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Divagations d’une pensée

Sur Chemin faisant de Jacques Brault

Rachel LaRoche, 2e cycle, Université de Montréal

Résumé : Je me propose de m’intéresser à la métaphore que constitue le trajet dans le recueil d’essais Chemin faisant de Jacques Brault, ouvrage dans lequel l’écrivain, par la pratique du commentaire, revient sur des écrits passés et prolonge sa réflexion. J’y porte une attention particulière aux notes marginales de Brault, ainsi qu’à la conception du genre essayistique qui se dégage de l’œuvre. Traçant à mon tour mon chemin dans l’œuvre de Brault, je cherche à y saisir la manière dont l’écrivain conçoit la critique littéraire.


Encore écrire sur l’écrire ? Pourquoi, alors que je ne sais pas ? Peut-être pour cette raison même. Certains critiques, eux, ont l’air de savoir. Ils disent : poètes du pays, de la ville ; ou bien, poètes de l’eau, de la mélancolie, que sais-je encore. Je ne sais pas.

Jacques Brault, Trois fois passera1

La critique littéraire, me semble-t-il, force le sujet pensant à se compromettre ; non seulement le·la critique s’expose-t-il au jugement, à la réprimande, mais il·elle accepte aussi, par l’écriture, d’arrêter une réflexion. Car une fois la pensée fixée par le texte, elle ancre une interprétation. À vouloir écrire sur, j’ai l’impression que l’on tend souvent à assigner le texte à des catégories, à affirmer plus qu’on ne suggère. C’est que l’incertitude et l’hésitation du·de la critique ne doit pas se déceler : surtout, ne pas se contredire, ne pas tergiverser – la structure du propos ne doit pas errer, elle doit permettre au lecteur d’y voir clair. Le texte critique, m’a-t-on appris, devrait imposer un trajet de lecture et de pensée précis, lequel repose sur une progression, comme si la réflexion était forcément un élan – linéaire et continu – vers l’avant.

C’est un mouvement inverse que choisit de suivre le poète et professeur émérite Jacques Brault dans son recueil d’essais Chemin faisant2, d’abord paru en 1975, puis réédité en 1994. Plutôt que d’avancer, l’écrivain prend pour parti de revenir sur ses pas, de regarder vers l’arrière, de rebrousser chemin. Comme l’indique l’avertissement précédant les articles de périodiques y étant regroupés, l’auteur a inclus pour la deuxième publication de l’ouvrage, non seulement les « notes marginales » (CF, p. 7) rédigées entre 1971 et 1972 et déjà présentes dans la première édition, mais aussi un post-scriptum datant de 1994. Celui-ci, souligne l’écrivain, est un « dernier regard rétrospectif » (CF, p. 7) sur le recueil, les notes en marge qui accompagnaient déjà le texte constituant un premier retour distancié sur son propre travail.

Parcourant ce recueil, je me dis que Brault m’invite à m’y perdre, car peut-être faut-il s’égarer pour parvenir à suivre une pensée toujours errante, fuyante. C’est que Brault prolonge sa réflexion, déjoue la finitude qu’impose la publication, et ce, autrement que par la réécriture ou la révision. Par l’ajout, l’essayiste poursuit ses idées, ou les fait bifurquer pour les porter ailleurs. Écrire encore, dire davantage et autrement, car la pensée est un « chemin », pour reprendre l’image sous laquelle Brault inscrit une partie de son œuvre essayistique et poétique, de Chemin faisant (1975) à Chemins perdus, chemins trouvés (2012), en passant par La poussière du chemin (1988) et Il n’y a plus de chemin (1990). S’il est certes un sentier sur lequel avancer, ce trajet que dessine Brault est aussi une route que l’on peut arpenter à nouveau, différemment, pour en faire l’expérience autrement.

