu’il faut partir. Aucune célébration commune n’est pour le moment possible et qui sait quand un rassemblement physique sera de nouveau envisageable ? Tenons-nous en alors à ce nouveau cheminement critique, car celui-ci nous conduira, tôt ou tard, à la fête.


  1. Anne Hébert, « L’ange de Dominique », in Le torrent, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2012 [1963], p. 45‑70, p. 47.

  2. Jean Starobinski, La relation critique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2001 [1984], p. 28.

  3. « Trājĭcĭō », Gaffiot.org.

  4. « 2 trājectŭs », Gaffiot.org.

  5. « Trajet, première et deuxième définition », Centre national des ressources textuelles et lexicales.

  6. Voir notamment les ouvrages de Normand Doiron, L’art de voyager : le déplacement à l’époque classique, Sainte-Foy et Paris, Presses de l’Université Laval et Klincksieck, 1995, de Réal Ouellet, « Pour une poétique de la relation de voyage », in Écrire des récits de voyage (XVe-XVIIIe siècles): esquisse d’une poétique en gestation, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 17‑40, ou encore de Pierre Rajotte, Le voyage et ses récits au XXe siècle, Québec, Éditions Nota bene, 2005.


Candidate au doctorat au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, Emma Gauthier-Mamaril s’intéresse aux enjeux liés à la pratique épistolaire des femmes de l’Ancien Régime. Ses recherches actuelles, supervisées par Judith Sribnai (Université de Montréal) et Nathalie Freidel (Wilfrid Laurier University), portent sur le lien entre la participation des femmes aux sphères savantes du XVIIe siècle français et le traitement du corps dans leurs lettres. En 2019, elle dépose une thèse de maîtrise à l’Université d’Ottawa intitulée « Madame de Sévigné moraliste : regard anthropologique et écriture épistolaire ». La même année, elle cosigne un article avec N. Freidel dans Rabutinages intitulé : « La correspondance Bussy-Sévigné dans Épistolières 17 : usages épistolaires et outil numérique ».

Formée en littérature française et en histoire de la philosophie à l’ENS de Lyon, Madeleine Savart réfléchit aux enjeux tant littéraires et philosophiques que socio-politiques et anthropologiques présents dans les débats sur la langue au XVIIe siècle. Après avoir travaillé sur l’œuvre romanesque de Cyrano de Bergerac sous la direction de Michèle Rosellini, elle a été reçue à l’agrégation de lettres modernes (2018) et est actuellement étudiante en doctorat des littératures de langue française. Elle s’intéresse à la question des représentations des langues étrangères et imaginaires dans les récits de voyages francophones du XVIIe siècle et à la place de cette altérité linguistique dans l’imaginaire linguistique français, sous la direction de Delphine Reguig (Université Jean Monnet – France) et de Judith Sribnai (Université de Montréal – Canada).

 

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