Avec Chemin faisant, Brault élabore une réflexion qui se prolonge, tant dans le temps que dans l’espace, les commentaires rétrospectifs de l’auteur ne succédant pas seulement au texte, mais s’y juxtaposant à même l’espace de la page. À l’exception du post-scriptum, chacun des essais sur la littérature de Brault devient l’objet de commentaires de la part de l’auteur, lesquels habitent la marge, pouvant même s’étirer sur plusieurs pages. S’ils répondent tantôt directement au texte « premier » – ils en précisent certains passages, en actualisent d’autres –, ils peuvent aussi s’en éloigner pour créer de nouveaux fils de pensée, ou pour laisser place à la parole d’autrui (celle de penseurs et d’écrivains tels que Lukacs, Éluard, Blanchot, Freud, ou Lévi-Strauss). Dans Chemin faisant, différents temps de l’écriture se côtoient donc, les « maintenant » d’aujourd’hui venant marquer un écart avec la parole d’hier, mais s’y mélangeant néanmoins dans un présent ininterrompu, continu, toujours en train de : celui du participe présent qui chapeaute le texte en entier. « Chemin faisant » : l’expression dit la progression, l’avancement, une marche en train de se faire, pour laquelle ne sont connus ni le moment ni le lieu de l’arrivée. Si les différentes parties de l’essai de Brault sont certes diverses et datées – donnant de fait à l’ensemble un caractère discontinu, puisqu’on passe d’une année à l’autre, sans souci de chronologie –, elles se rassemblent néanmoins en un tout, sous cette métaphore que constitue le chemin, laquelle vient donner sens au parcours du critique ainsi qu’au trajet de sa pensée.

Aujourd’hui, je lis Chemin faisant en passant du centre à la marge, j’opère des allers-retours entre la voix d’avant et celle d’après. Invitation à se perdre, ai-je dit, car les yeux ne savent alors plus quel flux de texte suivre : entre la réflexion première (j’entends ici initiale) et les ajouts çà et là, force est de construire son propre parcours, quitte à briser sans cesse la linéarité de sa lecture. Aussi est-ce à travers l’espace du livre que je construis un sens : la forme singulière ouvre à des parcours différents, à de multiples trajets. Parmi toutes ces lectures possibles, on est contraint de s’égarer, d’emprunter des détours, d’opérer des choix. Avec cette œuvre, le travail de lecture devient aussi, pour moi, une opération de sélection : tandis que je prends plaisir à sautiller d’un espace à l’autre, je choisis quoi lire et j’omets parfois certains passages du texte « premier ». Car entre le texte commenté et ses notes marginales, ce sont souvent ces dernières que je choisis de suivre ; ce sont les débordements de l’auteur qui retiennent mon attention. La hiérarchie entre le centre et la marge s’inverse alors, car bien qu’elles soient à côté, je me surprends à recevoir les notes de Brault comme un discours en surplomb.

Cette parole distanciée – qu’elle demande ou non à être lue ainsi – me semble revendiquer l’écart temporel qui la sépare de la première version du texte. À la manière de ces marginalia que décrit George Steiner lorsqu’il élabore sa conception du « lecteur peu commun3 », laquelle repose sur un engagement total envers le texte lu, les notes marginales de Brault attirent le regard. Ces traces d’une lecture – attentive, intéressée, savante –, elles s’autorisent à résister au texte commenté : « [c]e sont les marqueurs actifs du discours intérieur incessant – laudatif, ironique, négatif, argumentatif – qui accompagnent la lecture4 », pour le dire avec Steiner. Les notes de Brault ne font pas qu’ajouter à la réflexion, elles exhibent aussi son caractère errant, changeant, hésitant. Elles me semblent en cela audacieuses et dissidentes. « L’auteur de marginalia, est, à l’état naissant, le rival de son texte5 », soutient Steiner, car les marginalia ne sont pas au service du texte, elles ne se soumettent pas à une hiérarchie des discours qui les rendraient inférieures, ou simplement auxiliaires. Les notes marginales acquièrent en cela une forme de puissance, laquelle « rivalise » véritablement avec la centralité du texte commenté, celui qui devait être, celui qui était là, avant. Par leur manière de concurrencer le texte « premier », les notes de Brault me semblent produire un effet semblable aux marginalia de Steiner ; elles permettent, au sein même de la page, de superposer à un texte un autre point de vue, une autre pensée. En cela, elles disent le mouvement et le conflit qui animent forcément toute pensée critique. Le texte de Brault me montre alors qu’une critique moins assurée et moins rigide est possible, puisqu’entre hier et aujourd’hui, des incertitudes peuvent émerger.

Se relisant, Brault « remonte le cours de [s]es lectures, […] et noue des complicités dont maintenant [il] [s]’étonne » (CF, n., p. 125). C’est que le recul, dans Chemin faisant, provoque parfois certains soubresauts de la mémoire ; le passé peut surgir de manière imprévue au sein du présent de l’écriture pour la faire bifurquer. Ainsi, par la réminiscence, la pensée du critique littéraire emprunte de nouvelles voies. Expérience du temps et dans le temps, la réflexion n’est pourtant pas, chez Brault, à l’abri d’un sentiment de fatigue et d’épuisement – à l’image du corps et des sens qui s’usent – puisque, sur le chemin que constitue la pensée, « [o]n […] vieillit à chaque pas, on a le sentiment pour le moindre tournant un peu difficile à négocier, d’être dépassé, laissé pour compte. » (CF, n., p. 84) Pour l’essayiste, l’expérience ou l’âge ne signifient donc pas que le sujet y voit plus clair. « Vingt années d’écriture, sans trop de talent ou d’habileté, vingt ans – une génération – pour aboutir à la conviction que je n’y suis pas » (CF, n., p. 14), déplore-t-il, en insistant toujours sur la durée dans laquelle s’inscrivent la réflexion et l’écriture. Le temps, me dit ce passage, ébranle le sujet pensant, confronte l’essayiste à lui-même, de même qu’à l’incertitude et à un sentiment d’échec.

« [L]a pensée ne progresse pas avec l’âge en ligne continue » (CF, p. 196), soutient d’ailleurs Brault dans le texte de clôture de Chemin faisant, inscrivant la réflexion critique dans un temps long, celui d’une vie, en plus d’exprimer son refus de considérer la pensée comme un mouvement linéaire. Au contraire, suggère-t-il, « [e]lle serait plutôt errante et zigzagante, volontiers quémandeuse et même chapardeuse, connaissant tout emmêlés, de bons et de mauvais jours. » (CF, p. 196) Imprévisible et capricieuse, la pensée forcerait le critique à emprunter des tournants et des détours. Le rapprochement entre le genre essayistique et l’image de la marche ou du chemin – accidenté, tortueux – n’est pas étonnant, puisque l’essai est cette forme informe qui permettrait à la pensée, entendue comme mouvement, de s’exprimer sans se fixer. « Écriture vagabonde refoulée aux marges de la littérature, l’essai s’engage sur un terrain miné, il se déplace à tâtons, véhément et nonchalant, il ne se porte garant que de son à-peu-près » (CF, p. 202), écrit le critique littéraire à propos du genre qu’il investit. L’essayiste serait donc celui qui, presque à l’aveuglette, tracerait sa voie dans une connaissance toujours incertaine. L’image du vagabondage m’apparaît d’ailleurs éloquente : si elle met de l’avant l’idée, plutôt convenue, selon laquelle l’essai serait « hors-la-loi », qui refuserait les règles et les conventions, elle suggère surtout le déplacement, la mouvance essentielle à la pensée.

D’une manière qui m’apparaît semblable à ce que décrit Brault, pour l’écrivain Fernand Ouellette, l’essayiste serait « un être de la divagation6 » qui emprunte « la voie de l’errance7 ». Il progresserait sans tout à fait savoir où il en arrivera, s’écartant parfois de son sujet ; les différents fils de sa pensée paraîtraient tantôt ordonnés, tantôt emmêlés et dissonants. Dans le texte autant que dans les marginalia de Brault, je retrouve cette tendance à rêvasser, à déraisonner ou à « divaguer », car l’essayiste n’aspire pas à produire une connaissance véridique et incontestable. « L’art de l’essai n’atteint ultimement qu’à la suggestion8 », soutient-il justement en 2012, dans le texte d’ouverture de son ouvrage Chemins perdus, chemins trouvés. Pour lui, lire, écrire, critiquer et penser, ce n’est jamais parvenir à réellement savoir quelque chose ; le critique n’énonce jamais, n’affirme jamais, il « cherche à savoir, le plus et le mieux possible » (CF, n., p. 68, je souligne).

Dès 1964, Brault prétend que « [l]a contradiction est au cœur de la critique » (CF, p. 59), refusant de fait d’en proposer une définition qui aurait en son centre la clarté, la cohérence ou la certitude. Dans ses essais, il s’autorise donc à « tourn[er] le dos aux rituels de la critique » (CF, p. 163), à refuser ces règles qui régiraient une critique littéraire trop souvent normative : « Rester dans le ton qui ne gêne pas. [S]’en tenir à la note juste. Faire preuve d’objectivité. De retenue. Et dire avec précaution les seules choses qui […] semblent vérifiables. » (CF, p. 163) Tous ces impératifs de la critique « traditionnelle » qu’il liste, Brault choisit de les balayer, pour plutôt risquer de « [s]’exposer” » (CF, p. 163). Il privilégie une relation intime, voire affective, avec les œuvres qu’il étudie : « un peu comme un musicien ou un comédien, j’interprète le texte, je le joue sur moi, en moi, mais pour une tierce personne (unique, nombreuse) et cette finalité me garde (devrait me garder) de prendre pour des vérités de simples opinions » (CF, n., p. 68-69), écrit-il. Moins un discours en-dehors du texte que l’expression d’un rapport de proximité avec lui, la critique littéraire me semble constituer, pour Brault, une création – personnelle et individuelle – qui actualise l’un des nombreux sens d’une œuvre. Et comme en témoigne l’image du jeu du musicien ou du comédien, c’est par l’art, ou plutôt en artiste (et non en intellectuel ou en savant), que Brault prétend lire, car la critique littéraire serait avant toute chose une « lecture créatrice » (CF, p. 71).

Traçant à mon tour un chemin dans l’œuvre de Brault, je m’autorise à y vagabonder à choisir mon propre parcours. J’accepte alors de ne pas tout saisir ce que l’essayiste me propose. La critique littéraire, me dit Chemin faisant, ne relève pas strictement de la raison et de l’intellect, car elle engage le sujet dans une marche ; elle est corps et pensée, affect et langage. Je lis Brault dans l’espoir de comprendre le geste critique, d’apprendre à mieux parler des textes, à mieux écrire sur l’écrire. Or ce qu’il me dit, c’est de ne pas en parler, mais de parler avec les œuvres ; de répondre au texte comme on converse avec un ami, attentivement et joyeusement. Car la lecture, bien qu’elle nous épuise et nous malmène parfois, reste réjouissante : elle « inaugure en nous la fête d’un langage qui prend notre corps et nous donne son âme. Pour qui a lu au moins une fois dans sa vie, cette fête demeure sans fin. » (CF, p. 70) Non pas tournée vers le passé, bien qu’elle porte en elle la conscience du chemin parcouru, la lecture du critique s’inscrit dans un présent qui ouvre vers l’avenir, parce qu’elle est à son tour création, écriture.

Bibliographie

BRAULT, Jacques, Chemin faisant, Nouvelle édition avec un post-scriptum inédit, Montréal, Québec, Boréal, coll. « Papiers collés », 1994 [1975].

BRAULT, Jacques, Chemins perdus, chemins trouvés, Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 2012.

BRAULT, Jacques, Trois fois passera ; précédé de Jour et nuit, Saint-Lambert, Éditions du Noroît, 1981.

OUELLETTE, Fernand, « Divagations sur ”l’essai” », Études littéraires, Vol. 5 / 1, 1972, p. 9‑13.

STEINER, George, « Le lecteur peu commun », in Passions impunies, Trad. Louis Evrard et Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 1997, p. 11‑36.


  1. Jacques Brault, Trois fois passera ; précédé de Jour et nuit, Saint-Lambert, Éditions du Noroît, 1981, p. 73.

  2. Jacques Brault, Chemin faisant, Nouvelle édition avec un post-scriptum inédit, Montréal, Québec, Boréal, coll. « Papiers collés », 1994 [1975]. Les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle CF, suivi du numéro de la page. Pour les citations prélevées dans les notes marginales et non dans le corps du texte, le sigle « n. » précédera le numéro de la page.

  3. George Steiner, « Le lecteur peu commun », in Passions impunies, Trad. Louis Evrard et Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 1997, p. 11‑36.

  4. Ibidem.

  5. Ibidem, p. 19.

  6. Fernand Ouellette, « Divagations sur ”l’essai” », Études littéraires, Vol. 5 / 1, 1972, p. 9‑13, p. 12.

  7. Ibidem, p. 13.

  8. Jacques Brault, Chemins perdus, chemins trouvés, Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 2012, p. 11.


Rachel LaRoche est étudiante à la maîtrise en littératures de langue française à l’Université de Montréal, sous la direction de Martine-Emmanuelle Lapointe. Son mémoire porte sur la déconstruction de l’imaginaire du voyage dans les romans Six degrés de liberté de Nicolas Dickner et Document 1 de François Blais. Elle est collaboratrice à la revue Spirale et co-rédactrice en chef de la revue Fémur.

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